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ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
COMAAERCIALES
DE MONTRÉAL
BIBLIOTHEQUE
NO
COTE
LA
SCIENCE SOCIALE.
TTPOORAPlllE F1HM1N-D:D0T ET C'". — MESN:L (EURE).
LA
SCIENCE SOCIALE
SUIVANT LA MÉTHODE DE F. LE PLAY.
Directeur : M. EDMOND DEMOLINS.
6' Année. — Tome XII.
.UOlriEOTlEtiF
PARIS,
BUREAUX DE LA REVUE,
LIBRAIRIE DE FIRMIX-DIDOT ET C^\
IMPRIMEURS DE l'iNSTITUT, RUE JACOB, 56.
1891.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lasciencesociale12soci
QUESTIONS DU JOUR.
LA
FRANCE EN INDO-CHINE*.
I.
NOS PROCÉDÉS DE COLONISATION ET DE GOUVERNEMENT.
J'ai montré comment la colonisation française en Algérie, en
état permanent de crise, prenait toutes les allures d'un échec
assez pénible pour notre amour-propre, et surtout fort inquiétant
pour notre avenir.
Cette excursion dans le domaine colonial de la France m'a
donné envie d'en voir davantage, et j'ai continué mon explora-
tion, m'occupant cette fois des atïaires de l'Indo-Chine.
L'Indo-Chine mérite d'ailleurs qu'on s'intéresse à sa situation,
car nous avons assumé là-bas une responsabilité fort lourde.
(1) Ouvrages a consulter : J. Silvestre : l'Empire d'Annam et le peuple Anna-
mite, in-12, 1889 ; lafroduction à l'étude du droit annamite, ap. Annales de l'École
des Sciences politiques, 1889-1890. — H. Mager, Cahiers coloniaux de 1889; Paris,
Colin, 1889, in-12. — E. Luro, le Pays d'Annam, 1879, 1 vol. — DeLanessan, l'Indo-
Chine française, 1889, 1 vol. — J. Laffitle, la Vérité sur le Tonkln, l'Annam, etc.,
1888, 1 vol. — P. Vial, les Premières années de la Cochinchine, 1 vol. — J. Fein-,
le Tonliin et la mère patrie, 1890, 1 vol. — P. Vial, Un Voyage au Tonkin, 1887,
1 vol. — J. Chailley, P. Bert au Tonkin, in-S", 1 vol. — P. Bourde, de Paris au
Tonliin, 1 vol. — A. Mahé de la Rourdonnais, Un Français en Birmanie, 188G,
1 vol.
LA SCIENCE SOCIALE.
Vingt à vingt-cinq millions d'indigènes voient leur sort remis
entre nos mains. Il dépend de nous qu'ils soient livrés à tous les
hasards de la guerre, ou bien qu'ils jouissent du bienfait de la
paix. Leur progrès moral et leur développement matériel sont éga-
lement à notre discrétion. Réussissons-nous à maintenir la paix,
à favoriser le progrès, à développer la prospérité parmi ces po-
pulations soumises à notre action? La question vaut, je pense, le
temps et la peine d'un examen attentif.
En second lieu, nos intérêts à nous autres Français, auxquels
il nous est bien permis de songer, sont engagés là-bas dans
une assez large mesure pour nous inspirer de sérieuses préoccu-
pations. Ce n'est pas tout que de dominer un peuple, encore faut-il
être certain de ne l'avoir pas à dos en un jour d'embarras. Il est
bon de voir aussi les résultats directs de cette domination au point
de vue de notre avantage matériel; nos sacrifices sont-ils com-
pensés par des profits convenables? Pouvons-nous estimer du
moins que cette compensation soit probable? Est-elle même sim-
plement possijjle? Voilà les questions diverses et graves, qui se
présentent à notre examen. Essayons de les résoudre d'une façon
précise et complète; et, d'abord, demandons-nous dans quelle
mesure et à quelles conditions nous pouvons coloniser l'Indo-
Chine?
I. POUVONS-NOUS COLONISER L INDO-CHINK
ET PAR QUELS PROCÉDÉS?
La grande péninsule indo-chinoise se subdivise politiquement
en trois fractions distinctes : la Birmanie anglaise, à l'ouest; le
Siam indépendant, au centre; l'Indo-Chine française, à l'est.
Celle-ci comprend elle-même trois parties : la Cochinchine, co-
lonie française; le Cambodge et l'Annam, royaumes protégés. On
pourrait même distinguer une quatrième partie, le Tonkin, dont
la situation mixte participe à la fois du régime colonial et du
protectorat .
Toute cette région, et particulièrement celle qui nous intéresse,'
LA FRANCK KN IMjO-CllINt:. V
présente ce caractère essentiel, d'être formée d'arêtes monta-
gneuses qui se détachent en éventail des nœuds thibétains, et en-
tre lesquelles les eaux abondantes et torrentielles des tropiques ont
étalé d'immenses alluvions. Ces alluvions forment des plaines bas-
ses, périodiquement inondées par les fleuves ou détrempées par
les pluies, par conséquent toujours humides. Joignez à cela
une chaleur toujours grande, souvent excessive, molle, énervante
et anémiante, et vous aurez une idée de ce climat, que l'Euro-
péen ne peut habiter longtemps sans en souffrir. Le Tonkin
fait cependant exception à ce régime; il jouit d'une saison tem-
pérée qui repose le corps et ramine les forces. Aussi n'est-il pas
rare de voir des Européens, des missionnaires notamment, ré-
sider vingt ans et plus au Tonkin sans trop en pàtir, tout en se
livrant à de pénibles travaux. Mais le Tonkin représente la moin-
dre partie de l'Indo-Chine française; on lui attribue 11.000 kilo-
mètres carrés seulement de superficie. La population y est d'ail-
leurs très dense.
Il est utile de noter que les hauteurs elles-mêmes sont malsaines,
parce qu'elles sont sont en général boisées, c'est-à-dire couvertes
d'une couche de débris végétaux en état de fermentation continue
sous la double action de la chaleur concentrée et de l'humi-
dité. On ne tarde guère à y contracter la fièvre des bois.
Il résulte de tout ceci que le régime climatérique de la région
s'oppose nettement à une colonisation européenne régulière.
Tous les voyageurs sont d'accord sur ce point. Le docteur de
Lanessan, entre autres, après avoir visité le pays, écrit : « Ni la
Cochinchine, ni le Cambodge, ni l'Annam, ni même le Tonkin,
malgré l'hiver dont il jouit, ne se prêtent à l'acclimatement de
l'Européen. Celui-ci ne peut y vivre qu'à la condition d'éviter
les fatigues de toute sorte, et d'aller de temps à autre retremper
sa santé sous le climat de la patrie. »
Voilà un premier, permanent et grave obtacle à la colonisation
régulière par des Européens : il résulte de la condition physique
même de la région. Il en est un autre non moins sérieux : ces
pays sont occupés, et ils le sont à un point dont nous n'avons pas
ridée dans nos contrées, qui passent cependant pour si avancées
8 LA SCIENCE SOCIALE.
et si riches. Bien souvent un seul hectare de sol cultivable doit
nourrir dix personnes. Donc, la place est prise par une race agri-
cole, race par conséquent très fortement attachée au sol dont elle
vit, dont elle est propriétaire; une persécution atroce pourrait
seule l'écarter de ses foyers et de ses champs.
Mais, si les Européens n'ont que peu de chose ou même rien à
faire dans ces pays comme colons proprement dits, ils peuvent en
obtenir, par un autre procédé, de sérieux profits. En effet, nous
venons de dire que la population indo-chinoise est surtout agricole.
Par suite, son industrie est extrêmement arriérée par rapport à
la nôtre. Les Annamites fabriquent encore au foyer domestique
un bon nombre d'articles de consommation ménagère. Les fem-
mes filent et tissent le coton indigène, décortiquent le riz, etc.
Le bambou, aux multiples applications, facilite singulièrement
le jeu de cette organisation primitive. Quant aux objets de fa-
brication qu'il est impossible de produire sans aptitude spéciale,
on les demande aux artisans dispersés dans les villages, ou bien
au commerce.
D'un autre côté, les Annamites produisent certains articles
agricoles au delà de leurs besoins. Quelques-uns de ces articles,
comme la soie, la cannelle, le café, le cardamone, le poivre,
sont recherchés partout et trouvent un débit assuré.
L'Indo-Chine française offre donc tous les éléments d'un com-
merce actif et riche. Les transports y sont facilités sur bien des
points par le réseau fluvial très serré qui couvre le pays; le
principal cours d'eau du Tonkin, le fameux fleuve Rouge, ouvre
même, paraît-il, un moyen de communication direct et écono-
mique entre la mer et la Chine méridionale, au travers du massif
montagneux de la frontière. Le pays fournit des produits re-
cherchés et assez abondants. La population, relativement aisée
quand elle vit et travaille en paix, accepte avec empressement les
articles manufacturés d'Europe, pourvu qu'on les lui ofl're à
bon marché et selon ses goûts. Notons enfin que la condition so-
ciale de la race offre encore au commerce un précieux avantage.
C'est là en effet une population communautaire, c'est-à-dire essen-
tiellement stable dans ses goûts comme dans ses traditions. Aussi,
LA FRANCE EN INDO-CIIINE. 9
lorsque Tindustrie s'est organisée une fois pour la satisfaire, il
y en a pour longtemps ; les cliangemenis brusques, les caprices
de la mode ne sont guère à craindre chez les Annamites. Mais,
précisément pour la même raison, il faut se conformer dans la
forme, la couleur et la qualité du produit à leurs habitudes
séculaires, sinon ils ferment leur bourse, vont porter leur pra-
tique ailleurs, ou même s'en tiennent à leur fabrication ména-
gère plutôt que d'accepter des innovations qui les troublent.
Les Européens, et spécialement les Français, s'ils ne peuvent
espérer de s'établir en Annam comme colons, sont au moins à
même de trouver là une clientèle étendue, aisée en règle, essen-
tiellement stable, pouvant offrir, en échange des produits ma-
nufacturés d'Europe, un fret de retour avantageux, d'où un
double profit. Notons encore que le sol de l'Indo-Chine renferme
sur divers points des gisements carbonifères ou métalliques assez
riches, dit-on, dont les indigènes ne savent pas organiser l'exploi-
tation en grand, mais qu'ils peuvent fort bien mettre en valeur
sous une direction européenne. Voilà donc réunis beaucoup d'é-
lémenls de prospérité pour des colons marchands.
Celte catégorie de colons n'a pas, sans doute, la stabilité, la
vigueur des colons agricoles. Ils campent dans le pays qu'ils ex-
ploitent, s'y enrichissent, puis reviennent dans leur patrie sans
laisser une trace profonde de leur passage. Par suite, ils ne peu-
vent réaliser la conquête sociale, l'assimilation d'une race sou-
mise. Mais lorsque le milieu s'oppose, comme dans le cas qui nous
occupe, à l'établissement dune autre catégorie de colons, une
race dominatrice bien organisée peut encore tirer de sérieux
avantages du système de l'exploitation commerciale. Et cela,
bien entendu, sans que la race indigène ait à en souffrir; sinon,
l'exploitation devient inique et précaire.
La France a-t-elleau moins fourni à l'Indo-Chine des colons mar-
chandscapablesd'en conduire l'exploitation dansles conditions que
nous venons d'indiquer? Elle lui en a envoyé, mais bien peu. Un
sous-secrétaire d'État des colonies déclarait récemment, au cours
dune discussion parlementaire, que dans la colonie déjà ancienne
de Cochinchine, avec une population totale de près de deux
10 LA SCIENCE SOCIALE.
millions crames, on trouvait environ seize cents Français, dont
quatorze eents fonctionnairo^. On voit que la proportion des in-
dividus adonnés aux affaires est faible. Ces rares commerçants
ont-ils su, du moins, absorber la meilleure part du commerce in-
ternational de la région?
Pour y réussir, il eût fallu qu'ils fussent dressés par leur
formation sociale à de telles entreprises. Or ils ne le sont guère.
C'est répéter un lieu commun, que de dire que tout chez nous,
et cela depuis bien longtemps, est calculé pour refouler, pour
étioler les initiatives, en matière économique comme en tant
d'autres. Depuis les monopoles et les règlements du colbertisme,
jusqu'aux exigences des lois maritimes contemporaines, il semble
que les pouvoirs publics aient pris spécialement à tâche de dé-
courager le commerce de mer. La décadence bien constatée de
ce commerce leur a inspiré, il est vrai, l'idée lumineuse de le
relever au moyen de primes directes (1), ou indirectes (2). Mais
ce moyen n'a réussi qu'à engourdir davantage les individus, à
les accoutumer plus que jamais à compter sur l'Etat, c'est-à-dire
sur la communauté : et l'on sait quelle attraction la vie de com-
munauté, avec sa facile imprévoyance, exerce sur les esprits
faibles ou paresseux. Il en est résulté, chez les commerçants fran-
çais, une inaptitude bien reconnue à lutter dans l'arène du négoce
international avec des rivaux mieux armés. Je ne formule ici, bien
entendu, qu'une règle générale; elle comporte d'honorables ex-
ceptions; mais je crois que personne n'oserait en contester ni la
vérité d'ensemble, ni la mauvaise influence sur notre mouve-
ment d'affaires à l'extérieur. Le fait a été constaté et répété à
satiété partout.
Cette infériorité bien constatée de notre commerce se retrouve
naturellement en Indo-Chine comme partout. Dans la réalité des
choses, si nous dominons politiquement ces pays, si nous les rete-
nons à grands frais sous notre direction, ce sont surtout des
étrangers qui les exploitent. La statistique annuelle, dressée par
les douanes françaises qui enveloppent notre Indo-Chine, le
(1) Piiincs à la navigalion ou à la consliiiction maritime.
(2) Surtaxes, droits de port, tarifs différentiels, etc.
LA FRANCK K.N INDO-CIII.NE. 11
constate impitoyablement. En 18S8. le mouvement commercial
s'est ainsi établi :
Totales. Françaises.
Exportations (i8 millions de francs. 2 millions de francs.
Importations 71 — il —
Nous avons acheté cette année pour un peu plus de deux mil-
lions de francs de produits annamites sur 71 millions de sorties;
et nous avons introduit pour 11.200.000 francs d'articles fran-
çais sur 68 millions d'entrées. Encore faut-il noter que sur ces
11 millions une bonne part est représentée par des articles
étrangers, devenus français par importation dans la mé-
tropole ou dans une autre colonie et réexpédiés en Indo-
Chine !
En 1889, M. de Lanessan disait dans un livre retentissant : « Le
fait important qui se dégage de l'examen des statistiques com-
merciales de rindo-Chine, cest la prépondérance dont jouit Ir
commercp étranger dans nos établissements indo-chinois, pour les
exportations comme pour les importations. En 1887, la valeur
des importations faites par la France ne dépasse pas 15 millions
de francs, tandis que celle des importations de l'étranger atteint
68 millions et demi. Les exportations de l'Indo-Chine en France
ne dépassent pas douze cent mille francs, tandis que les expor-
tations à l'étranger approchent de 55 millions de francs (1) ».
Le même auteur dit encore : « Les flanelles bleues et les coto-
nades blanches avec lesquelles sont faits les uniformes des offi-
ciers et les vêtements de tous les fonctionnaires, sont entièrement
d'origine anglaise... L'examen des statistiques permet de cons-
tater que les marchandises étrangères importées en plus grande
quantité sont particulièrement celles que les indigènes consom-
ment. »
Le Directeur des Douanes du Tonkin disait récemment dans
un document officiel : « Comme les années précédentes., les cotons
filés proviennent de Bombay, les cotonnades nous sont fournies
i\) 11 est bon de rappeler que, M. de Lanessan ayant été nommé récemment gou-
verneur général delIndo-Chine, ce fait donne à ses critiques une portée considérable.
12 LA SCIENCE SOCIALE.
par les fabriques de Manchester. Malgré les droits actuels variant
de 25 à 30 ^, les produits français ne peuvent pas encore lutter
pour le bon marché contre ceux de Flnde et de l'Angleterre :
A prix égal, ces derniers seront même très probablement préférés,
parce que leurs dimensions, leurs couleurs et leurs dessins con-
viennent bien aux Annamites ».
M. de Lanessan indiquait le même fait en ces termes, parfaite-
ment précis : « Les tissus figurent au premier rang des objets
d'importation consommés par les Annamites et Cambodgiens...
0)' ils viennent presque en totalité de f étranger... On pourrait
même démontrer non seulement que la France ne fournit pas des
tissus aux indigènes de la Cochinchine, mais encore que les
Européens de notre colonie consomment à peu près exclusive-
ment des tissus étrangers. Cela est vrai cF ailleurs jjour beaucoup
(V autres produits d'importation ».
Le fait est donc certain : nous avons en Indo-Chine bien peu
de colons négociants, et la métropole ne fait avec la région, par
leur intermédiaire, qu'un commerce insignifiant. Et ce n'est pas
tout encore : que deviendrait donc ce commerce, si nous n'avions
pas là-bas une petite armée et de nombreux fonctionnaires? Evi-
demment il tomberait à rien ou peu s'en faut. Bien souvent nos
agents et nos officiers se fournissent d'articles étrangers, mais ils
n'en consomment pas moins une certaine quantité d'articles fran-
çais, qu'ils sont seuls à demander. Il en résulte que les contribua-
bles français, pris en masse, sont en définitive obligés de solder
la presque totalité des lîénéfîces réalisés par les quelques maisons
métropolitaines qui opèrent en Indo-Chine, et de payer en outre
les frais d'occupation. On conviendra que la combinaison est peu
économique.
Il faut avouer, du reste, que nos colons négociants ont fort à
faire pour réussir en Indo-Chine. Indépendamment des difficultés
inhérentes à ce genre d'affaires , et de la rude concurrence du
commerce étranger, ils ont encore à se débrouiller au milieu des
difficultés de tous genres que leur crée le régime administratif.
Et ce régime ne leur fait certes pas la partie trop belle. C'est ce
que nous allons démontrer, preuves en mains.
LA l'RANCK E.\ INDO-CHINE. 13
H. — COMMENT NOUS GOUVERNONS l'iNDO-CHINE.
Jamais des commerçants isolés n'ont réussi à fonder au dehors
des établissements coloniaux dignes de ce nom, étendus, durables
et prospères. Pour y réussir ils doivent opérer selon Tune de
ces deux combinaisons :
1° La formation de Cotxpagnies souveraines, dites encore
Compagnies à charte, portant sur un point déterminé tout l'effort
d'une puissante association de capitaux.
On a essayé, en France, de ce procédé; des Compagnies se
sont fondées à diverses époques de l'ancien régime. Elles ont
toutes fini, après une existence assez courte et languissante, par
l'effet de l'abusive ingérence et de la fiscalité ruineuse d'un gou-
vernement jaloux et besoigneux. Depuis un siècle, elles sont pros-
crites par suite de l'étroitesse tatillonne et inintelligente de l'es-
prit bureaucratique, devenu décidément le maître de la situation.
A l'heure qu'il est, et devant le néant lamentable de notre expan-
sion extérieure, on songe bien à revenir au régime des Com-
pagnies. Mais dans quelles conditions ! L'administration veut bien
admettre en principe l'idée de la constitution de Compagnies à
charte, mais à la condition de laisser à l'État un droit d'inves-
tigation permanent et sans limite dans leurs affaires, et de re-
mettre ce droit à de hauts commissaires, investis de pouvoirs
analogues à ceux de nos Consuls en Orient et en extrême Orient
et, à ce titre, représentant le Gouvernement auprès des étran-
gers (1).
Pour bien comprendre la portée de cette proposition, il faut
savoir que nos consuls en Orient sont armés de pouvoirs im-
menses; ils sont à la fois : chargés d'affaires politiques, admi-
nistrateurs, commissaires maritimes, notaires, juges au civil, au
correctionnel et commerciaux, etc. 3Iunis du droit d'investiga-
(1) Rapport au Conseil supthieur des Colonies, par une sous-commission chargée
d'examiner la question des Compagnies coloniales, 1891.
14 LA SCIENCE SOCIALE.
tion sans limites dont nous parlions tout à Iheure, il leur serait
facile d'intervenir dans toutes les affaires des Compagnies pour
les entraver, de leur susciter mille difficultés , et enfin de les
faire échouer. Nous laissons pour mémoire les formalités, les
frais et les taxes qu'on ne manquerait pas d'imposer à ces entre-
prises, et nous concluons hardiment en disant que nous n'avons
aucun espoir dans le succès de Compagnies formées sous un tel
régime, en supposant toutefois qu'on ne le repousse pas comme
trop en dehors encore des idées françaises, et que, le régime étant
admis, quelqu'un se rencontre d'assez osé pour l'essayer.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, jusqu'à présent on n'a pas pu
recourir au système des Compagnies souveraines, et pour cause;
il a donc fallu se contenter de la seconde combinaison, La voici,
avec toutes ses conséquences.
2° Occupation et orç/anisatioii du puii^ pur les jjouro/rs pu-
blics.
C'est précisément le cas de l'Indo-Chine française. Voyons
donc comment ce régime s'est établi et ce qu'il a donné. Et
d'abord , demandons-nous qui nous avons à gouverner là-bas ,
ou bien , en d'autres termes, comment sont organisés nos sujets
indo-chinois.
Les premiers habitants de ce pays , émigrés probablement par
force des régions avoisinantes (1) , durent plier leur mode d'exis-
tence aux exigences du milieu forestier qui les enveloppait, et
devenir de purs sauvages. Plus tard, le pays fut envahi par des
migrations mieux organisées. Des groupes sortis de l'Inde, et
munis d'un organisme social supérieur, pénétrèrent jusqu'au cœur
de la péninsule; ils fondèrent entre le Me-nam et le Me-kong
l'empire resté fameux des K/imers. ou Ciampas. Enfin, un troi-
sième élément, le Chinois, venus du nord cette fois, arrivant à
son tour dans le pays, entra en lutte avec les Ciampas, les refoula
peu à peu et finit par les submerger. Ce long conflit ne s'est ter-
miné qu'au dix-huitième siècle, laissant dans la région un mé-
(1) Quel<ju('s îiiileurs font venir les Annamites des archipels malais. Le contraire
nous semble plus proljaljle et tout porte à croire que les iles furent occupées au con-
traire par des émigrés de la péninsule.
LA FRANCE EN INDO-CIIINE. 15
lange assez confus de ces divers éléments. (V. de Lanessan et
autres.)
Les envahisseurs de l'Indo-Chine, qu'ils vinssent de l'ouest
•)u du nord, appartenaient d'ailleurs à la même formation sociale,
et leur action sur le pays fut sensiblement la môme. Ils se con-
centrèrent dans les terres basses, arrosées et fertiles, et ils refou-
lèrent dans la montagne les iudigènes sauvages, qui y ont sub-
sisté avec la plupart de leurs caractères propres, tout en se
modifiant un peu au contact de populations mieux constituées.
C'est ainsi que les Muonr/s du Tonkin , qui vivent surtout de
chasse, ont cependant des cultures rudimentaires de riz et de
patates; mais ce sont les femmes qui en ont le soin. Les hommes
passent le meilleur de leur temps à fumer, causer et boire du
vin de riz, absolument comme les Nègres de l'Afrique centrale.
Le Cambodge, qui est un pays de plaines, nous offre à ce point
de vue un exemple bien frappant de l'influence du milieu. Dans
cette partie de la péninsule, le sol n'est pas encore affermi. Sur
d'immenses espaces s'étend une mer de boue que l'inondation
couvre presque sans cesse , et où la forêt règne sans par-
tage. Çà et là, des mouvements de terrain forment comme des
ilôts où sont bâtis de pauvres hameaux. La population, faible,
éparse, vit de pêche, de cueillette dans les bois, d'un peu de
culture. Elle ne peut ni étendre ni consohder ses plantations ,
puisque le sol manque. C'est un petit peuple de demi-sauvages,
exploité par quelques chefs asiatiques qui le dévorent. Le roi
gouverne à la façon d'un chef de tribu des bords du Congo. Il
est maître absolu des biens et de la vie de ses sujets, il les dé-
pouille, les supphcie, les réduit en esclavage à son gré. (De La-
nessan.) Ce pays constitue, au point de vue social, une excep-
tion parmi les États qui l'entourent. Cette exception est due à la
nature du milieu, qui ne permet pas la constitution de groupes
importants de cultivateurs sédentaires et organisés sur un type
plus vigoureux, plus compliqué, plus favorable au développement
simultané du régime social et des institutions politiques.
Quant aux habitants de la région orientale, ceux qui ont
formé le peuple annamite, ils sont sortis de la famille com-
16 LA SCIENCE SOCIALE.
munautaire chinoise, et ils en ont gardé jusqu'à ce jour le type
accusé et précis. « Le père de famille, dit Luro, possède de
puissants moyens d'action sur ses enfants. Il a le droit des châ-
timents corporels et la lil)erté de tester... Il peut marier ses en-
fants, et ceux-ci ne peuvent se marier sans son consentement...
Le chef de famille est le juge naturel de toutes les contesta-
tions qui s'élèvent entre ses descendants. » Ces caractères sont
très nets; ils suffisent pour déterminer le type, et pour expli-
quer tous les faits de la vie privée et publique des Anna-
mites.
Il y faut ajouter cependant une circonstance qui possède aussi
sa forte part d'influence. Cette population si dense est essentiel-
lement rurale. Dans toutes les parties cultivables , dit M. de La-
nessan, les villages sont innombrables, mais les villes de quel-
que importance sont rares. Au Cambodge, Pnom-Penh; en
Cochinchine, Saïg-on et Cholon, ville commerçante chinoise;
dans l'Annam, Faï-Foo, également peuplée par les Chinois, et
Hué, la capitale: au Tonkin, Ha-Noï , Nam-Dinh et Haï-Phong
sont les seules villes assez dignes de ce nom pour qu'on puisse
les citer (1).
Ainsi, l'Annam est occupé par une population qui a pour
type social la famille patriarcale et communautaire, et, pour
mode principal de travail, la culture. Voici les conséquences qui
résultent de cet état de choses.
Au point de vue de la vie privée, la famille annamite, très
unie sous la main de son chef, forme une communauté discipli-
née, paisible, laborieuse, de mœurs calmes, douces, hospita-
lières. Tous les voyageurs s'accordent pour lui reconnaître ces
caractères. La fertilité du sol lui permet de vivre, bon an mal
an, dans une aisance relative tant qu'une grave perturbation
naturelle ou politique ne vient pas la troubler. Les familles trop
nombreuses envoient au dehors quelques-uns de leurs membres,
qui deviennent artisans, marchands, voire même mandarins.
Mais chacun tend à revenir un jour au foyer natal, muni d'éco-
(1) Encore doit-on observer que ces villes sont pour la |)iupart un ensemble de vil-
lages serrés les uns contre les autres et plus ou moins soudés.
LA FRANCE EN INDO-CIIINE. 17
nomies suffisantes pour y vivre sans être trop à charge à la
communauté.
Au point de vue do la vie publique, la forte organisation de la
famille et l'esprit communautaire donnent des résultats im-
portants. Les familles sont réunies en groupes municipaux très
bien organisés sous la direction des chefs de famille. On dis-
tingue parmi ceux-ci les Notables, c'est-à-dire les individus
plus considérés, qui forment le Conseil communal. Ce conseil se
recrute par cooptation : les notables désignent en effet leurs
successeurs parmi les citoyens inscrits au rôle des impôts di-
rects (ce sont, de fait, les chefs de famille, puisque selon Luro
on estime leur nombre à un sur quinze habitants). Enfin le Con-
seil désigne le maire, qui est l'agent du Conseil avant tout.
Les Conseils communaux ont des attributions très importan-
tes, qui se combinent étroitement avec l'autorité patriarcale.
C'est ainsi qu'en matière de juridiction criminelle et civile, le
père est chargé de maintenir l'ordre dans sa propre famille,
et de régler les contestations intestines qui surviennent. Dans
les rapports entre familles, ce sont le maire et les notables qui
interviennent pour juger les contraventions et menus délits,
instruire les faits criminels, trancher en premier ressort ou
concilier les procès. Les autorités administratives n'agissent que
pour réprimer les crimes graves, ou juger en appel les affaires
civiles (Luro et autres).
Les communes sont en outre chargées d'assurer la tranquillité
publique, sous leur responsabilité. Des milices locales servent de
gendarmerie et maintiennent l'ordre sans difficulté, en temps
ordinaire, au milieu de cette paisible population. Ce sont encore
les notables qui représentent tous les rouages administratifs dans
la commune, répartissent les impôts, dressent les listes, pré-
sident aux recrutements, etc. Les fonctionnaires royaux n'ont
guère plus qu'à contrôler, et on a grand soin d'éviter leur ingé-
rence dans les affaires locales. Les communes ont même un re-
présentant spécial chargé de les défendre contre les entreprises
arbitraires des mandarins, c'est le dwf de canton.
Le chef de canton, dit Luro, est la clé de voûte de toutes les
\S LA SCIENCE SOCIALE.
administrations locales du royaume : « Choisis parmi les hommes
les plus influents par leur fortune, les plus honorables par leur
conduite, les plus indépendants par leur caractère et les plus
populaires par leur bienveillante urbanité, les chefs de canton
sont l'honneur de leur pays. » Les délégués des communes
formant le canton désignent, par ordre de préférence, plu-
sieurs candidats, parmi lesquels le gouvernement annamite fait
un choix. Le candidat désigné prend alors le titre de chef de
canton provisoire : il est titularisé après trois ans de fonctions,
si sa conduite a été correcte toute la durée de ce stage. Il a
spécialement pour fonctions des s'interposer entre les autorités
communales et les officiers administratifs, afin de prévenir ou
de régler les conflits, les exactions, les abus de toute nature et
de part et d'autre. C'est le protecteur né du peuple et des li-
bertés communales. » (Luro.)
Au-dessus de ces organismes locaux, le gouvernement central
est établi avec des caractères correspondant à ceux de la vie privée.
(( L'organisation du royaume d'x\nnam, dit M. de Lanessan, sem-
ble avoir eu la famille pour modèle (elle n'en a pas d'autre en
effet). Le roi jouit à l'égard de ses sujets des mêmes droits qu'un
chef de famille sur toute sa parenté... On appelle l'Empereur
pf-zr et J7in-f' du peuple... C'est l'infaillible dont les actes ne doi-
vent pas plus être discutés par ses sujets que les enfants n'ont
le droit de discuter ceux de leur père. »
Un autre témoin oculaire, M. Silvestre, dit de son côté :
(( Aussi bien l'État n'est-il réellement qu'une fédération des
familles. Le chef de la famille est souverain à son foyer, comme
l'Empereur dans l'empire, sous certaines réserves il est vrai. »
11 semble donc, au premier abord, que nous nous trouvons
là en présence d'un régime essentiellement despotique, d'une
tyrannie pure. Dans la réalité des choses, ce pouvoir arbitraire
est singulièrement limité par la forte constitution traditionnelle
de la vie privée et par la bonne organisation des autorités lo-
cales. Toutes les coutumes, toutes les lois écrites sont établies
sur cette base et en tirent leur autorité. « La législation an-
namite ne s'inquiète que fort peu des individus et de leurs in-
LA KHANCR EN INDO-CIIINE. 19
térêts; elle laisse à la famille et à la commune le soin de les
apprécier et de les défendre ; mais elle se préoccupe vivement
de conserver la famille et la société, de maintenir l'obéissance
aux autorités familiales et royales. » (De Laxessax.)
Il est à remarcjuer que le régime si vigoureux de la famille
et de la commune n'est point comme ailleurs une création
plus ou moins artificielle de la loi, ou plutôt des légistes. Ce
régime est sorti naturellement de la constitution sociale primi-
tive de la race. (( L'administration de la commune, comme
du reste celle de la famille, est réglée, en tout ce qui n'in-
téresse pas directement le service de l'État, non par la loi,
mais par une coutume orale traditionnelle. » (Luro.) C'est là
justement ce qui fait sa force, car personne ne peut concevoir
l'idée de changer à la légère ce qui vit depuis si longtemps
et constitue le fonds, la trame de la vie nationale. Aussi le
gouvernement, avec ses allures despoticjues, est-il étroitement
limité par le jeu de ce mécanisme, résultat naturel de la force
des choses, c L'État, dit Luro, n'intervient dans les affaires
de la commune que dans la mesure d'une action gouverne-
mentale limitée aux intérêts généraux. » Le fait est que, dans
ce système, la vie privée garde une autonomie presque com-
plète, et ne laisse à l'initiative des pouvoirs publics qu'un do-
maine étroitement restreint aux rapports les plus importants des
familles et des communes entre elles ou aux relations du pays
entier avec l'extérieur. Les rapports courants, ordinaires, c'est-
à-dire les plus nombreux, échappent à cette initiative éloignée
et par suite peu capable de les diriger.
Il est probable qu'en lisant ceci beaucoup de lecteurs éprou-
veront quelque surprise, et songeront à part eux que les gou-
vernements et les administrations d'Orient ont au contraire la
réputation bien établie d'agir beaucoup, et le plus souvent au
détriment des populations. C'est là en effet l'impression que laisse
la lecture de la plupart des ouvrages écrits sur ce sujet. Mais
cette erreur, car c'en est une, vient de ce fait que nous observons
en général les choses de l'Indo-Chine, ou des pays analogues,
avec nos yeux d'Européens et surtout de Français. Habitués comme
i20 LA SCIENCE SOCIALE.
nous le sommes à voir le gouvernement agir en tout, contrôler
tout, diriger tout, remplir en un mot la première place, nous
concevons difficilement un autre régime, et, partout où nous
allons, ce sont les faits et gestes du gouvernement et de ses
agents que nous notons d'abord, parce que c'est là ce qui nous
frappe le plus. Nous n'accordons nulle part à la vie privée plus
d'influence qu'elle n'en possède en France, et nous arrivons à
commettre de la sorte des erreurs énormes, faute de com-
prendre l'ordre véritable et le lien des choses. En un mot,
nous observons à rebours, et c'est là précisément ce qui nous
est arrivé constamment dans les affaires indo-chinoises.
Quand on y regarde de près, en classant les faits dans leur
ordre naturel, en s'élevant du plus simple, c'est-à-dire de la
vie privée, au complexe, c'est-à-dire à la vie publique, il est
facile de discerner la vérité. Le gouvernement, étroitement can-
tonné dans sa sphère par l'intensité de la vie privée et de la
vie communale, ne garde pas beaucoup d'attributions, et n'in-
tervient que dans des cas exceptionnels, c'est-à-dire rares. Par
suite, si son intervention est arbitraire, on n'en éprouve guère
les effets que de loin en loin, par hasard, parfois même volon-
tairement, comme dans le cas où, mécontent de la justice lo-
cale, un plaideur va en appel devant les fonctionnaires impériaux.
Quant aux fonctionnaires eux-mêmes qui sont accusés avec
raison d'abus de pouvoir et de concussion, voici quels sont les
éléments de leur situation. Considérons d'abord que ce peuple,
accumulé sur des terres qui suffisent à pciue à le nourrir et ne
peuvent par conséquent lui donner la richesse, est une agglomé-
ration de petites gens. Les rares fortunes du pays proviennent
du commerce, — encore le commerce est-il le plus souvent aux
mains des étrangers, des Chinois surtout. Par suite, il n'existe
pas dans le royaume d'aristocratie indiquée pour être appelée
aux emplois publics. De là cette habitude invétérée des concours
successifs, seul moyen pratique de désigner au pouvoir les hom-
mes qui sont aptes à faire des agents. « Tous les fonctionnaires
de l'empire sont choisis exclusivement, dit M. de Lanessan, parmi
les lettrés ayant satisfait aux examens. ^)
LA FRANCE EN' INI)0-C1II\E. 21
C'est là déjà une cause grave de trouble, parce que ce mode
de recrutement est tout artificiel. Il ne va pas chercher, en effet,
l'homme le plus au courant de telle ou telle fonction ni le mieux
adapté; il prend seulement celui qui a fait preuve de la mémoire
la plus souple et la plus extensible, et l'improvise fonctionnaire
sans tenir suffisamment compte de ses capacités réelles, de ses
tendances spéciales, de ses qualités morales, de sa situation
personnelle. Il en résulte une condition capitale d'infériorité
moyenne pour le corps de fonctionnaires ainsi composé.
En second lieu, les agents publics sont mal rétribués. Le gou-
vernement ne peut tirer de grosses taxes de ces petits cultiva-
teurs chargés de famille. Et comme il vit lui-même au sein
d'un luxe effréné, créé et alimenté par le commerce actif qui
vit de certains produits de la région, les excessives dépenses
de la cour épuisent le Trésor. Or, nous le disions tout à l'heure,
les lettrés sortent en g-énéral de familles médiocres; leur place
doit les faire vivre, et si le gouvernement les paie mal, ils
sont naturellement amenés à rançonner leurs administrés dans
toutes les occasions où faire se peut. Mais, encore une fois, ces
occasions sont rares, et fort souvent ceux-là mêmes qui en souf-
frent l'ont bien voulu. Il ne faut donc s'exagérer ni l'arbitraire
du gouvernement ni les exactions de ses agents, parce que cet
arbitraire est contenu dans des limites étroites et parce que ces
exactions ne sont ni générales ni permanentes. La famille, la
commune opposent aux abus la haute et forte barrière de leur
autonomie traditionnelle, large et respectée. L'Annamite reste
pour ainsi dire retranché dans ses institutions ; il n'en sort que
s'il lui plait, et il sait les défendre si quelqu'un, mandarin,
ministre, souverain même, prétend en forcer l'enceinte.
Les institutions propres de l'Annam ont donc du bon, beau-
coup de bon. Elles ont longtemps maintenu le pays dans un état
d'ordre remarquable et de prospérité relative. On en peut donner
comme preuve le développement de la population, qui, nous
l'avons constaté, est extrêmement dense. Mais ces institutions
ont aussi leurs défauts, qu'il ne faut pas négliger, car ils sont
graves. Voici les principaux.
22 LA SCIENCE SOCIALE.
En premier lieu, rorganisation annamite n'est pas ou n'est
que très peu progressive, pour deux raisons capitales. La pre-
mière dérive de ce fait, que tous les peuples communautaires,
fortement attachés à la tradition, offrent une invincible tendance
à conserver presque intactes, durant de longs siècles, leurs
coutumes privées et publiques. Il est inutile d'insister sur ce
fait car (( l'immobile Orient » est devenu un lieu commun. De
plus une seconde cause, toute locale, s'ajoute à la première. Une
démocratie rurale, un peuple de petites gens, privé d'une classe
supérieure et riche, d'une classe éclairée, pourvue des loisirs
et des moyens d'action que donne la fortune, est un peuple fata-
lement voué à la stagnation, à la perpétuelle médiocrité. Or,
nous l'avons vu, c'est ici le cas. Le peuple d'Annam, immobile
comme la nation chinoise d'où il est sorti, en reflète assez ser-
vilement la civihsation sans la dépasser, et reste même plutôt
un peu au-dessous, parce que ses moyens d'action sont moindres.
Il est enfin certain que la part d'arbitraire, d'injustice et de
violence qui subsiste dans les institutions publiques de l'Annam,
bien qu'elle soit beaucoup plus réduite qu'on ne l'a dit, est en-
core une cause d'infériorité et de stagnation. Il serait évidem-
ment très désirable qu'elle disparût, ou du moins s'atténuât,
dans l'intérêt commun du peuple et du gouvernement lui-
même.
Tel est l'état de choses que nous avons trouvé en Annam.
Toute la question est de savoir si nous avons réussi, ou du moins
si nous sommes en voie de réussir à en corriger les défauts, et
à lancer cette nation nombreuse, intéressante, sympathique
même, dans la voie du véritable progrès et de la prospérité
durable et croissante.
Au premier abord, on remarque dans notre organisation offi-
cielle en Indo-Chine une apparence de souplesse, de variété qui
surprend un peu, quand on est au fait de l'impitoyable manie d'u-
niformité dont notre bureaucratie est animée. Nous avons là : une
colonie, la Cochinchine ; deux protectorats de forme sensiblement
différente d'après les textes, celui du Cambodge apparaissant
comme beaucoup plus étroit que celui de l'Annam ; enfin, le
LA FRANCE EN INDO-CIIINE. 23
Tonkin, ou vailée du fleuve Ronge, région fertile et peuplée,
placée sous un régime mixte qui tient à la fois du protectorat
et de l'administration directe.
Cette diversité dans l'organisation d'un pays aussi étendu,
occupé par nous à des époques différentes, dans des conditions
variées, est parfaitement justifiable et naturelle en principe. C'est
une façon de s'accommoder aux circonstances qui répond bien
aux nécessités multiples d'une œuvre de colonisation compliquée.
Nous ne la signalons donc pas pour la blâmer, mais bien pour
faire ressortir une étrange et curieuse contradiction entre les
actes imposés en pareil cas à notre administration par les faits,
et les idées à priori qui règlent sa ligne de conduite habituelle.
Nous allons voir en effet que si la nature des choses nous a
conduits à établir en Indo-Chine des régimes différents, adaptés
plus ou moins exactement aux circonstances, c'est bien à notre
corps défendant et avec le désir de leur substituer au plus tôt la
belle uniformité bureaucratique devenue notre idéal.
La Cochinchine est composée de six provinces, dont trois con-
quises en 1862 et trois occupées un peu plus tard, en 1863. Deux
régimes administratifs lui ont été appliqués successivement.
Le premier fut établi presque dès le début par l'officier général
commandant en chef et gouverneur, l'amiral de la Grandière.
Ce régime était fort simple. Quelques officiers, détachés et établis
dans les centres les plus importants, contrôlaient le jeu de l'ad-
ministration communale annamite, sagement conservée telle
quelle, et centralisaient l'impôt. Cette organisation simple,
douce aux indigènes, peu coûteuse, donna de bons résultats pen-
dant des années. « L'administration française, dit M, de Lanes-
san, réussit surtout de 1863 à 1878 avec l'amiral de la Grandière,
qui copiait l'administration annamite en lui donnant comme
chefs supérieurs des fonctionnaires français. » On avait eu no-
tamment l'excellente idée de créer à Saïgon un « collège de
stagiaires », où les candidats aux emplois locaux apprenaient
au préalable la langue et les institutions du pays.
Mais cela ne faisait pas l'affaire des coureurs de places métro-
i2i LA SCIENCE SOCIALE.
politains. On réclama l'application du « régime civil », ce qui
fut fait à partir de 1879, et dès lors tout changea. C'est encore
M. de Lanessan qui le constate, avec plusieurs autres auteurs du
reste : « L'arrivée en Cochinchine du premier gouverneur civil
marcjue, dit-il, dans l'histoire de la colonnie une date impor-
tante : c'est la fin du lu'tj'mv administratif si économique fondr
par Varairal de la Grandière^ et le commencement d'une ère de
fonctionnarisme à outrance ». Pour faire place aux quémandeurs
d'emplois, on bouleversa le régime indigène; la commune fut
détruite, on multiplia les agents européens de tout ordre, en leur
attribuant des soldes ruineuses. En 1881, on s'avisa de créer à
Saigon un Conseil colonial, lequel devait délibérer g-ravement
sur les intérêts de la Colonie, afin d'éclairer le gouvernement
et son agent principal, le gouverneur général. Mais ce conseil,
on le forma exclusivement, dit M. de Lanessan, de gens dépen-
dants : fonctionnaires, indigènes élus sous la pression adminis-
trative, colons liés par des subventions, des entreprises, des prêts,
des monopoles. Naturellement, ce singulier conseil travailla sur-
tout dans son propre intérêt. Il doubla les traitements des fonc-
tionnaires; l'un d'eux, ayant montré trop peu de souplesse, fut
brusquement diminué, puis rétabli dans sa haute solde aussitôt
après sa soumission, i^e conseil réserva à ses membres toutes les
bonnes atfaires : concessions, entreprises, etc. En peu d'années, le
budget se trouva doublé et en déficit, malgré l'augmentation
des taxes, sans que rien d'utile eût été fait, ou à peu près.
Quelques indigènes intrigants trouvèrent aussi le moyen de
participer à cette curée, en se faisant nommer fonctionnaires
pour le compte de la France, à la place des notables désignés
par la confiance de leurs compatriotes. On vit des domestiques
(boys) improvisés préfets , puis renvoyés après quelques mois
pour faire place à quelque autre aventurier. A l'heure actuelle,
selon M. de Lanessan, « les phus et les huyens s'appellent légion.
Il y en a d'actifs, payés comme fonctionnaires, et d'honoraires,
qui se paient eux-mêmes en exploitant les indigènes... Le huyen
et le phu ne sont pas seulement des agents électoraux, beaucoup
sont aussi les emploijés des entrepreneurs et des industriels qui
LA KHANCK EN INDO-CHINK. ti.)
les font nommer «.Le même auteur enregistre à titre de In-uit
que h's places sont en rente, et il ajoute que (( les indigènes
soufTrent beaucoup de cet état de choses », que « les gens hon-
nêtes se tiennent à Técart d'un tel régime et refusent de s'y
associer. » Cela n'est pas pour étonner. Mais on voit de suite
comment la colère, la rancune et le désir de l'indépendance
doivent s'amasser dans le cœur de gens ainsi humiliés et ex-
ploités par des étrangers ou des aventuriers méprisables. A
partir de 1881, dit le même observateur, « on a fait du maire
annamite un agent de l'autorité administrative, comme il l'est en
France. On a transformé le chef de canton en une sorte de com-
missaire de police hiérarchisé... On les récompense en les fai-
sant Iiui/ens, c'est-à-dire sous-préfets, et on les déplace, comme on
le fait en France. La conséquence a été d'écarter tous les hommes
estimables et riches, qui ne se soucient ni de recevoir les ho-
rions des mag"istrats, des administrateurs, des pJnis et hui/ens de
la nouvelle école , ni de s'exposer à des déplacements qui les
éloignent de leur famille, de leurs amis et de leurs proprié-
tés ».
On reconnaît bien là, dans toute leur beauté, les doctrines
administratives françaises. Ces braves Annamites cochinchinois
n'ont pas su les comprendre, cela fait leur éloge ; mais ils sont
obligés de les subir, et ce n'est pas une petite charge.
Voilà pour la Cochinchine. On voit qu'en somme le régime
établi dans cette partie de l'Indo-Chine reste assez dans le cou-
rant de nos habitudes métropolitaines. Beaucoup de fonctionnaires,
nn gros budget, du g-aspillage, des abus grossis en nombre et en
importance par la présence de l'élément indigène, tel est le
bilan de la colonie. Que dirons-nous à présent du Cambodge?
Le Cambodg:e a été soumis par un traité de 18G3 à un régime
de protectorat assez lâche ; mais des actes subséquents, imposés
au roi Norodom et couronnés par un traité de 188i, sont intervenus
dans le but de resserrer notre action sur le pays. Il en est résulté
la vaste insurrection de Si Votha, qui dura deux ans et occupa
une petite armée de G. 000 hommes. En 188G, on sembla vouloir
20 LA SCIENCE SOCIALE.
abaiidomier le nouveau régime, les troupes furent rappelées,
et aussitôt la paix se rétablit d'elle-même. Nous avons réussi
néanmoins, en pesant sur le souverain, à nous emparer des ser-
vices publics les plus importants, notamment de la perception
des impôts et de l'administration de la justice entre Européens et
entre Européens et indigènes. Il en est résulté un gâchis presque
immédiat. Selon M. de Lanessan : <( En résumé, rien ne ressemble
moins à un protectorat que le régime auquel nous avons soumis
le Cambodge : financièrement, c'est l'exploitation ruineuse du
pays par les fonctionnaires de la Cochinchine; administrative-
ment et politiquement, c'est le désordre et l'anarchie ». Un rési-
dent français établi à Pnom-Penh, la capitale, écrivait de son
côté : « L'unité nous asservit beaucoup plus qu'avant... Notre
budget nous a été imposé sans phrases, à coups de décrets éla-
borés à Paris,... régie, justice, tout dépend delà Cochinchine.
On nous a simplement pris tout l'argent dont nous aurions pu
disposer pour améliorer notre situation, sans nous enlever les
charges luxueuses et nuisibles que la Cochinchine et la métropole
nous imposent. »
Nous voilà déjà loin de la diversité apparente du début, et il
semble bien qu'au fond ce soit la même chose dans ces deux pre-
mières parties de l'Indo-Chine, à quelques nuances près. Mais
allons plus loin, et voyons ce qui se passe en Annam.
Nous avons imposé à cet empire divers traités de protectorat,
qui suivent, eux aussi, une progression centralisatrice. Celui de
1874, déguisé sous le titre fallacieux de traité de commerce et
d'amitié, se bornait à poser le principe de la subordination de
l'Annam à la France au point de vue de ses relations extérieures.
Mais celui de 188'*, beaucoup plus précis, donnait aux agents fran-
çais des droits fort étendus. Voici quelques-unes de ses dispositions.
L'article 3 stipule d'abord que : <( Les fonctionnaires annamites,
depuis la frontière de la Cochinchine jusqu'à la frontière de la
province du Ninh-Binh (1), continueront à administrer les pro-
(1) Cette phrase exclut le Tonkin.
LA FRANCE EN INDO-CHINE. 37
viiices comprises dans ces limites, muf en <<• qui concerne les
douanes, /es trnrauxpuhlics et, en générai, les services qui exigent,
unt' direction unique ou P emploi (T ingénieurs ou d'agents euro-
péens. » Voilà qui est largement compréhensif.
Les articles 5 et 6 interdisent bien aux agents français de
s'immiscer dans l'administration locale, mais l'article 7 atténue
singulièrement ce principe ; en voici les termes : « Les fonction-
naires indigènes de tout ordre continueront à gouverner et à ad-
ministrer sous leur contrôle ; mais ils derrout être réroqués sur la
demande des autorités françaises. » Voilà des fonctionnaires fort
libres, évidemment! Us ont le droit de résister aux ordres des
agents français, si par hasard ceux-ci prétendent leur en donner;
mais qu'ils ne s'avisent pas au moins d'user de leur droit et de
repousser les ordres de nos résidents, car ces hauts et puissants
seigneurs ne manqueraient pas de les faire révoquer haut la main,
pour leur apprendre à vivre : on peut appeler cela la liberté
dans l'obéissance.
Est-ce tout? Pas encore, car voici un article 12, qui dit, lui
aussi, bien des choses. Cet article dispose ainsi :
« Dans tout le royaume, les douanes réorganisées seront entiè-
rement confiées à des administrateurs français. Il n'y aura que
des douanes maritimes et de frontières placées partout où le
besoin se fera sentir.
« Aucune réclamation ne sera admise en matière de douanes, au
sujet des mesures prises jusqu'à ce jour parles autorités militaires.
« Les lois et règlements concernant les contributions indirectes,
le régime et le tarif des douanes, et le régime sanitaire de la
Cochinchine seront applicables aux territoires de l'Annam et du
Tonkin. »
Voilà nos fonctionnaires annamites, si libres d'ailleurs, bien
empêchés à présent, puisqu'on leur enlève la disposition des res-
sources de leur budget ! On peut les faire révoquer, on tient les
cordons de la bourse, que devient donc, décidément, leur liberté?
Elle se réduit en réahté à peu de chose, et en fait, nous avons
la prétention de gouverner l'Annam aussi étroitement que pos-
sible, tout en sauvant les apparences.
28 LA SCIENCE SOCIALE.
Et en effet, dans la réalité des choses, le poids de notre ingé-
rence administrative pèse lourdement sur l'Annam. Nos agents et
nos généraux, dès l'abord, voulaient tout prendre et tout sou-
mettre à leur gestion directe. Mais devant la résistance de la
population, il fallut se restreindre, laisser à l'Annam au moins
l'apparence de l'autonomie politique, et se résoudre à n'absorber
le Tonkin qu'à moitié. Mais comme on a su rattraper depuis le
temps perdu! « Au Tonkin et dans l'Annam, dit M. de Lanessan,
pays auxquels nous avons garanti par les traités leur indépen-
pendance politique, administrative et sociale, des agents inca-
pables ou mal dirigés n'ont cessé de substituer au protectorat
loyal, sur lequel les populations avaient le droit de compter,
une jjolitiquf' d'annexion et de conquête ausai brutale que mal-
habile et coiHeuse... En résumé, nous déchirions de nos propres
mains le traité de 188'*; devions-nous trouver étonnant que l'An-
nam et le Tonkin manifestassent leur mécontentement par des
levées incessantes de bandes insurrectionnelles? »
Un parent et collaborateur de Paul Bert écrivait récemment
dans une publication économique : (c II y a au Tonkin et en
Annam une cause première d'erreur qui domine toute notre
politique et toute notre administration : c'est que, contrairement à
la lettre et à l'esprit des traités, nous y faisons très peu de protec-
torat et beaucoup d'administration directe. » Enfin, un témoin
très autorisé, puisqu'il a résidé longtemps en Cochinchine où il
était chargé de fonctions importantes, M. Silvestre, dit de son
côté : (( Quant à l'Annam et au Tonkin, les événements qui y sont
survenus depuis quinze ans y ont complètement désorganisé les
pouvoirs publics, bouleversé les règles sociales, dispersé les po-
pulations et tari pour un temps les sources de la richesse. »
Si encore, en appesantissant sa main sur ce pays, notre ad-
ministration y avait apporté l'ordre et la paix, il n'y aurait
que demi-mal. Mais, bien au contraire, elle a jeté le désordre
partout. On vient de lire l'opinion générale de M. Silvestre. Voici
des faits qui la corroborent. « A Hué, disait au mois de mars
dernier un correspondant du Tenips^ en résidence dans cette
ville, à Hué, les luttes personnelles entre fonctionnaires, l'absence
LA FRANCE EN INltO-ClIINE. ^î)
de méthode et la nécessité de ronri/icr 1rs /irrfssi/rs /ocf/irs ovrc
les ordres reçus de Ptiris^ voilà le mal dont nous souffrons. » —
« Paul Bert, dit de son côté M. de Lannessan, avait mis dans les
provinces annamites de Than-Hoa et de Ha-Thinh des résidents
qui traitaient très cavalièrement les autorites annamites et sou-
mettaient le pays aux mêmes conditions d'administration que le
Tonkin proprement dit », et cela en dépit des traités, bien en-
tendu. En 1886, une insurrection ayant éclaté dans le Binh-
ïhuan et le Han-Hoa, provinces limitrophes de la Cochinchine,
les autorités de la colonie expédièrent en hiVte des troupes qui
battirent les rebelles. Les résidents s'emparèrent alors de l'ad-
ministration, rançonnèrent le pays au moyen d'usuriers indigènes
qui firent suer à cette malheureuse population un tiers en sus
des contributions imposées. Le produit de celles-ci fut versé en
banque par ordre du Directeur de l'intérieur à Saïgon, qui en
disposa sans contrôle. Enfin un administrateur provisoire établi
dans les deux provinces s'y conduisit en conquérant absolu.
On agit de même en 1887, mais sans motif sérieux cette fois,
dans les provinces de Phu-Yen et de Binh-Dinh. (De La\ess.4n.)
Voilà les faits. Ils nous montrent qu'en Annam, comme au
Cambodge, comme en Cochinchine, l'idéal de nos agents est
d'absorber tout pouvoir, toute autorité, de réduire les Annamites
à la condition d'un peuple tenu en lisières, exploité de toutes
façons, dégradé, ravalé à ses propres yeux. Peut-on s'étonner,
après cela, en constatant que ces gens nous détestent cordiale-
ment ?
Mais nous n'avons pas parlé encore du Tonkin, de ce fameux
Tonkin dont on a dit à la fois tant de mal et tant de bien, en
France, selon le parti auquel chacun appartenait. D'après les
traités, le Tonkin reste partie intégrante de l'empire d'Annam;
il doit être régi par les autorités locales, sous la direction étroite
de nos agents. C'est un régime hybride sorti des tendances que
nous avons déjà signalées (1). Conformément au traité de 188i,
fl) Nos prétentions sur le Tonkin ont amené en 1885 une formidable insurrection, la
fuite (lu roi et l'intervention delà Chine avec toutes ses conséquences.
.'{() LA SCIENCE SOCIALE.
nous avons mis la main sur l'administration ; mais pour contenir
les populations nous avons dû maintenir dans le pays une vérita-
ble armée. Cette occupation coûtant fort cher à la métropole, il
en est résulté des plaintes. Les agents au Tonkin ont essayé de
faire payer aux Annamites une partie des frais. Les impôts ont
été exagérés, les dépenses utiles négligées, et la population se
plaint vivement. (De Lanessan.)
Les frais d'occupation du Tonkin, disait récemment un cor-
repondant du Journal drs Débats., ruinent le pays à tel point
qu'il ne reste rien pour les travaux publics les plus élémentaires.
Ainsi, nous voilà revenus à notre point de départ. La diversité,
la souplesse de notre organisation indo-chinoise ne sont que
des apparences. Au fond, notre idéal est d'établir partout le
lourd mécanisme de notre bureaucratie. Cette tendance a d'ail-
leurs pris corps dans un acte significatif, qui a constitué préci-
sément ce qu'on appelle V Union indo-chinoise. Cette union
n'est pas encore absolue, à cause des difficultés que nous con-
naissons. Mais déjà les quatre parties de l'Indo-Chine française
ont un même gouverneur, un même régime douanier, une
même organisation fiscale. La tendance à la plate uniformité
est donc bien visiljle , bien précise. Nous voulons absorber le
pays, le mener à notre guise , l'exploiter selon nos convenances,
sans souci des besoins, des aspirations, des vœux de la popu-
lation indigène.
C'est là, évidemment, une tendance mesquine, étroite, inin-
telligente. Elle prouve que notre régime administratif est raide ,
tout d'une pièce, incapable de se plier aux circonstances, de
tenir compte de nécessités nouvelles et locales. Comment pour-
rait-il en être autrement, d'ailleurs; l'uniformité aussi com-
plète que possible n'est-elle pas le principe essentiel de nos
institutions? Ne sont-elles pas comme ces mécanismes taillés
automatiquement , avec pièces numérotées et interchangeables?
En mécanique, l'idée peut être juste et utile; en politique, elle
est artificielle, gauche et contraire à la nature des choses.
Du reste, la question de principe n'est pas la seule engagée
\
LA FRANCE KN INDO-CIIINK. .'U
ici. Dans la métropole, si les organes de la machine adminis-
trative sont gênants par leur nombre, leur complication et leur
raideur uniforme , les agents qui les font mouvoir présentent au
moins certaines qualités professionnelles, certaines garanties
morales qui, sans atténuer le poids du fardeau, font que les
questions de personnes n'y ajoutent pas un supplément trop
sensible. En est-il de même en Indo-Chine? La question vaut la
peine d'être élucidée , car la manière d'être et de faire des fonc-
tionnaires peut aggraver singulièrement les charges de la fonc-
tion vis-à-vis des administrés.
Or, notre personnel de fonctionnaires indo-chinois est d'une
déplorable insuffisance, les témoignages sont unanimes sur ce
point.
« La métropole, disait il y a quelques mois un correspondant
du Temps, nous envoie des fonctionnaires dont le passé n'offre
aucune des garanties qu'on serait en droit d'exiger... Les chan-
gements d'hommes et de systèmes auxquels nous avons assisté
depuis 188i constituent aussi un facteur dissolvant... U en est
résulté un chaos administratif dans lequel le Gouverneur le
plus patient aura du mal à se retourner. »
M. de Lanessan dit de son cùté : (( Beaucoup d'agents sont
mal choisis, dépourvus de l'éducation nécessaire à une tâche
aussi difficile, violents, et parfois peu délicats ».
Une personne honorable, revenue depuis peu de temps du
Tonkin, me contait d'autre part cette anecdote caractéristique.
Se trouvant un jour, avec plusieurs autres personnes, auprès
d'un vice-résident français, celui-ci, dans le feu de la con-
versation et pour démontrer un principe par un fait précis , dit
à ses interlocuteurs : « Voyez-vous, Messieurs, dans la vie, il
faut savoir se débrouiller. Tel que vous me voyez, j'ai été con-
damné à mort par contumace pour participation à la Commune
de Paris. Revenu en France à la suite de l'amnistie, et devenu
rédacteur d'un journal radical , je m'avisai d'entamer une vive
campagne contre un sous-secrétaire d'État des Colonies, qui
me fit venir un jour et me dit : « Monsieur, le Gouvernement,
32 LA SCIENCE SOCIALE.
« tenant compte de vos services, est disposé à vous nommer vîce-
« résident an Tonkin. Si ce poste vous convient, voici votre no-
« mination, il n'y manque plus que ma signature. » J'acceptai,
ajouta le vice-résident avec bonhomie; le sous-secrétaire
d'État fut satisfait, et moi aussi ». Cet exemple n'est d'ailleurs
pas le seul; on m'a cité d'autre part un petit journaliste du Nord
devenu également vice-résident d'emblée.
Un officier supérieur, retour du Tonkin, affirmait récemment
dans la France qu'un ancien notaire du Bordelais, tombé en dé-
confiture, avait réussi à se faire donner là-bas un poste d'inspec-
teur de la milice (1), à 18.000 francs d'appointements. Dans le
même sens, le Tcmp^ assurait de son côté qu'on avait nommé
gardes principaux dans cette même milice « des gens que leur
passé n'avait nullement préparés pour le rôle qu'on leur fait
jouer. Parmi eux il y avait d'anciens huissiers ». Notez que ces
individus sont chargés de conduire de véritables expéditions
militaires contre les pirates et les rebelles, et que la vie de cen-
taines d'indigènes leur est confiée.
On peut juger par ces exemples de ce que sont, en grand nom-
bre, nos fonctionnaires coloniaux. Aussi, quelle triste opinion de
ces agents chez ceux qui les ont vus à l'œuvre! M. J. Ghailley,
gendre et collaborateur de P. Bert, écrivait à ce propos il y a
quelques semaines : « Aujourd'hui, à l'exception de cinq ou six
fonctionnaires, aucun de ceux, — si nombreux, — que nous entre-
tenons là-bas, ne sait un mot de la langue, de Thistoire, du droit
de l'Empire d'Annam. ,ïe trouverai peut-être au Tonkin des con-
tradictions sur l'efficacité du Protectorat et de l'administration
directe, mais sur Irmérilc des fonctionnaires^ je suis sûr de ren-
contrer rassentiment unanime. »
M. de Lanessan n'est pas plus tendre pour eux : « Ignorants,
dit-il, des coutumes des Annamites, et ne se rendant pas compte
des devoirs que leur impose le traité de 1884, beaucoup de Rési-
dents se considèrent comme les seuls maîtres des provinces et
font subir aux autorités annamites des traitements qui blessent,
(1) Sorte d'olïicicr supi'ricur de geiidarnicrie indigène.
LA FRANCE EN INDO-CHIM:.
33
non seulement les fonctionnaires qui en sont Tobjet, mais encore
leurs subordonnés. »
Le même auteur s'exprime encore ainsi, en parlant des juges
de nos tribunaux d'Indo-Ghine : « Les magistrats les plus élevés
en grade, a dit l'un d'eux, connaissent à peine ou pas du tout l'in-
térieur de la Cocbincliine... Le personnel est en général d'une
insuffisance notoire... rien ne va... Livrés pieds et poings liés
aux interprètes annamites qui représentent la partie la plus mau-
vaise de la population indigène, ignorants de tous les usages du
pays et de son organisation sociale ou politique, une partie des
juges dont la Cochinchine est actuellement dotée en est arrivée
à rendre des arrêts tels que les deux parties se mettent souvent
d'accord pour ne pas les exécuter... Tout le monde, même les
magistrats^ est convaincu qu'une réforme radicale s'impose (1). »
Voilà donc quels sont nos principes, nos procédés et notre per-
sonnel de gouvernement en Indo-Chine. En principe, nous vou-
lons dominer complètement et absolument ces pays ; nous y pro-
cédons par la violence et l'arbitraire, au moyen d'agents sans
préparation, sans garanties personnelles, et généralement sans
contrôle. Il nous reste à voir en détail quels sont les résultats
obtenus, soit au point de vue français, soit au point de vue in-
digène.
C'est ce que nous examinerons dans la seconde partie de
cette étude.
Léon POINSARD.
[A suivre.)
(1) Cf. avec ce que nous avons dit, à ce propos, de l'Algérie, livraison précédente.
LA PROPRIETE.
[Cours <lo MétJiodc de la science sociale) (1).
DÉTERMINATION ET CLASSEMENT DES ESPÈCES.
•
Nous abordons aujourd'hui létude de la Propriété; suivant no-
tre méthode ordinaire, nous allons tout d'abord définir ce que l'on
entend par Propriété en science sociale ; cela fait, nous justi-
fierons le classement de la Propriété après le Travail.
Tout au début de cette étude, je ressens, pour le choix même
des termes dont j'ai besoin, une grande difficulté : il me la faut
écarter. Généralement, quand on parle de Propriété, on éveille
uniquement, dans l'esprit de l'immense majorité des lecteurs
français, l'idée de la seule espèce de Propriété qu'ils voient en
vigueur autour d'eux. Pour le commun, la Propriété sans quali-
ficatif est la Propriété telle qu'elle existe dans nos codes, ce do-
minium exclusif et héréditaire, comportant le jus uJendi et abu-
fciuU., ({ui n'est en réalité que l'une quelconque des espèces si
nombreuses et si diversifiées que présente le phénomène de la
Propriété. Il faut donc, dans une étude aussi générale que la
nôtre, dans une étude où nous voulons déterminer et classer
foules les manifestations du phénomène de la Propriété, rendre
à ce terme toute son amplitude, cesser de donner à une espèce le
(1) Voir la sério des précédents articles surla Méthode, le Lieu, le Travail, le Science
sociale, t. XI, p. 508.
LA l-rtOl'HIKTÉ. Xi
le nom de la classe à laquelle elle appartient, et nous habi-
tuer, quand nous parlerons de la Propriété tout court, à ne pas
croire qu'il s'agit plutôt de la Propriété individuelle et hé-
réditaire que de la Propriété collective, temporaire ou autre.
Ceci posé, entrons dans notre étude.
I.
Le Lieu nous a présenté rcmcmblc des productions naturelles.
Le Travail nous a montré l'effort de l'homme pour s'assurer de
ces productions naturelles et pour les accroître lorsqu'elles de-
viennent insuffisantes.
Mais en observant cet effort que fait l'homme pour s'assurer
de ces productions naturelles ou pour les accroître, en observant
le Travail, on remarque que, pour qu'il puisse se produire, il
exige au profit de cehii qui travaille une disposition exclusive
du Lieu ou de l'élément du Lieu qu'il travaille. C'est ce phéno-
mène, c'est cette disposition exclusive d'un Lieu ou d'une de ses
parties quelconque, que l'on appelle Propriété.
La raison de ce phénomène, de cette disposition exclusive du
Lieu que réclame et qu'impose le Travail, est que : dès que
l'homme fait un effort, dès qu'il se donne de la peine, soit pour
accroître la production du Lieu, soit même pour en recueillir les
productions spontanées, il entend bénéficier de son travail, il
entend que le résultat n'en soit pas à tout le monde. Cela est
d'une observation courante ; regardez les productions naturelles,
les poissons, les fruits-baies qui croissent sur les routes, etc., —
elles ne peuvent demeurer à tout le monde qu'autant que per-
sonne n'y touche; dès qu'un homme a fait le moindre effort pour
s'en emparer, il entend être le seul à en avoir la disposition, la
jouissance; c'est le prix de son effort.
Voilà bien mis en évidence le lien qui unit la Propriété
au Travail, et nous pouvons dire qu'il ressort clairement des
faits que la Propriété, c'est-à-dire la disposition exclusive du
Lieu (sol ou produits du sol) et sa répartition entre les hommes,
sont une nécessité imposée par le Travail lui-même.
.'}G LA SCIENCE SOCIALE.
En observant le Travail nous avons vu comment, par ses efforts,
l'homme tirait parti des ressources du Lieu. Mais en étudiant ce
phénomène du Travail, nous avons été forcés de le considérer
comme isolé , nous avons dû l'abstraire de ses conditions extrin-
sèques qui sont pourtant aussi normales et aussi nécessaires que
ses conditions intrinsèques; c'est là une des conséquences de la
faiblesse de notre intelligence, qui, aveuglée par les vues d'en-
semble, par les circonstances extérieures d'un fait, est obligée
de l'isoler, de le décomposer, pour l'étudier. Aussi n'avons-nous
observé jusqu'à présent que ce seul fait : comment l'homme fait
effort, comment il travaille ; mais autre chose serait de travailler
le Lieu sans avoir à se soucier d'en exclure les autres, et autre
chose est de le travailler seul ; et, en fait, on ne le travaille qu'à
condition de le travailler seul, d'être seul à en disposer pour être
seul à jouir des résultats de son travail. Et cette exclusion des
autres à l'égard du Lieu que l'on travaille est tout simplement
la Propriété.
Somme toute , la Propriété est un phénomène négatif qui ap-
paraît dans l'analyse après le Travail, phénomène positif; et ce
phénomène négatif n'a d'autre intérêt que de permettre au phé-
nomène positif de se produire.
Si vous voulez bien vous rappeler tous les genres de Travaux
que nous avons analysés précédemment, il n'en est pas un seul
que vous puissiez concevoir effectué sur un point donné du Lieu,
sur un produit déterminé de ce Lieu, sans que ceux qui travail-
lent aient à exclure les autres de ce point du Lieu, de la jouis-
sance de ces produits.
Le pasteur ferait-il paître ses troupeaux si un autre que lui
devait recueillir le résultat de son travail : le lait, la viande et le
cuir des animaux?
Le pêcheur s'adonnerait-il à la pêche, le chasseur sauvage à la
chasse, si d'autres, qui n'ont ni péché ni chassé, devaient avoir
les poissons ou le gibier, résultat de leur travail?
Le paysan labourerait-il sa terre, l'ensemencerait-il si un autre
devait venir faire la récolte à sa place?
Le travailleur a donc l'impérieux besoin d'exclure les autres de
LA l'ROPRIETE. di
la jouissance du Lieu (sol et produits) sur lequel il fait effort;
cette exclusion des autres, cette disposition exclusive du Lieu,
cette propriété, en un mot, est la condition première de son
Travail. C'est là, je l'espère, un point acquis.
Mais, puisque exclusion des autres il y a, dans quelle mesure
doit se faire cette exclusion?
En d'autres termes, puisque, pour travailler, l'homme a besoin
d'exclure les autres du Lieu qu'il travaille, d'exclure les autres
de la jouissance des produits sur lesquels il fait effort ; puisque
l'homme a besoin pour travailler de disposer du Lieu ou des
choses sur lesquels il opère, dans quelle mesure va-t-il exclure
les autres, jusqu'à quel point va-t-il disposer de la chose? Car il
est évident que l'on peut exclure d'un Lieu ou de la jouissance
d'une chose plus ou moins de gens, plus ou moins complètement,
pour plus ou moins de temps; on peut être plus ou moins nom-
breux à diposer d'un Lieu ou d'une chose, on peut en disposer
plus ou moins entièrement pour un espace de temps plus ou
moins considérable. En un mot, quelle est la mesure de la Pro-
priété?
La mesure de l'exclusion des autres quant au Lieu, c'est-à-dire
la mesure de la Propriété, dépend directement et normalement
delà nature du Travail qui nécessite cette exclusion.
Quelques exemples prouveront cette proposition, tirée de l'ob-
servation des faits.
La famille pastorale qui passe à son tour dans une station
d'herbe, dans une oasis, est obligée d'en exclure les autres pas-
teurs nomades, de s'assurer la disposition exclusive du Lieu,
c'est-à-dire d'en avoir la Propriété, pendant le temps nécessaire
à l'alimentation et au repos de son bétail, c'est-à-dire pendant
le temps et de la manière que nécessite l'exercice de son tra-
vail, l'art pastoral. Cela est si vrai que, lorsque les animaux au-
ront fini de brouter, nos gens lèveront leurs tentes : dispose
alors qui voudra du heu dont ils excluent les autres aujour-
d'hui; ils n'auront cure, demain! Il y a plus; si, tandis que ces
pasteurs sont dans une station, des voyageurs sans troupeaux
.'{8 LA SCIENCE SOCIALE.
veulent venir dresser leur tentes près d'eux, ils n'y voient aucun
inconvénient, bien au contraire ; M. Hue en cite cent exemples
dans son voyage au Thibet, — Pourcjuoi donc ne pas exclure ces
voyageurs? pourquoi les laisser user ainsi du Lieu? C'est parce
qu'ils ne s'y établissent pas pour le travail pastoral, pour y faire
pâturer des animaux; s'ils avaient des troupeaux, ce serait une
autre affaire! L'exclusion des autres, c'est-à-dire la Propriété,
dépend donc bien de la nature du Travail.
D'ailleurs nous allons voir cette exclusion des autres, la Pro-
priété, varier avec et selon le Travail.
Lorsque ces pasteurs nomades commencent à devenir sédentai-
res, lorsque, comme les célèbres Baclikirs décrits par Le Play, ils
commencent à être demi-nomades et à cultiver le sol, ils ont soin
d'exclure les autres de l'endroit où ils se fixent, non pour tou-
jours, mais pour le temps qui s'étend des semailles aux récoltes;
leur Propriété est mi-annuelle. Une fois la récolte faite, la tente
levée, le troupeau remis sur le chemin de la steppe, s'empare
({ui voudra de ces champs, qui hier encore étaient leur pro-
priété !
Les demi-nomades devenus sédentaires par suite d'une con-
trainte publique (comme il est arrivé pour la Russie), ou par
la seule contrainte des faits, sont obligés, pour vivre plus nom-
breux sur des espaces plus étroits, d'entreprendre et de pousser
la culture d'une façon plus soutenue. Alors la terre recevant plus
de soins, et des soins dont l'effet utile se prolonge plusieurs an-
nées, le Travail demande que laPropriété se prolonge tout autant;
le Mir apparaît avec ses partages périodiques tous les neuf ans.
Ceux qui n'ont pas fait effort sur la terre sont exclus de sa jouis-
sance par ceux qui y ont fait effort, il sont exclus pendant ce
laps de temps, considéré comme nécessaire pour faire rendre au
sol les avances que le Travail lui a faites.
Enfin, lorsque la densité de la population exige qu'à la cul-
ture extensive succède la culture intensive, et cjue par conséquent
des soins très coûteux, des améliorations, dont l'effet utile ne se fera
sentir que bien plus tard, soient données d'une façon continue
et indéfinie à la terre, alors l'exclusion de ceux qui n'ont pas
LA l'KOl'mKTK. 3n
travaillé, fait eJDfort, dépensé leur argent et leurs forces sur cette
terre, devient continue et définie. I^a Propriété accomplit sa der-
nière évolution, elle devient perpétuelle, partant héréditaire :
et elle n'évolue ainsi que pour permettre ces efforts intensifs.
Ainsi, il apparaît donc comme évident que : le nomade des
grandes steppes asiatiques ne s'adonnerait pas au travail de l'art,
pastoral; le Bachkir demi-nomade n'entreprendrait pas un
rudiment de culture ; le paysan russe ne cultiverait pas la terre
d'une façon extensive toute l'année durant ; le paysan allemand
et le paysan français ne peineraient pas dans les rudes travaux
de la culture intensive , si chacun d'eux n'était assuré de pou-
voir, en droit ou en fait, exclure les autres du Lieu où lui-même
travaille , s'il n'était assuré d'avoir la disposition , la Propriété
exclusive de cette portion du sol pendant le temps et selon le
mode que demande , pour chacun, sa méthode de travail.
La Propriété est donc aussi nécessaire que le Travail , et on ne
pourrait la supprimer qu'en supprimant le Travail. Toute atteinte
portée à la Propriété est une atteinte portée au Travail; toute
transformation dans le Travail amène immédiatement une trans-
formation dans la Propriété , soit qu'on s'avise de modifier le
Travail, soit qu'on s'avise de modifier la Propriété.
Décidez que la steppe n'appartiendra plus au nomade, et le
pasteur, gêné dans son travail, deviendra le pillard ou le bar-
bare des invasions. Décidez que la terre n'appartiendra plus
au demi-nomade, des semailles à la récolte ; au paysan russe,
pour une durée d'au moins neuf années; au paysan français,
d'une façon perpétuelle : et vous verrez sur l'heure même toute
culture s'arrêter.
Cette simple constatation de bon sens montre, en passant , la
naïveté des hommes , économistes ou législateurs , qui croient
pouvoir construire de toutes pièces un système rationnel de
Propriété, et pensent pouvoir en faire don, même au besoin
l'imposer à tout le genre humain. Par le seul fait que ce système
est rationnel, il ne tient pas compte des phénomènes contingents
du Lieu et du Travail, qui cependant , en chaque endroit, sont
les causes efficientes ou constituantes du régime de la Propriété.
40 LA SCIENCE SOCIALE.
Les faits nous amènent donc à constater que ce lien de né-
cessité , qu'il y a entre le Travail et la Propriété , est la raison
première de la Propriété. Si l'homme n'était pas, préalablement
à tout effort, assuré d'être, de droit ou de fait, le maitre de la
portion du sol ou du produit auquel il va appliquer son travail ,
il n'y applicjuerait pas son travail. Le rapport que la classifica-
tion nous montre entre le Travail et la Propriété nous permet de
remarquer que non seulement la Propriété dérive du Travail ,
mais encore que le Travail exige préalablement la Propriété.
Interrogez-vous vous-même, interrogez tous les travailleurs, et
vous contrôlerez l'exactitude de cette proposition. Il ne faut pas
se laisser piper par les apparences contraires que l'on peut
apercevoir autour de soi ou dont on peut rencontrer le souvenir.
L'esclavage, par exemple, semble contredire notre loi; l'esclave
ne parait être en rien le maitre de la portion du sol ou des pro-
duits auxquels il applique son travail. C'est là d'abord un fait
exceptionnel; nous nous trouvons en face d'un régime violent de
contrainte, dans lequel un malheureux homme travaille tout
simplement pour qu'on ne le fasse pas mourir de faim ou périr
sous les coups. Encore serait-il vrai de dire que c'est là son
salaire, tout imparfait et oppressif qu'il soit; retirez-lui ce
bénéfice et il refusera son travail ; quel avantage y aurait-il
désormais? Or, nous verrons que le salaire est une Propriété.
Nous devons conclure des observations précédentes que la
Propriété est moins la conséquence du Travail, comme le disent
si volontiers les économistes, que sa condition préalable. Et
c'est précisément parce que la Propriété est la condition préa-
lable du Travail que l'on peut très justement considérer l'occu-
pation comme un phénomène de Propriété. Toute propriété a
commencé par l'occupation; à l'origine de toutes les civilisa-
tions, de tous les défrichements, quelc[ues hommes ont du com-
mencer par occuper un point déterminé du Lieu et par en
exclure les autres, pour entreprendre de le travailler. Ainsi se
trouve résolu l'embarras des économistes qui ne savent trop
comment jnstifier l'occupation, cette Propriété dans laquelle on
n'a pas encore déposé son travail.
LA l'ROriUKTÉ. 41
Ici une objection peut se présenter à Tesprit des gens qu'in-
téresse la classification méthodique des phénomènes sociaux.
Pourquoi la l*ropriété, si elle est la condition préalable, la cause
déterminante du Travail, n'est-elle pas classée avant le Travail?
La cause ne devait-elle pas être classée avant l'effet.
La Propriété n'est pas classée avant le Travail, précisément
parce qu'elle se constitue eu vue du Travail et que, pour com-
prendre une chose qui se constitue en vue d'une autre, il faut
tout d'abord connaître cette autre.
C'est cette origine exacte de la Propriété, c'est ce caractère
qu'elle présente d'être non pas seulement la conséquence mais
la condition préalable du Travail, qui n'avaient pas encore été
assez fortement mis en lumière; et c'est de l'ignorance de ce
point que sont venues la plupart, pour ne pas dire toutes les théo-
ries erronées ou insuffisantes sur la Propriété.
Les explications que nous avons à donner sur le phénomène
général de la Propriété et la détermination que nous avons à
en faire seraient maintenant complètement terminées, si à côté
de la distinction fondamentale que nous venons de signaler dans
la Propriété à raison de la nature du Travail, certains faits n'a-
vaient conduit les légistes à introduire une distinction, fondée
sur la nature immobilière ou mobilière de l'objet approprié.
Ainsi, tandis que la seule observation de cette exclusion fon-
damentale des autres par le travailleur et de cette disposition
réservée des objets qu'il travaille (sol ou produits) . nous a
amenés tout naturellement à entrevoir dans la Propriété des es-
pèces suivant le degré d'exclusion, suivant l'intensité de la libre
disposition; tandis qu'on a été ainsi conduit, comme nous le ver-
rons plus amplement, à distinguer la Propriété collective de la
Propriété individuelle, la Propriété temporaire de la Propriété
perpétuelle, on a été frappé en chaque endroit de l'influence
que la nature fixe ou mobile de l'objet approprié a sur le mode
de possession lui-même; aussi a-t-on vu partout se traduire dans
les faits et dans les lois les différences qui font de la Propriété
immobilière et de la Propriété mobilière deux genres très diffé-
i2 LA SCIENCE SOCIALE.
rents. Or, de laquelle de ces deux propriétés est-il ici question?
De l'immobilière ou delà mobilière? C'est ce qu'il nous reste à dire.
Il n'est ici question ni uniquement de la Propriété immobilière,
ni uniquement de la Propriété mobilière.
Nous étudions maintenant la Propriété du sol avec tout ce qu'il
porte drs productions naturelles ou artificielles (immeubles ou
meubles); c'est la Propriété du Lieu complet, c'est-à dire du
Lieu et de tout ce qui le complète, de tout ce qui s'y ajoute en
vue du même but.
Nous n'examinons pas seulement la Propriété du sol, la Pro-
priété immobilière, séparée du reste, séparée de la Propriété
mobilière; elle n existe pas ainsi; nous considérons en même
temps et la Propriété du sol et la Propriété de tous les objets qui
s'y ajoutent pour en permettre la jouissance directement ou indi-
rectement, c'est la Propriété totale.
Il est évident qu'étudier la Propriété du sol en faisant abstrac-
tion des objets mobiliers qui servent à son exploitation ou à sa
jouissance, comme les animaux domestiques ou le mobilier,
c'est étudier un fait qui n'existe pas tel quel; car à quoi servirait
le sol sans les animaux et sans les instruments de travail qui
permettent de l'exploiter? La Propriété immobilière, telle qu'en
fait on la pratique, ne se conçoit donc qu'avec l'existence de la
Propriété mobilière, qui en est à vrai dire l'élément complémen-
taire, intégrant, et qui en subit toujours la loi de mille manières :
peu importe à cela que la Propriété immobilière et la mobilière
se partagent entre deux propriétaires.
En effet : la loi d' apprfjpriatirjn d'un objet mobilier est la ré-
sultante de la, loi d'appropriation de l'objet immobilier auquel
il sert et des conditions que sa substance impose au fait d'appro-
priation dont il est le sujet.
Ainsi, si vous considérez un champ, soumis au régime de la
Propriété individuelle et perpétuelle, il est évident par définition
que ce champ n'est ainsi possédé que parce qu'il est cultivé
d'une façon intensive ; on ne peut donc, en fait, séparer ce champ
ainsi possédé de la charrue et de l'animal domestique, cheval,
bœuf ou vache, qui servent à le cultiver; le champ, la charrue
I.A l'UOl'HlKTK.
et ranimai forment la Propriété totale soit entre les mains crim
seul, soit entre les mains de divers, peu importe. Ces oJjjets mobi-
liers, la charrue et l'animal, ne sont après tout possédés par qui
(|ue ce soit qu'à cause du champ auquel ils servent, et cependant
ils ne sont possédés par personne, pas même par le propriétaire
du fonds, de la même façon que ce champ : il est clair qu'on ne
possède pas une charrue comme un champ ; un animal domes-
tique comme une terre ni même une charrue comme un cheval;
la loi d'appropriation de ces objets mobiliers est donc bien la
résultante et de la loi d'appropriation des objets immobiliers aux-
quels ils servent et de leurs conditions substantielles.
Il peut arriver et il arrive quelquefois que dans la loi d'appro-
priation d'un objet mobilier la substance de cet objet agisse da-
vantage dans la résultante que la nature de l'objet immobilier
auquel il sert. Il sera donc nécessaire, après l'étude de la Pro-
priété immobilière et de ce qui la complète, après l'étude de la
Propriété totale, d'étudier d'une façon spéciale ces objets mo-
biliers dans les cas où leur substance particulière agit et prédo-
mine dans la loi de leur appropriation.
Mais nous allons étudier d'abord la Propriété totale, c'est-à-dire
la propriété du sol et des objets qui le complètent ; ensuite, nous
étudierons la Propriété des objets mobiliers dans le cas particu-
lier que nous venons de dire.
V'oilà donc la Propriété déterminée, définie, classée, et classée
après le Travail; voilà indiqués et les rapports du Lieu, du
Travail et de la Propriété, et la raison de leur classement res-
pectif.
Passons maintenant à la détermination et au classement des
différentes espèces de Propriété.
LA SCIENCE SOCIALE.
II.
Voici d'abord le tableau de la Propriété :
LA PROPRIÉTÉ
(composition des biens, mode de possession, subventions, transmission).
Pr. Sol disponible : sa nature; son parcours; abondance de ses pro-
ductions spontanées, sa permanence.
I. Communauté {ouvrière) :
du Foyer,
du Domaine,
de l'Industrie.
II. Propriété familiale [limitée ou illimitée) :
du Foyer,
du Domaine (petit),
du Domaine fragmentaire,
de la Petite Industrie principale '. , '
^ ' ( patronale,
de la Petite Industrie accessoire.
III. Propriété patronale {particulière ou collective) :
du Foyer maître,
du Foyer ouvrier,
du Domaine chef,
du Domaine dépendant,
de la Grande Industrie en Grand Atelier,
de la Grande Industrie en Fabrique collective.
Nous laissons d'abord, quitte à y revenir ensuite, ce qui est en
tête du tableau entre parenthèses et au proœmium ; nous com-
mencerons par expliquer le corps du tableau : notre exposition
procédera mieux de cette manière.
Le tableau de la Propriété détermine et classe trois espèces de
Propriété.
I, — La Commimauté (ouvrière).
II. — La Propriété familiale.
III. — La Propriété patronale.
LA PROPRIÉTÉ. 45
Pourquoi ces trois espèces? et pourquoi se classent-elles
ainsi
ji>
La Propriété consistant, — ainsi que nous venons de l'éta-
blir, — dans l'exclusion des autres, quant à un point déterminé
du Lieu , par ceux qui le travaillent , il est tout naturel que
l'on détermine ces phénomènes d'exclusion d'après leur inten-
sité et qu'on les classe d'après leur intensité croissante, La
Propriété naîtra et grandira, ses espèces s'affirmeront et se
succéderont à mesure que l'exclusion des autres par le groupe
qui travaille sera plus complète. Or cette exclusion sera d'autant
plus grande, d'autant plus complète qu'elle sera V plus conti-
nue, et que 2° le nombre de ceux cjui (lisposeront d'un point
déterminé du Lieu sera moins considérable. Il est évident qu'on
dispose de plus en plus d'un Lieu, d'un objet, qu'on en est de
plus en plus propriétaire, à mesure qu'on en dispose d'une façon
plus continue et qu'on est de moins en moins nombreux à en
disposer.
Le Pasteur nomade qui dispose pendant quelques jours avec
tous des membres de sa tribu d'un pâturage , nous présente le
moindre phénomène d'exclusivisme, partant le moindre phéno-
mène d'appropriation. Sa Propriété est à cent lieues d'être indivi-
duelle. Ici le propriétaire est une collectivité, la tribu, le groupe le
plus nombreux ; et la disposition spéciale que ce groupe a du Lieu
par le pâturage, prescrit l'appropriation la plus courte et en vue
de l'usage le plus restreint : le temps nécessaire aux animaux
pour brouter l'herbe.
Le Landlord, au contraire, qui dispose seul, d'une façon per-
pétuelle et pour tous les usages qu'il lui plaira, du sol et du sous-
sol d'un immense domaine, qui le fait cultiver et valoir par des
travailleurs sans domaines, nous présente le phénomène le plus
accentué d'appropriation. Le groupe a disparu, le propriétaire est
iMi individu et la disposition spéciale qu'il a du Lieu par la grande
culture intensive présente l'appropriation la plus longue et pour
les usages les plus illimités.
Avec les Pasteurs nomades nous avons la Propriété collective,
temporaire et pour un seul usage ; avec le Landlord nous avons
-46 LA SCIENCE SOCIALE.
la Propriété individuelle , perpétuelle et illimitée dans son
usage, présentant le fameux y //s utendi et ahutendi.
On constate donc qu'il y a des espèces liien différentes dans la
Propriété, qu'il y a bien des façons d'être propriétaire, et que les
espèces de la Propriété vont en s'accentuant ; que l'appropria-
tion devient de plus en plus intense, à mesure que l'exclusion
des autres par celui qui dispose devient de plus en plus totale et
de plus en plus durable. 11 apparaît ainsi très nettement que
Ton devra classer les différentes espèces de la Propriété d'après
l'ordre croissant d'exclusivisme ; on ira ainsi de la moindre Pro-
priété à la plus grande, on verra naître et se développer le phé-
nomène de l'appropriation.
L'ordre de classement des espèces indiqué, il faut déter-
miner ces espèces.
U est évident que depuis la disposition collective et tempo-
raire que les pasteurs nomades ont du Lieu jusqu'à la disposition
individuelle et perpétuelle cju'en exige le Landlord, il y a mille
deg-rés différents d'exclusivisme dans la disposition. Quels sont,
dans cette série continue, les points où l'on remarcjue une évo-
lution radicale, la naissance d'une espèce?
La Propriété communautaire, la Propriété familiale, et la
Propriété patronale présentent les trois espèces fondamentales,
les trois formes primordiales de la Propriété, formes aux traits
essentiels, absolument opposés et diverg-ents, dont les autres
formes ne sont que des variantes : ces variantes n'offrent de
dissemblance avec les espèces orig'inales qu'en des points se-
condaires, des retouches de détail.
Quelle est la raison qui a fait choisir ces trois formes comme
types des trois espèces?
Pour disposer du Lieu, pour en exclure les autres, pour jouir
de la Propriété en un mot, il faut, ainsi que pour tous les autres
phénomènes sociaux, que les hommes se groupent. Comme on ne
pratique cette exclusion, comme la Propriété n'existe qu'en vue
et qu'à cause du Travail, on comprend l'importance que les
groupements formés par les hommes dans le Travail vont avoir
sur les groupements qu'ils formeront pour la Propriété, Or,
LA i>i«oriuÉTi':. 47
trois formes de groupement : le groupement communautaire,
le groupement familial et le groupement patronal, sont employées
par le monde des travailleurs selon l'intensité des efforts et des
capacités que réclame l'œuvre à faire. iMais, ainsi que nous avons
été amenés à le remarquer en étudiant le Travail (et c'est ce
qui nous a conduits à observer la Propriété après le Travail), ce
n'est pas la seule direction du Travail qui échappe à la masse des
familles ouvrières lorsque la production devient plus intense,
c'est aussi et c'est surtout la disposition des choses nécessaires
au Travail, et cela toujours à cause de ce grand fait de la pré-
voyance qui vient séparer les capables des incapables. Et cette
disposition des choses nécessaires au travail, — choses qui sont
principalement le Lieu où s'effectue le travail et les produits ob-
jets de ce travail, — qu'est-ce autre chose que la Propriété?
Ainsi, le Travail, fait générateur de la Propriété, détermine,
dans les différents groupements que les hommes emploient pour
disposer du Lieu, trois espèces principales. Ces espèces se consti-
tuent suivant que ceux qui disposent du Lieu peuvent en disposer
l'n communauté ow par simple ména(/e, ou bien lorsqu'il se trouve
que, la masse étant incapable, il faut un homme plus ca-
pable, un patron, pour en disposer non seulement à son avan-
tage mais à l'avantage des Incapables. On va ainsi, par un exclu-
sivisme croissant que nécessite le Travail, de la Propriété commu-
nautaire à la Propriété familiale et de la Propriété familiale i\
la Propriété patronale.
Tel est le classement et telles sont, sommairement, les causes
constitutives des Espèces de la Propriété. Nous y reviendrons par
le détail, car, dans notre prochain article, nous entreprendrons
l'étude de chacune de ces Espèces, en commençant par la Pro-
priété communautaire,
Robert Plnot.
(.4 suivre.)
UNE METAMORPHOSE SOCIALE.
UN MERIDIONAL
QUI CESSE DE L'ÊTRE.
J'ai lu avec un intérêt particulier, dont on va voir la raison,
les articles de M. Moustier sur le type du Méridional (1).
L'auteur, par une analyse pénétrante, a montré comment se
forme le Méridional, quels ingrédients variés entrent dans sa
composition ; et il semble, après cela, qu'on pourrait presque fa-
briquer un Méridional sur commande.
Ce n'est pourtant pas là, rassurez-vous, une opération qui me
fasse envie ; car, malgré certaines qualités incontestables, ce type
social présente de graves défauts, que M. Moustier a très bien mis
en lumière. Les deux principaux sont : la formation communau-
taire, qui porte à compter sur les autres plus que sur soi-même;
et l'éloignement pour l'effort pénible et soutenu, éloignement qui
porte à eml)rasser de préférence les métiers où il y a peu de ce
genre de travail à dépenser. C'est la formation communautaire
qui fait du Méridional un urbain et un politicien ; c'est l'éloigne-
ment pour le travail pénible qui l'incline à se soustraire aux ru-
des labeurs de la culture. L'extension des villes, la politique et
la désertion des campagnes sont bien les trois maux dont nous
soufl'rons le plus profondément; il n'y a donc aucun intérêt à fa-
(I) Voir les livraisons de janvier, février el avril 1801.
UN MÉRIDIONAL QUI CKSSR DE l'hTIIK. 40
Ijriquer do iioiiveaiix Méridionaux. F^e véritable intérêt serait au
contraire de resti'eindre, s'il était possible, le champ de formation
du type.
Or, j'ai précisément eu l'occasion d'observer une tentative des
plus intéressantes dans ce sens. Il s'agit d'un de mes amis, né et
élevé dans le Midi, dans le vrai Midi, dans le Midi des bords du
Rhône, et qui, pénétré de l'infériorité que lui donnait sa formation
sociale, a entrepris d'en sortir. J'ai pu suivre de près et presque
au jour le jour cette curieuse et rare évolution, cette métamor-
phose sociale ; elle a fait souvent l'objet de mes conversations
avec mon ami , et il a bien voulu me communiquer les notes dans
lesquelles il a consigné les diverses phases qu'il a traversées.
Je prie le lecteur de remarquer que le cas dont il s'agit n'in-
téresse pas seulement les Méridionaux ; il intéresse tous les Fran-
çais et bien d'autres encore, comme il m'a intéressé moi-même ;
car, ainsi que le rappelait M. Moustier en terminant : « En France,
nous sommes tous un peu de Tarascon. »
M. Moustier nous a montré comment on allait à Tarascon; es-
sayons de voir comment on peut en revenir.
I.
Je ne dois pas vous cacher que le chemin n'est pas facile. Vous
savez en effet quelle est la ténacité d'une formation sociale; elle
saisit l'homme tout entier, par le milieu physique, par l'éduca-
tion, par toute la série des influences sociales qui agissent dès
l'enfance avec une persistance ininterrompue. C'est une chaîne
solidement forgée, qui vous enlace de mille replis.
H n'est cependant pas impossible d'échapper à une pareille
étreinte; la preuve, c'est que les sociétés se modifient, se transfor-
ment, qu'elles évoluent en un mot. Mais remarquez que cette
évolution est toujours lente ; elle met ordinairement plusieurs
générations à s'accomplir ; de plus , elle se fait sous le coup de
circonstances extrinsèques et impérieuses, qui viennent modifier
les conditions du milieu, de l'éducation, et tout l'ensemble des
phénomènes sociaux. Le plus souvent, l'homme est l'instrument
50 LA SCIENCE SOCIALE.
passif, plutôt que Finstrument actif de l'évolution sociale. Il s'a-
perçoit un beau jour qu'il est transformé ; ou, pour mieux dire,
il ne s'en aperçoit même pas, tant l'évolution a été lente, gra-
duelle, inconsciente. Ce sont les historiens, — lorsqu'ils sont clair-
voyants, — c'est surtout la Science sociale, qui viennent apprendre
à une société quelle diffère d'une autre, sur tel point et sur tel
autre, pour telle raison et pour telle autre.
Croyez-vous que les pasteurs, quand ils sont partis de l'Asie
centrale pour se disperser sur toutes les routes du globe, se soient
aperçus qu'ils se transformaient suivant les conditions nouvelles
imposées par chacune de ces routes? Croyez- vous qu'ils se soient
dit : « Tiens, voilà que nous devenons sédentaires, agriculteurs,
artisans, pécheurs, chasseurs? Tiens, voilà que nous passons de
la formation communautaire à la formation particulariste, pro-
pre aux peuples du nord de l'Europe ; ou à la formation individua-
liste, propre aux peuples chasseurs? » Ils ne se sont pas dit cela, ni
rien de pareil, parce qu'ils ne se sont pas douté de la transfor"
mation qui s'opérait en eux, tant elle a été longue à se produire,
tant elle s'est faite graduellement, insensiblement, tant elle était
peu préméditée de leur part.
Croyez-vous que le colon qui va actuellement aux États-Unis
devienne un Yankee par la puissance du raisonnement et de la
volonté? Il le devient par la force des choses, par l'action per-
sistante et impérieuse du milieu nouveau dans lequel il se trouve
placé; sans s'en douter, qu'il le veuille ou non, à un moment
donné, il devient Yankee, c'est-à-dire qu'il pense, qu'il parle,
qu'il agit à la façon d'un Y'ankee. Et, s'il résiste à cette action, à
cette pression du dehors, si sa formation antérieure le rend
inapte à accomplir cette évolution nécessaire, il est tout simple-
ment rejeté dans la vieille Europe, par l'impuissance même où il
est de se tirer d'affaire dans un pareil milieu; ou bien, il est
impitoyablement évincé, écrasé, supprimé, comme les malheu-
reux Indiens des Prairies.
Voilà comment évoluent les sociétés : leur évolution n'est pas
voulue, n'est pas préméditée; de plus, elle est lente et exige, le
plus souvent, plusieurs générations.
UN MÉRIDIONAL QUI CESSE DE l'ÉTRE. 51
Le cas dont je veux vous entretenir est bien difi'érent. Il s'agit
en effet d'une évolution voulue, préméditée et, qui plus est, ra-
pide, puisqu'elle tient tout entière dans le court espace d'une vie
humaine. Ici, l'homme ne subit plus passivement l'effet de cir-
constances extérieures; bien au contraire, il lève contre ces cir-
constances imposées l'étendard de la révolte; il ne suit pas le
courant général, il tente de le remonter à lui tout seul; il mar-
che à rebours du milieu dans lequel il a été élevé, dans lequel il
se trouve; il cherche en un mot à se créer lui-même, par art, la
formation sociale qu'il a délibérément choisie.
C'est bien là un cas nouveau et rare encore, qui mérite d'être
étudié. Il le mérite, non pas à titre de curiosité, — ce qui aurait
peu d'intérêt pratique, — mais à titre d'exemple, pour qu'on sa-
che dans quelles conditions un homme peut spontanément se
soustraire à l'action de son milieu ; comment il doit s'y prendre ;
quelles difficultés il doit vaincre; comment il doit les vaincre, et
dans quel ordre. Que de gens bien intentionnés, qui veulent
arriver au mieux. Video mollora ., et qui arrivent au pire,
détériora sequor ! N'est-ce pas l'histoire de tout ce qu'on ap-
pelle le « grand parti » des « Honnêtes gens », qui, depuis un
siècle, perdent honnêtement tout en France et qui, par surcroit,
se perdent eux-mêmes, je veux dire perdent tout crédit, toute
influence et semblent voués aux avortements successifs et conti-
nus? Et cependant, ils sont, eux aussi, pavés de bonnes intentions.
Mais, voilà ! les bonnes intentions sont de peu de valeur, si on ne
connaît pas « la manière de s'en servir ». Que de mal on peut
se faire à soi-même et aux autres avec de bonnes intentions!
Lisez plutôt l'histoire des « Honnêtes gens » de notre temps.
Je dis donc que l'exemple de mon ami peut être utile à un
grand nombre.
Mon ami était un Méridional de bonne souche : il en avait la
formation à un point intense; c'était bien le type décrit dans la
Revue. La formation communautaire, propre à la race, avait dé-
veloppé en lui à un haut degré le besoin de relations, de société,
d'expansion, l'horreur de l'isolement et, par voie de conséquence,
5:2 LA SCIENCE SOCIALE.
rhaljitude de compter sur les autres plus que sur soi, la tendance
à faire intervenir les Pouvoirs publics en tout et pour tout, cette
tendance que M. Moustier a si bien signalée comme un des traits
caractéristiques du Méridional.
Tel était donc mon ami, quand il (juitta le Midi pour venir se
fixer à I^aris. Et il y venait dans l'idée très méridionale et, par
extension, très française, d'y trouver le maximum de vie urbaine
et le minimum de travail pénible. Ce fut vers les professions libé-
rales que se dirigea notre ami, avec quelques échappées sur la
politique.
Je retrouve, dans les lettres qu'il m'adressa à cette époque, les
premières impressions de son arrivée à Paris. Il ne comprend
pas qu'on puisse habiter ailleurs que dans « ce grand centre des
lumières et de la civilisation, où l'on goûte avec intensité le bon-
heur de vivre ». Et alors une description enthousiaste de la vie
de Paris. En s'y fixant, il a réalisé son rêve, qui est aussi le rêve
de tant de Français!
i*eu à peu sa correspondance reflète des idées différentes. Il
vient de lire les œuvres de Le Play et elles ont fait sur son esprit
une vive impression. « C'est un génie incomparable, m'écrit-il )>.
Alors, il commence à entrevoir le rôle prédominant des arts
usuels au point de vue social, et en particulier le rôle supérieur
de l'agriculture. Ce Méridional s'aperçoit qu'il existe autre chose
que la vie urbaine, il entrevoit tout un monde dédaigné et in-
connu.
A partir de ce moment, et avec cette facilité d'enthousiasme,
qui est encore un trait de la race, il célèbre les avantages de la
vie rurale. Il publie même une étude sur ce sujet... mais il reste
à Paris. Ses convictions ne sont encore qu'un article d'expor-
tation : ce sont des théories à l'usage des autres. Il appartient
bien, à ce moment, au « grand parti » de ces « Honnêtes gens »,
qui prêchent si bien et agissent si mal.
(>et état d'esprit nous révèle aussi à merveille le genre d'in-
fluence qu'exercèrent et qu'exercent encore les œuvres de Le Play.
Elles ont créé chez leurs lecteurs une tendance générale et pu-
rement théorique vers certaines idées particulièrement prônées
l'.\ MERIDIONAL QUI CESSE DE LÈTRE. o'i
par le maitre : le respect du Décalogiie, de l'autorité paternelle, de
la tradition; le rôle considérable delà vie rurale et sa supé-
riorité sociale sur la vie urbaine; les dangers du fonctionna-
risme bureaucratique et de la centralisation des Pouvoirs publics.
Voilà, à peu de choses près, le Crrdo des disciples de Le Play,
— des disciples première manière, ancien style.
Ces disciples ont répété ce que le maitre avait dit et, souvent,
uniquement parce que le maître l'avait dit : Mtifjisfcr di./il.
Mais presque aucun d'eux n'a passé des paroles aux actes; c'é-
taient des prédicateurs qui auraient pu prendre pour devise :
« Faites ce que je dis et ne faites pas ce cjue je fais. » On sait
que Le Play s'est plaint de n'avoir pu réunir autour de lui plus
de trois ou quatre vrais disciples, et il formulait ces plaintes alors
que les l'/u'ons de hi Paix sociale comptaient cependant douze
cents membres. Mais tous ces adhérents appartenaient à la caté-
gorie dont je viens de parler, et Le Play ne le voyait que trop.
C'est alors qu'il disait qu'il voudrait pouvoir grouper autour de
lui « douze apôtres ». Il entendait par là des apôtres pratiquants.
Il n'y réussit pas de son vivant : il éveilla certains esprits plus
qu'il ne les convertit.
La cause de cet échec relatif est facile à expliquer aujour-
d'hui que cette Revue, en imprimant à la science sociale le re-
marcjuable développement que tout le monde constate, a permis
de mieux se rendre compte de ce qui manquait à l'œuvre de
Le Play.
Il lui manquait une bonne méthode d'analyse et d'exposition.
Le Play montre plutôt des résultats qu'il n'explique des phéno-
mènes. On ne voit pas suffisamment dans son œuvre comment
se forme chaque type social, les modifications par lesquelles un
type donné a dû passer pour arriver d'un état précédent à un
état nouveau. Il ne vous livre donc pas le procédé po-
sitif et détaillé par lequel vous pourriez accomplir, si vous
le vouliez, la même évolution. 11 ne vous communique donc
pas la connaissance minutieuse et raisonnée des étapes suc-
cessives à parcourir. C'est précisément parce qu'il vous mon-
tre des types tout formés et qu'on ne voit pas naître, que
o4 LA SCIENCE SOCIALE.
son œuvre a un peu l'apparence d'une théorie pure, d'un sys-
tème conçu à priori. Aussi a-t-on pris l'habitude de dire : « le
système de Le Play, les théories de Le Play, les idées de Le Play, »
quoiqu'il ait eu soin de répéter sans cesse qu'il ne s'appuyait
que sur des faits minutieusement observés. Mais, malheureuse-
ment, cette série d'observations est restée enfouie et sans con-
clusions dans les Ouvriers européens^ tandis que les autres ouvra-
ges présentent les conclusions, mais sans les faits sur lesquels
elles s'appuient, et surtout sans l'indication des étapes succes-
sives parcourues par ces faits. On sait comment les fonda-
teurs de cette Revue ont entrepris de combler cette lacune
et comment ils y ont réussi ; on sait aussi que leur magnifique
tentative a servi de prétexte à la scission qui a éclaté à cette
époque.
Ainsi, la lecture des œuvres de Le Play pouvait exercer une
influencé sur les esprits, mais elle était impropre à faire passer
du domaine de la spéculation au domaine de l'application. On en-
trevoyait bien les avantages sociaux des pratiques recommandées
par Le Play, mais on était vis-à-vis d'elles comme le malheureux
Tantale en face des beaux fruits qu'il ne pouvait cueillir. Le
Play avait omis d'indiquer les préparations nécessaires pour pas-
ser d'un état social à un autre, et l'on s'imaginait qu'on pou-
vait y arriver de ])ut en blanc. De là, les découragements qui
gagnèrent les rares disciples qui entreprirent de mettre en pra-
tique les conseils du maitre. Ils n'y étaient pas préparés; or
aucune évolution ne s'accomplit sans les préparations néces-
saires.
Représentez-vous un bon jeune homme qui vient de lire l'œu-
vre de Le Play et qui prend sur l'heure la résolution d'y con-
former sa vie. Il se résout, par exemple, à abandonner la ville
pour aller habiter la campagne. Mais au lieu d'y trouver les
jouissances promises, il n'y rencontre qu'un mortel ennui, qui
bientôt le ramène à la ville. Je le crois bien! il n'était pas pré-
paré à cette formidable transformation de l'urbain en rural.
Il a voulu passer à pieds joints sur les étapes indispensables, et
il manque le but. Natura non facit sallum. En matière sociale,
UN iMERIDIONAL QUI CESSE DE L ETRE. OO
lîou plus, on ne lïiit pas de saut, surtout de pareils sauts, qui
ont parfois demandé à certaines sociétés des siècles entiers de
transition et une série d'événements préparatoires.
Donc, pour en revenir à notre ami, on s'explique maintenant
pourquoi, à l'exemple de tous les autres, il resta un disciple
platonique de Le Play.
Voyons par suite de quelles circonstances, il alla plus loin
et comment il fut amené à passer de la pure contemplation so-
ciale à la pratique positive.
II.
La publication de cette Revue fut saluée par lui « avec enthou-
siasme », ai-je besoin de le dire? mais avec un enthousiasme
qui, cette fois, porta des fruits décisifs. Il fut, comme moi-même,
un des premiers abonnés; il comprit immédiatement qu'elle re-
présentait la marche en avant, qu'elle allait pousser, développer,
préciser, élargir la science sociale, restée jusqu'alors vague et
hésitante. On sait comment les promesses du début ont été te-
nues, comment la nouvelle Ecole réussit à combler les lacunes
que nous venons de signaler dans l'œuvre de Le Play. Grâce à
une analyse plus méthodique et . plus pénétrante, à une exposi-
tion qui présente l'enchaînement des phénomènes dans l'ordre
où ils s'engendrent naturellement, au lieu de montrer seulement
le résultat final, la Science socialp fut en état de donner la dé-
monstration rigoureuse de chacune de ses affirmations et de
porter dans les esprits une conviction éclairée. En même temps,
elle entreprit d'analyser à nouveau et de classer d'une façon
plus précise les divers types sociaux, si bien qu'aujourd'hui
on voit se dérouler et s'expliquer méthodiquement la série
des sociétés humaines du passé et du présent. Mais je n'ai
pas besoin d'insister sur ces résultats que tous les lecteurs
de cette Revue connaissent et qui expliquent et justifient son
succès.
Ce renouvellement de la science sociale vint jeter une vive lu-
5G LA SCIENCE SOCIALE.
mière dans Tosprit de notre ami : d'ai)Oi'd il vit plus nettement
les caractères propres à chaque type de société; ensuite, il
put se rendre compte des modifications graduelles par lesquel-
les doit nécessairement passer une société pour évoluer d'un
type à un autre. Il comprit c[ue toute évolution exige des pré-
parations et les exige dans un certain ordre, qu'on ne viole pas
impunément.
Alors, pleinement convaincu que sa formation méridionale
le condamnait à une infériorité manifeste, il résolut de travailler
scientifiquement à s'en affranchir. Je ne fus pas sans quelques
doutes, lorsqu'il me fit part de son intention; car je me rendais
compte qu'il entreprenait là une rude opération, difficile à me-
ner à bien, et qu'il allait voir se dresser devant lui toute sa
formation première, toutes ses habitudes antérieures, ses idées
acquises, masse formidable qu'il n'était pas aisé de soulever
par la seule force de la volonté.
11 était maintenant manifeste pour lui que le point de départ
de la formation méridionale, le vice auquel il lui fallait s'atta-
quer tout d'abord, parce qu'il était, si je puis m'exprimer ainsi,
la base de toutes ses faiblesses, c'était l'habitude de compter
sur les autres, le besoin d'avoir beaucoup de relations, de
ces relations quelconques que le Français collectionne à la
douzaine, et dans lesquelles il met tant de confiance.
11 s'attacha donc à noter avec soin, par profits et pertes, tous
les avantages et tous les inconvénients qu'il retirait de ces re-
lations multipliées. Il en arriva à se rendre compte que la
somme des inconvénients dépassait de beaucoup celle des avan-
tages. Il perdait beaucoup de temps pour entretenir ces rela-
tions, et ce temps était enlevé à des travaux plus utiles et plus
fructueux. En outre, ces relations ne sortaient guère du ton
d'une désespérante banalité. Il ne tarda pas à s'expliquer ce
phénomène : il comprit que des gens qui veulent avoir beaucoup
de relations ne peuvent avoir que des relations banales, par la
bonne raison que pour s'attacher les gens à fond, il faut les
cultiver à fond; que, pour être assuré de leur dévouement, il
faut pouvoir les assurer du sien, et leur en donner des preuves.
r.\ MKHIKIONAL QUI CESSK DK l'kïHI:. 57
Or cola est impossible, de part et d'antre, si l'on jette son amitié
aux quatre vents du ciel. L'amitié, comme toute plante délicate,
demande à être cultivée avec soin. Si on veut étendre démesu-
rément ce genre de culture, on ne peut donner à chafjue plante
les soins qu'elle réclame, elle souffre et dépérit bientôt.
Je constatai l'évolution qui commençait à se faire dans l'es-
prit de mon ami, par une lettre qu'il m'écrivit à cette époque et
dont je détache le passage suivant : (( Je m'aperçois de plus en
plus que je n'arrive à me lier solidement qu'avec les gens qui
ont peu de relations; les autres m'échappent au moment où je
crois les tenir. Ils ont trop de relations à entretenir et ne peu-
vent consacrer à chacune d'elles que peu d'instants. Ils sont
toujours pressés, débordés, insaisissables. Ils prodiguent à tout
venant les appellations de « mon cher ami, mon bon, » etc.,
et l'on sent manifestement que cela ne tire pas à conséquence,
que c'est une simple formule banale. Et dire que c'est ainsi
que j'en agissais moi-même! Mais, depuis que mon attention a
été attirée sur ce point, une pareille manière de profaner l'ami-
tié me parait odieuse; et je rougis d'avoir pu si longtemps user
de ce procédé, moi aussi. Ah! mon cher ami, — car à vous je
puis donner ce titre, — comme mes idées sont bouleversées,
depuis que j'ai pris le parti de les analyser et de me regarder
parler et agir! Je crois décidément que je suis corrigé du be-
soin de voir beaucoup de gens, d'entretenir de nombreuses rela-
tions. »
Après ce résultat, il put marquer nn point, et un bon point.
Il sentit dès lors quil était enfin maître du premier terme de son
évolution, qu'il avait franchi victorieusement la première étape,
par conséquent la plus importante et la plus difficile. En effet,
cette première victoire sur sa formation antérieure en amejia
bientôt une seconde, tout naturellement,
A mesure qu'il réduisait le nombre de ses relations banales,
il s'habituait à Tidée de se suffire davantage à lui-même, de
compter davantage sur lui-même. Il effectuait en quelque sorte
une retraite en bon ordre; il se repliait sur lui-même; il ren-
trait enfin chez lui après en être si longtemps sorti.
58 LA SCIENCE SOCIALE.
ê
Il fut d'ailleurs aidé dans cette seconde évolution par une
circonstance politique imprévue, qui le jeta d'abord dans un
grand découragement, mais qui lui donna ensuite le coup de
fouet dont il avait besoin pour franchir cette passe difficile.
Voici en deux mots quelle fut cette circonstance.
En arrivant à Paris, notre ami avait cherché et avait trouvé
une situation lixe, qui lui donnait des appointements réguliers
à la fin de chaque mois. On sait que les Français en général
recherchent de préférence ce genre de situations ; ils les préfèrent
de beaucoup aux affaires plus indépendantes, plus lucratives,
mais plus aléatoires. Le Français aime mieux une position subor-
donnée, mais assurée, qu\me entreprise qui l'oblige à ne
compter que sur lui-même, qui le met dans la nécessité de
travailler à ses risques et périls. C'est pour cela qu'il fuit la cul-
ture, l'industrie et le commerce pour les positions bureaucra-
tiques et administratives. Là au moins, avec peu de responsabilité
et peu de travail, on touche régulièrement chaque mois son
petit traitement. Si tel est l'état d'esprit des Français en général,
c'est à plus forte raison l'état d'esprit des Méridionaux, ainsi
que l'a montré M. Moustier. Notre ami s'était donc enfermé avec
volupté dans son fromage et il était bien convaincu qu'il pour-
rait y grignoter jusqu'à la fin de ses jours.
Malheureusement, il avait compté sans la circonstance poli-
tique à laquelle je viens de faire allusion et qui, brusquement,
vint lui enlever sa situation. Quand un pareil malheur arrive à
un Français, ou à un Méridional, — nous avons dit qu'aujourd'hui
ces deux types se confondent, — sa première préoccupation est
de retrouver le plus tôt possible une situation analogue. Cer-
tainement, si notre ami n'avait pas déjà vu s'opérer en lui la
première transformation que nous venons de dire, il n'aurait
rien eu de plus pressé que de retomber dans la même ornière.
Mais c'était déjà un autre homme, et il eut le courage de se
ressaisir lui-même dans la plénitude de ses facultés et de se créer
une position indépendante, qui devait ne reposer que sur son
action personnelle, sur son initiative propre, sur son énergie.
Ainsi la circonstance qui aurait pu l'abattre, qui aurait pu le faire
UN MÉRIDIONAL QL'I CESSK DE l'ÈTRE. 59
revenir on arrière, n'eut pour résultat que de lui faire faire un
nouveau pas en avant, de lui faire franchir la seconde et difficile
étape de son évolution.
.lai dit que les phénomènes s'enchaînent : ils s';ippellent l'un
l'autre, ceci engendre cela. Voyons donc quelles furent les consé-
quences de tout ce qui précède.
Ce qui avait porté notre ami vers Paris, ce qui l'attachait
surtout à la résidence urbaine, c'était le besoin de relations, de
société nombreuse, c'était l'habitude de compter sur les autres,
c'était, en un mot, sa formation communautaire. Mais nous venons
de voir qu'il avait secoué cette partie de son passé. La vie
urbaine ne lui apparaissait plus sous les mêmes couleurs, elle ne
répondait plus pour lui à un besoin impérieux. Un sentiment
tout inverse s'était fait jour en lui et avait percé naturellement à
travers les ruines de l'idée communautaire : c'était le sentiment
de l'indépendance, de l'action spontanée et libre, de l'initiative
personnelle. Cet attrait nouveau grandissait chaque jour; il
venait tout justement occuper la place laissée vacante par les
anciens dieux abattus.
Or, si la formation communautaire est tenace, lorsqu'elle
s'est une fois implantée dans l'esprit et dans les habitudes, la
formation particulariste ne l'est pas moins, lorsqu'on a été mis,
ou qu'on s'est mis soi-même en situation d'en apprécier les
avantages. Se sentir son maître, être l'arbitre de ses destinées,
les façonner à sa guise, à ses risques et périls il est vrai, mais
dans la plénitude de son indépendance, agir, se décider libre-
ment en toutes choses, attendre tout de soi avec la conscience
qu'on est capable de se donner ce que l'on attend, ce sont là des
fruits savoureux auxquels on ne goûte pas impunément. Quand
on y a une fois goûté, l'oreiller de la communauté, — cet
oreiller sur lequel l'Oriental sommeille depuis des siècles, — perd
ses charmes affadissants, on le repousse du pied et on s'élance,
résolu, dans une voie toute nouvelle.
Alors, on sort décidément du type communautaire, on entre
dans le type que le mot de « particulariste ^ qualifie bien, puis-
60 LA SCIENCE SOCIALE.
qu'il s'agit de gens qui ne comptent plus sur la collectivité, mais
sur leur énergie propre, sur leur initiative part'iculïi'i'c. Alors on
sort du type oriental et méridional, pour entrer dans le type qui
a fait l'Occident de l'Europe, qui conquiert aujourd'hui l'Amé-
rique du Nord et l'Australie, et qui envahit de proche en proche
les deux hémisphères. On entre dans le type auquel appartient
indubitablement l'avenir.
Quand ce besoin de l'indépendance s'est une fois emparé de
l'esprit, on cherche naturellement à se placer soi-même dans le
miheu qui est le plus favorable à cette indépendance; on cherche
les conditions de vie qui vous mettent le plus à l'abri, non pas
du contact de vos semblables, mais de la gêne, des entraves
cju'ils pourraient vous imposer. Avant, on aimait à se sentir
les coudes; maintenant, on désire prendre ses distances et les
garder.
C'est là que, de fil en aiguille, en était arrivé notre ami, notre
ex-Méridional. On peut, à ce point, mesurer le chemin qu'il avait
parcouru. Et, ce qui est plus extraordinaire, c'est c|u'il l'avait
parcouru en quelques années seulement, une dizaine d'années
au plus. En dix ans, il avait franchi l'immense espace qui sépare
l'Oriental de l'Occidental, je parle de rOccidental qui a fait
l'Occident et non de celui qui est en train de le défaire, de le rame-
ner au fonctionnarisme romain, au mandarinisme chinois, au
lazzaronisme napolitain. Cette distance, que tant de peuples n'ont
jamais pu franchir, que les autres ont mis tant de siècles à par-
courir, lui, il l'avait traversée en dix années.
On doit maintenant comprendre comment peu à peu germait
dans son esprit le désir, d'abord vague, puis plus précis, de la
vie rurale, c'est-à-dire du genre d'existence qui assure au plus
haut degré l'indépendance. On comprend que ce désir devint
bientôt un besoin chez cet homme qui avait coupé un à un tous
les fils par où il avait été retenu juscjue-là à la ville, tous les liens
(|ui la lui avaient fait aimer.
Je l'ai dit plus haut, celui qui abandonne la ville pour la cam-
pagne sans être préparé à cette évolution y trouve bientôt des
niéconq)tes ; il regrette ce qu'il laisse derrière lui, ces relations
UN MÉRIDIONAL QUI CESSE DE l'kïRE. 01
quotidiennes et nombreuses, cette vie en commun, ce commerce
jtvec tant de gens, cette animation factice des salons et des pro-
menades publiques, tout cet ensemble qui constitue la vie ur-
baine et qui a tant de charme pour celui que sa formation en a
leurré. La campagne lui parait bientôt un désert, et plus il
compare ce qu'il y trouve et ce qu'il a laissé, plus il regrette
d'y être venu. Il cherche alors un prétexte, et naturellement il
le trouve, pour revenir à la ville. C'est là l'histoire de beaucoup
de gens. Que de noms on pourrait mettre à cette histoire!
.le ne crois pas qu'on puisse y mettre un jour le nom de mon
ami, parce qu'il n'a accompli cette dernière démarche qu'après
avoir parcouru les étapes intermédiaires. En somme , il a évolué
dans l'ordre même qu'ont suivi les peuples que les circonstances
ont amenés à passer du type patriarcal et communautaire au type
particulariste. La seule différence, c'est qu'il a accompli son
évolution à lui seul, et en créant lui-même, ou en aidant les cir-
constances.
S'il lui a été possible de procéder ainsi méthodiquement et
d'éviter les mécomptes que tant d'autres ont connus, c'est mani-
festement à la science sociale, à la science sociale telle qu'elle
est aujourd'hui constituée, qu'il le doit. C'est grâce aux nou-
veaux procédés d'analyse et d'exposition de cette science qu'il a
pu savoir par où il devait commencer, par où il devait continuer,
par où il devait finir. Il a pu connaître d'avance d'une façon pré-
cise les difficultés qui se dresseraient devant lui et la manière
d'en triompher.
C'est la science sociale qui lui a appris que le type communau-
taire était inférieur socialement au type particulariste. C'est elle
qui lui a appris en outre que, pour sortir de la communauté, il
faut préalablement être sorti de l'état d'esprit communautaire.
C'est elle qui lui a appris enfin que, pour passer au type particu-
lariste, il faut préalalîlement être entré dans l'état d'esprit qui
caractérise ce type. La bonne volonté ne suffit pas, comme on le
croit communément.
Et voyez comme cette vue est pratique, comme elle est suscep-
tible d'une foule d'applications. Voici, par exemple, un Français
02 LA SCIENCE SOCIALE.
qui entreprend d'aller fonder un étal)lissement dans le Nouveau
Monde. Il croit, le plus souvent, qu'il lui suffit de réunir un
certain capital et de s'embarquer sur un transatlantique. Le voilà
arrivé : il échoue, soit dans la culture, soit dans le commerce,
soit dans l'industrie. Il en accuse sa mauvaise étoile, ou ces af-
freux Yankees, avec lesquels il n'est pas possible de lutter. 11 ne
songe pas qu'il ne doit accuser que lui-même, et que, s'il échoue,
c'est tout simplement parce qu'il n'est pas l'homme de cette situa-
tion nouvelle, parce qu'il n'a pas su s'y préparer, parce qu'il ne
suffît pas d'être Français pour réussir en tout et partout. Il a
ignoré l'art indispensable des préparations. C'est cet art que la
science sociale lui aurait enseigné, s'il pouvait penser qu'il a
quelque chose à apprendre en pareille matière, car nous
croyons facilement que l'homme peut se créer à sa fantaisie les
conditions sociales qu'il entrevoit dans son esprit; qu'il n'a qu'à
le vouloir ; qu'il mit d'instinct tout ce qu'il faut pour cela. Je
serais heureux, si j'avais pu ébranler chez quelques-uns la foi en
cette grossière erreur.
m.
Voici donc mon ami installé à la campagne, dans le centre
de la France. Son exode de Paris est trop récent pour que je
puisse vous demander de le suivre avec moi dans sa nouvelle vie.
Je dois me borner, du moins pour le moment, à noter ses pre-
mières impressions, telles qu'il m'en a fait part dans la corres-
pondance que nous échangeons régulièrement.
Le sentiment qui s'y manifeste tout d'abord, et avec une in-
tensité extraordinaire, c'est le bonheur qu'il éprouve d'être initié
à tout un ordre de connaissances qu'il avait dédaignées jusqu'alors
et dont l'importance éclate enfin à ses yeux. <( Je suis furieux,
m'écrit-il, contre l'éducation des écoles, qui n'a fait de moi
qu'un savant, ignorant d'une foule de choses essentielles et pra-
tiques. Quelle erreur de croire que la science se transmet uni-
quement par les livres et sur les bancs de l'école ! C'est là une
UN MÉRIDIONAL QUI CKSSE UK LKTRR. 63
opinion que les pédagogues, les cuistres, ont mise en avant et
(ju'ils ont réussi à faire accepter par le public. Ils se sont ainsi
assuré le monopole de l'enseignement ; ils se sont substitués pu-
rement et simplement aux pères de famille ; ils ont réduit les
connaissances humaines à un chaos de théories, de formules, de
règ-les et d'exceptions ; ils ont banni la pratique, la réalité des
choses ; ils ont détourné systématiquement les yeux de leurs
élèves de la nature vivante ; ils ont fait de nous un peuple de
rêveurs, de théoriciens, de bavards, de purs lettrés. Et quels
lettrés! Quand je compare le temps que nous passons dans les
écoles et le peu de connaissances qui nous en reste, je demeure
confondu de la stérilité d'un pareil système denseig-nement et je
me demande comment il peut encore se soutenir. En vérité, il ne
se soutient que parce qu'il est exig-é par des programmes, lesquels
conduisent aux examens, lesquels enfin ouvrent les carrières li-
bérales et les situations administratives, c'est-à-dire les positions
sociales que recherchent par-dessus tout les Français. Mais quels
hommes pitoyables on nous fabrique ainsi I J'en suis un, je le
sens enfin et j'en gémis. J'ai consommé en pure perte la moitié
de ma vie. »
Je trouve dans une autre lettre le passage suivant : « J'en suis
réduit à me mettre à l'école de mes domestiques de ferme; je les
observe, je les écoute, pour tâcher de me renseigner sur toutes
choses sans en avoir l'air, afin de ne pas trop passer à leurs
yeux pour un ignorant et un incapable, et de perdre ainsi le peu
de prestige que je puis avoir. En outre, je me suis mis à l'école
d'un gros fermier du voisinage, qui est considéré dans le pays
comme un cultivateur remarquable. 3Iais j'aurais dé.siré surtout
pouvoir me mettre à l'école d'un g-rand propriétaire exploitant
lui-même, afin de m'initier à la fois à la théorie et à la pratique,
afin de me rendre compte des choses d'une façon méthodique et
scientifique. C roi riez-vous, mon cher ami, qu'il n'existe dans le
pays aucun type de ce g-enre? Les propriétaires ou bien vivent
oisifs et ennuyés dans la petite ville voisine, ou bien vivent sur
leurs terres affermées et ne s'intéressent à l'exploitation que pour
toucher le prix de leurs fermages. Leur temps se passe à chasser
Ci LA SCIENCE SOCIALE.
et à se lamenter sur la diminution des rentes et sur la nécessité
qui les retient à la campagne; leur désir le plus ardent est de
fuir vers Paris; toujours Paris!
<' Comme on s'explique bien après cela la situation de l'agri-
culture livrée aux mains de simples paysans ignorants, ou de
fermiers plus intéressés aux profits immédiats qu'aux améliora-
lions à long terme, peu portés par leur formation et par leur
situation vers la culture progressive! C'est là encore un tour pen-
dable de notre éducation, qui fait de la classe supérieure une
société d'urbains et de fonctionnaires : il n'y a pas d'agriculture
prospère dans ces conditions-là. Mais je m'aperçois que je ne vous
dis que des choses terriblement banales, pour un lecteur de la
Science sociale comme vous. Mais aussi, c'est tellement vrai, qu'on
est porté à y revenir sans cesse. »
Je continue à glaner dans la correspondance : « Je suis ravi
delà joie qu'ont mes enfants de se sentir à la campagne, au grand
air, en liberté. Une observation curieuse : pendant les premiers
jours, mon petit Henri courait en rond devant la maison et sans
sortir d'un espace circonscrit. Habitude d'enfant élevé à la ville,
accoutumé à jouer dans une salle exiguë, ou de courir aux Tuile-
ries autour de sa bonne, sans pouvoir s'en éloigner. Maintenant
il a pris du champ, il court en long, en large, en travers; l'espace
ne lui est plus mesuré et il en use à plaisir. Aussi tous mes enfants
ont-ils des mines superbes et un appétit féroce. La campagne
est bien le vrai théâtre pour l'éducation, et je n'entends pas parler
seulement de l'éducation physique, ce qui saute aux yeux, mais
aussi de l'éducation intellectuelle, de l'instruction. On nous rebat
aujourd'hui les oreilles de ces fameuses leçons de choses qu'il
s'agit de donner aux enfants dans les écoles; et on leur montre
gravement des pierres, des rondelles de bois d'essences différentes,
des plantes séchées, toutes les représentations du règne végétal,
minéral et animal. Eh bien, mais il me semble que nous avons
tout cela ici et non à l'état de nature morte, mais de nature bien
vivante et fonctionnante, dans son milieu propre, par conséquent
dans les meilleures conditions pour éveiller chez les enfants la
notion réelle des choses. Et tout cela peut s'enseigner en allant,
UN MKHIDIONAL QUI CESSK DR l'ktHI:. G5
en venant, en se promenant, sans qu'il soit besoin d'enfermer ces
malheureux petits êtres dans l'odieuse salle d'étude. Notez bien
que je ne dis pas qu'il faille fermer les livres et les jeter au feu.
La preuve, c'est que, tandis que je vous écris , mon fds aîné est là
à mes côtés occupé à faire ses devoirs. C'est que, s'il est impossible
d'avoir à la ville les enseignements que donne la campagne, il
est très facile d'avoir à la campagne les enseignements que l'on
trouve à la ville, et vous savez que j'ai apporté ici toute une
bibliothèque bien fournie.
« Et gardez-vous surtout de croire que l'enseignement soit une
chose aussi compliquée qu'on le pense généralement. C'est encore
là un bruit que les pédagogues ont mis en circulation, pour se
rendre plus nécessaires, pour obliger les familles à leur aban-
donner purement et simplement l'éducation de leurs enfants. Ils
ont répandu l'idée que l'enseignement était un grand secret, un
mystère impénétrable, dont ils possédaient seuls la formule ma-
gique et qui était fermé aux profanes. Et ce qu'il y a de plus extra-
ordinaire, c'est que le public l'a cru. Au fond, j'estime que les
pères et les mères de famille ont été surtout bien aises de se
débarrasser de l'éducation de leurs enfants.
« Avez-vous d'ailleurs remarqué, mon cher ami, combien
ces pédagogues sont généralement des gens inférieurs, d'in-
telligence médiocre, d'esprit ordinairement très étroit, ce qui
est bien naturel pour des gens qui passent leur temps à couper un
cheveu en quatre, à épiloguer sur les chinoiseries de l'ortho-
graphe, sur la règle du que retranché, sur les exceptions qui con-
firment la règle, sur la série bête des dates et des faits historiques
enfilés à la queue leu leu dans l'ordre de la chronologie, sur un
latin que l'on balbutie sans arriver à l'apprendre, sur un grec
que l'on ne balbutie même pas et que l'on sait encore moins, en
un mot sur des manuels de tous genres, qui sont bien l'enterre-
ment de toute science et de toute intelligence élevée. Il me semble
que le triste état où en arrivent les maîtres devrait nous tenir en
garde contre l'enseignement qu'ils distribuent. Et, de fait, y a-t-il
des êtres plus nuls, plus ratés, plus impuissants dans la vie, que
nos fameux forts en thèmes, ou en versions, que nos fameux grands
66 LA SCIENCE SOCIALE.
prix des grands concours? On pourrait difficilement calculer ce
qu'un succès de ce genre représente d'atrophie cérébrale, de com-
pression intellectuelle, de chauffage odieux et suivi. Il y a encore
des gens qui ont le respect de leurs maîtres; moi, je l'ai perdu :
il a pris la même route que mon respect pour les gouvernants. Que
voulez-vous, les dieux s'en vont!
« Connaissez-vous quelques pages de Le Play dans lesquelles il
raconte comment il a retiré plus de profit intellectuel de son
séjour à la campagne que de son stage dans les écoles? Vous
trouverez cela dans les Ouvriers européens, au tome I, pages 17
à 30. Voici d'ailleurs plusieurs passages. Il l'ut mis accidentelle-
ment dans une école à l'âge de six ans, pendant un séjour à Paris :
« Cette école, dit-il, fut pour moi pendant quatre hivers un sup-
« plice dont le souvenir ne m'a jamais quitté. Elle était unique-
ce ment composée d'une pièce , où quarante enfants étaient pendant
« sept heures dans un air vicié. En ce qui touche l'enseignement,
« je ne saurais me rappeler ce que j'y ai appris. »
'( Heureusement pour lui, chaque printemps, il se rendait dans
le pays de Bray où résidaient deux membres de sa famille : « Là,
<( dit-il, délivré de la servitude scolaire, je reprenais les habitudes
« du premier âge. Je me livrais avec ardeur aux travaux utiles.
« Je devenais l'aide favori des ouvriers ruraux, des bûcherons,
(( des chasseurs et des pêcheurs. Je commençais avec les bergers
« et les jardiniers mes premières études de botanique. Je me trou-
cc vais ainsi initié, en dehors de tout système préconçu, à une
<( foule de notions qui me permirent plus tard d'attribuer à ces
« travaux leur véritable place dans l'étude des hiérarchies rurales
(( et manufacturières «. Et plus loin : « A cette époque, dit-il, je
« travaillais en toute liberté, près de ma bonne mère, dans une
« maison rustique, sans l'aide d'aucun répétiteur. Assidu à mes de-
ce voirs scolaires, j'employais la majeure partie de mon temps k
« lire Cicéron et Tacite. » Connaissez- vous, mon cher ami, un élève
de nos écoles qui lise Cicéron et Tacite? Vous m'étonneriez bien,
car notre système scolaire a pour premier et certain résultat de
nous faire prendre en dégoût tous les auteurs classiques.
« Mais il faut que vous avaliez mes citations jusqu'au bout,
UN MÉRIDIONAL OUI CKSSE DE l'ÈTRE. 67
car la question me tient au cœur. « Durant mes longues récréa-
« lions solitaires, poursuit Le Play, je parcourais le rivage ma-
<^ ritime, les champs, les prés et les bois, naviguant avec les pè-
<( clieurs côtiers, demandant aux livres de Linné le complément
« de mes études botaniques, chassant au filet les becfigues et les
« alouettes, enfin me mêlant aux travaux agricoles des masures
« cauchoises. )> Cette éducation ne l'empêcha pas d'entrer un
des premiers à l'École polytechnique après un an seulement
de préparation spéciale au lycée Saint-Louis. Mais il constate
que son séjour dans cette fameuse École polytechnique (un de
nos fétiches encore) fut la période la plus dure et la plus sté-
rile de sa vie. Je le crois sans peine! Il salua sa sortie par
un cri de délivrance : (( J'échappais enfin, dit-il, à la servitude
« du casernement et des salles d'étude, qui depuis deux ans pa-
« ralysait mes facultés. Mon travail, redevenu libre, reprit sa
« fécondité. » Et niiiic crudiminll
« Oh! je sais bien que pour élever ses enfants dans ces con-
ditions-là il faut s'en occuper. Mais je pense que vous me faites
l'honneur de croire que je vaux bien un des pédagogues quel-
conques de nos écoles; d'autre part, vous connaissez assez ma
femme pour savoir qu'elle est à la hauteur d'une pareille tâche.
D'ailleurs, venez nous voir, et vous nous verrez l'un et l'autre
en fonctions. Au reste, je puis vous assurer que ce n'est pas si
' malin que ça en a l'air à tant de papas et de mamans. En met-
tant les choses au pire, nous réussirons toujours aussi bien que
nos fameux instituteurs de la jeunesse ! Allons, un bon mouve-
ment, prenez le train, nous vous attendons ; vous savez qu'à
la campagne on pratique l'hospitahté;... ce n'est pas comme à
la ville ! »
Je me suis rendu à cette invitation, j'ai vu, de mes yeux
vu, la nouvelle installation de notre ami, et je vous avoue que
j'en suis revenu avec le désir d'accomplir, moi aussi, l'évolution
sociale dont il vient de franchir, lui, la dernière étape. Ce qu'un
Méridional pur a pu accomplir, comment ne l'accomplirais-je
pas moi-même, qui ai moins de chemin à parcourir, puisque
()S LA SCIENCE SOCIALE.
je viens de moins loin socialement? Je connais maintenant la
route ; je sais quelles sont les étapes qu'il faut franchir et dans
quel ordre; je connais le l)ut : dans ces conditions-là, avec
un peu de lionne volonté et de persévérance, il n'est pas diffi-
cile de l'atteindre.
L'EGYPTE ANCIENNE.
VII.
LES RACES ÉTRANGÈRES DANS LA VALLÉE DU NIL (1).
II. LA RACE INDO-EUROPÉENx\E; LES MÈDES.
Nous avons précédemment étudié l'action exercée en Egypte
par les Invasions venues des Déserts. Les races que ces grands
déplacements de peuples ont mises en contact avec la race
égyptienne se reliaient à celle-ci par de nombreux traits com-
muns de leur organisation sociale : les Pasteurs-Cavaliers ara-
bes, les Assyriens et les Chaldéens, les envahisseurs venus d'E-
thiopie, avaient, comme les Egyptiens eux-mêmes, subi dès leur
origine l'influence des conditions de vie propres aux Steppes
pauvres (2). Or, parmi ces conditions il s'en rencontre une, en
particulier, dont les résultats distinguent au point de vue social
les races formées dans la zone des Steppes pauvres. Dans ces
déserts, en effet, non seulement les hommes ne peuvent subsis-
ter à l'état d'individus isolés, ni même groupés en simple mé-
(1) Voir les précédents articles, t. IX, p. 212, 549; t. X, p. 160, 338: t. XI, p. 80.
252.
Sources : Hérodote^ Histoires. — Diodore de Sicile, Histoire universelle.
traduction de l'abbé Terrasson ; Paris, de Bures, 1737. — Maspero, Histoire an-
cienne fies peuples (le l'Orient; Paris, Hachette, 1878. — LenoTma.nt, Manuel d'his-
toire ancienne de l'Orienb; Paris, Lévy, 1869. — É. Reclus, Xoitvelle Géographie
universelle; Paris, Hachette. — Malte-Brun, Géographie universelle; Paris, Parent-
Desbarres.
(2) Voir la Science sociale, « l'Egypte ancienne », t. IX, p. 224.
70 LA SCIENCE SOCIALE.
nage, mais encore ils ne peuvent y vivre sous le régime des
communautés indépendantes limitées à la seule famille patriar-
cale. Chez les nomades qui parcourent cette zone, la stérilité du
sol, la rareté des eaux nécessitent l'organisation permanente en
tribus, ou associations de familles, dirigées par un chef qui pré-
side aux mouvements de toutes les tentes et règle les parcours.
Le chef de tribu constitue, au-dessus des communautés pa-
triarcales, un pouvoir public; et ce pouvoir public est chargé de
diriger les communautés dans la pratique de leur art nourri-
cier.
C'est à ce trait originaire de la race qu'est dû le recrutement
facile, rextension immense des Ordres religieux qui occupent
les lignes de caravanes et les oasis, et dont les membres, — des
commerçants, la classe la plus indépendante de caractère partout
ailleurs, — placent si facilement sous la domination d'un chef leurs
moyens d'existence. Ces Ordres patronnent les négociants et les
transporteurs dans leur art nourricier, qui serait, nous l'avons
vu, impraticable dans les Déserts sans l'action préalable des con-
fréries (1). C'est également à ce caractère d'origine qu'il faut
rattacher la fondation des puissants Empires de la haute antiquité
dans les grandes oasis artificielles, sur les bords du Nil, de l'Eu-
phrate et du Tigre. Des communautés familiales indépendantes
et simplement juxtaposées auraient été impuissantes à coloniser
les trois grandes vallées fluviales qui coupent la zone des Déserts :
ces territoires ne pouvaient devenir fertiles, et par suite nour-
rir une nombreuse population sédentaire, agricole, civilisée,
qu'au moyen de travaux de dérivation des fleuves, conçus, exé-
cutés et entretenus par un pjouvoir public, qui par là même
dirit/eaif Fart nourricier des cultivateurs.
Nous l'avons montré en détail pour l'Egypte. On sait que les
populations agglomérées au centre des empires de Ninive et de
iîabylone devaient aussi leur existence aux canaux dérivés des
fleuves, portant dans les campagnes environnantes l'humidité
que le ciel refuse aux cultures, sous ce climat. Un voyageur (2),
■■,u ■/{■'
(1) La Science sociale, « l'Égyplo ancienne, » t. IX, p. 554 et suiv.
(■>) Stocqueler, Voijagc dans 1rs purlics peu connues du Khousistan et de la
l'kgyi'TE ancienne. li
on une promenade de deux heures sur les l)ords du Chat-el-
Aral, traversa cinq lits successifs de ces canaux royaux main-
tenant abandonnés et desséchés. Chacun sait aussi ce que sont
devenus, depuis cet al)andon des canaux, les campagnes de la
Mésopotamie.
L'enchaînement des faits historiques nous amène aujourd'hui
à observer les rapports qui se sont établis entre la société égyp-
tienne et une autre race, qui, celle-là, est étrangère par son
origine à la zone des Steppes pauvres : la race qui, du centre
de l'Asie, s'est répandue sur les Indes et sur l'Occident, et que
Ton désigne pour cette raison sous le nom à' Indo-Europépiinf .
On comprend fort bien comment l'Egypte, le plus ancien cen-
tre civilisé du monde, fut mise en contact en premier lieu avec
les races des Déserts. D'abord, les Déserts sont limitrophes de
l'Egypte; puis, d'autre part, ils ont été plus rapidement par-
courus que les autres routes de peuplement (1). Aussi les grands
empires primitifs s'étaient-ils déjà constitués dans les oasis flu-
viales, avaient-ils développé leur civilisation, leur histoire, sous
de nombreuses dynasties, avant que le monde, autour d'eux,
présentât rien de pareil.
3Iais au loin, cependant, dans des conditions toutes différen-
tes et qui permettent une agglomération plus grande, de moin-
dres distances entre les groupes, l'Asie centrale et septentrio-
nale en était arrivée à regorger d'hommes, quoiqu'elle eût fourni
comme les steppes pauvres son contingent à l'émigration acci-
dentelle des isolés, des chasseurs.
A une époque fort ancienne , les Aryas. , dont le nom si-
gnifie, dit-on, les Honorables, les Vénérables, occupaient les
pentes occidentales du plateau central asiatique; leurs accrois-
sements de population donnaient lieu à deux courants, dont
l'un portait vers les Indes et l'autre vers l'Occident. Tandis
que ces deux rameaux allaient en s'éloignant de cliaque côté de
la zone des Steppes pauvres, le noyau de la race était demeuré
Perse (1831-1832). — Voir, sur les irrigations, Lenormant, Manuel, t. Il, p. 31, 76,
142, 146, etc. —Malte-Brun, t. II, p. 235. — Hérodote, I, 193.
(1) \oir la Science sociale, o l'Egypte ancienne », t. IX, p. 231.
72 LA SCIENCE SOCIALE.
au pied des monts Pamir (1) ; il étendait sans cesse au midi, sur
la Bactriane et les pays avoisinants, un essaimage régulier de
communautés en corps, qui bientôt apparurent sur les confins
du Désert. Ce sont les Mèdes; et sous ce nom générique on doit
englober les Perses, qui ne sont qu'une fraction, une branche
des peuples habitant la Médie (2).
Au point de vue du contact avec les sociétés issues du Désert,
la priorité entre toutes les races étrangères aux Steppes pau-
vres appartient aux 3Ièdes. Examinons donc la constitution
originaire de la race médiquc, à l'aide des rares documents
que l'on possède sur la question.
1. LA FORMATION SOCIALE DES MÈDES.
Maîtres de la Bactriane, comme nous venons de le dire, les Mèdes
étendirent rapidement leurs essaims sur les plateaux de l'Iran et
de l'Arménie, et sur les régions inclinées qui les terminent vers le
nord et vers le sud. Tous ces pays présentent les mêmes caractères ;
ils offrent une succession de steppes élevées, froides, assez mai-
gres, et de vallons fertiles qu'arrosent de nombreux ruisseaux, pro-
duits par l'égouttement des hautes terres. A cause même de leur
division, ces cours d'eau sont généralement d'un faible débit. Dans
son ensemble, la Médie apparaît comme une sorte de transition
entre les riches steppes du Plateau central et l'aridité du Des-
sert. Ces caractères du lieu sont particulièrement marqués dans
la région qui a joué le grand rôle en Médie, le Khousistan actuel,
où sont situées les belles vallées de Gliiraz et les ruines grandioses
de l'ancienne Persépolis, la capitale de Xerxès.
Toute la surface de ce pays est montagneuse. Ses principaux
massifs avaient reçu dans l'antiquité les noms de Zagros et Choa-
Iras (3). L'aspect de ces montagnes n'est pas ordinaire; il fait
(1) Cf. Maspero, Histoire ancienne, y. 455.
(2) Ibid.
(3) llmL, p. 'ihl.
L KGYI'TK ANCIENNK.
7;{
naiti'c l'itléo triin plissement du sol, ayant donné comme résultat
une série de vallons parallèles séparés par de hautes arêtes. Dans
ces vallons, la nature du terrain réunit les éléments favorables à
la fécondité (1). Mais la siccité de l'air, amené par le courant po-
50-10
.50'40
Est de Par s
I 53-50'
Lst de breen wich
laire du nord-est, dans cette région comme dans toute la portion
du globe où sont situées les grandes étendues de steppes, néces-
site une irrigation constante pour obtenir des récoltes. Les sources
(1) Ces deux caries sont extraites de la Géor/rap/iie d'É. Reclus; nous les devons à
l'obliseance de la maison Hachette.
7-4
LA SCIENCE SOCIALE.
et les ruisseaux, comme nous venons de le dire, ne manquent pas
dans les vallons.
Pour des immigrants venus en grand nombre d'un pays de step-
pes riches, la culture, au moins la culture rudimentaire, s'impo-
sait dans ce pays comme moyen de remédier à l'appauvrissement
Fh.P
49-30-
51°30
en bétail. La Médie n'offre point aux troupeaux les immenses res-
sources en herbe des hauts plateaux asiatiques : elle est trop dé-
coupée. Tout en conservant la quantité réduite de bétail qu'on pour-
rait entretenir encore, sur les hauteurs ou dans les vallées, suivant
la saison , chaque communauté immigrante devait chercher un
vallon arrosé pour y produire le riz ou le froment. Le riz, dans
le nord de la Perse, le froment dans le reste de la contrée, sont
l'kGYI'TK ANCIEXNK. 75
«încorc acîucllomonl la l)ase de la nourriture des habitants (1).
Le froment persan est beau et abondant; quant au riz, outre son
ijTain, il fournit par sa paille, dans les parties où il est cultivé,
la toiture des bâtiments (2). — Aussi les plus anciens livres des
Iraniens, ont réservé à côté du prêtre et du soldat, une place d'hon-
neur à celui qui cultive la terre : « C'est un saint, celui qui s'est
construit ici-bas une maison où il entretient le feu, du bétail, sa
femme, ses enfants et de bons troupeaux. Celui qui fait produire
du blé à la terre, celui qui cultive les fruits des champs, celui-là
cultive la pureté; il avance la loi d'Aoura Mazda autant que
s'il offrait cent sacrifices (3). »
La région colonisée par les Mèdes ne se présente pas à l'obser-
vateur sous le même aspect que la zone des Déserts. Ce n'est pas
une immense étendue de steppes pauvres englobant quelques
oasis : c'est au contraire un série de territoires propres à la cul-
ture, englobant des plateaux propres au pâturage. La différence
des lieux se traduit immédiatement dans l'état social de la popu-
lation : les Mèdes ne vivent pas à l'état nomade comme les habi-
tants des Déserts : i/s fonncnt des ^'tahlisscmpnts sédcntalros.
Chaque communauté se fixe en (( bourgade », dit Hérodote (4).
au milieu de ses cultures, conservant la faculté de faire paî-
tre son bétail sur les plateaux voisins. Le pâturage est l'acces-
soire de la culture ; les pâtres sont les serviteurs des sédentaires,
au lieu d'être leurs dominateurs, comme cela a lieu dans les oasis
du Désert. Je ne citerai comme exemple que la situation servile
du bouvier Mithradate qui recueillit et éleva Cyrus (5).
L'immigration qui se produisit en Médie, du fait de la race
aryenne, provient non des Steppes pauvres, sous le régime de la
tribu ou de la caravane persistante, mais des steppes ricJic^^ sous
le régime de la caravane intermittente (6). Sitôt qu'il a conduit
(1) Malte-Brun, t. II, |). 315. — Reclus, t. IX, p. 302, 303. — Mas|)eio, Htsloire
ancienne, p. 508.
(2) Fraser, Voijage en Perse, i82l-i82b.
(3) Avesta, Yacnu, XXXIII, 2-3, cité |)ar Maspero, Histoire ancienne, p. 468.
(4) Hérodote, I, 96. — Reclus, t. IX, p. 30), 302.
(5; Voir Hérodote, liv. I, 109 et suiv.
(6) Voir la Science sociale, t. X, j>. 476 et suivantes.
76 LA SCIENCE SOCIALE.
dans la région nonvclle les communautés essaimantes dont il est
chargé, le chef de cette caravane voit son rôle terminé : le but
du voyage est atteint. L'autorité de ce chef cesse du même coup
pour une autre raison encore : il ii'est pas lui-même plus com-
pétent que tout autre memi)re des familles émigrantes, pour
diriger l'art nourricier nouveau^ la culture rudimentaire.
De ce voyage fait en commun, il ne reste qu'une trace : les
communautés arrivées ensemble conservent le souvenir de leur
établissement simultané, elles se fixent dans le même voisinage,
s'entr'aident au besoin dans les difficultés inséparables de la prise
de possession. Elles forment ainsi une sorte de corps, impropre-
ment appelé trihu; car c'est un corps sans chef, sans autorité
centrale, sans pouvoir public durable, analogue aux Bannières
des Mongols. Ainsi, lorsque les Mèdes prirent possession du pays
(ju'ils colonisèrent, aucun pouvoir public n'était d'avance cons-
titué parmi eux.
Les conditions dans lesquelles ils procédèrent à la transforma-
tion du lieu en sol cultivable n'étaient pas non plus de nature à
créer une autorité supérieure à celle des chefs de communautés
patriarcales. Pour procurer l'irrigation cjue le climat rend néces-
saire (1), il ne s'agissait que de barrer quelques faibles ruis-
reaux, quelques sources abondantes, de tracer de minces rigoles
conduisant les eaux dans des terrains à proximité. Ces opérations
ne dépassent point les facultés d'une communauté agricole et de
son chef naturel; elles ne nécessitent pas la possession absolue d'un
fleuve puissant qui s'étend au loin, ni ces difficiles travaux de dé-
rivations fluviales, de canalisations immenses, qui nous sont ap-
parus à la base des monarchies fondées dans les Déserts dès la plus
haute antiquité. Chaque communauté mède, au lieu de dépen-
dre pour son eau d'arrosage, pour son pain quotidien, d'un Etat
plus ou moins puissant et glorieux, ne dépendait que d'elle-même ;
elle vivait librement par ses propres moyens, entourée d'autres
communautés aussi libres qu'elle-même, comme on vit au miheu
de la Terre des Herbes.
(1) Reclus, t. IX, 1). 178.
I
L EGYl'TE ANClIvNNK. 77
De même, à une autre extrémité du monde, et dans les temps
modernes, les communautés des Botn's hollandais ont pu s'é-
tablir lil)rement par leurs propres moi/ens^ sans le secours de l'É-
tat ou des grands capitaux accumulés, dans les steppes du Sud
africain, se livrant, comme les Mèdes primitifs, au pâturage et à
la culture rudinientaire, à l'aide de l)arrages et de digues de fai-
ble importance dont la construction ne dépasse pas le pouvoir
d'un chef de nombreuse famille.
Mais un semblable état de choses, admissible au sein de steppes
riches, entraine mille inconvénients dans un pays où les motifs de
querelle naissent de tous côtés, soit de la culture elle-même, sur-
tout de la culture par irrig-ations, soit des disputes qui s'élèvent à
propos des pâturages maigres et limités. On peut s'en rapporter
sur ce point aux traditions des patriarcaux mèdes recueillies par
Hérodote : « Il y avait alors, dit-il, beaucoup de dérèglements, de
désordres, par toute la Médie. Les rapines, l'injustice, déso-
laient les bourgades, à ce point que les Mèdes s'assemblèrent
entre eux, disant : Il nous est impossible, dans une condition pa-
reille, d'habiter plus longtemps ce paijs (1). » Les Mèdes se ren-
daient compte, en bloc, mais d'une manière positive, de l'in-
fluence exercée par un lieu différent sur une société constituée
comme la leur.
La Médie traversait à cette époque la crise inévitable aux
communautés patriarcales qui commencent à s'attacher au sol :
la diminution de l'autorité du patriarche sur les ménages qui se
livrent à un travail plus pénible et plus difficile à diriger, au
moment même où la question du partage des fruits se dresse avec
une âpre té jusqu'alors inconnue. C'est l'heure où se fait impérieu-
sement sentir le besoin d'un pouvoir pubhc, au sein d'une société
purement familiale chez laquelle rien n'est préparé pour l'as-
seoir.
Parmi les chefs de familles habitant chaque bourgade, quel-
ques-uns arrivaient, par leur capacité et leurs succès, à une si-
tuation plus élevée, plus considérée que celle du commun : c'é-
(1) Hérodote, liv. I, 96,97.
78 LA SCIENCE SOCIALE.
taient des notables. Un de ces notaldes, Déiokès, fils de Phraorthe,
« homme sage », dit le Père de Tllistoire, entreprit dans sa
bourgade, et ensuite dans son canton, de faire cesser les contesta-
tions et les désordres en prenant le rôle d'arbitre, conciliateur ou
juge.
Ce notable, cet arbitre de village, sut choisir la meilleure voie,
celle de l'impartialité, de la sagesse, pour accroître sa renommée.
11 devint bientôt le juge général de tous les Mèdes, que la né-
cessité de faire trancher leurs différends amenait à reconnaître à
ses sentences une autorité souveraine. Au milieu de ses compa-
triotes divisés, la situation ainsi conquise par Déiokès devint la
base même de la paix publique. Lorsqu'il fit mine de rentrer
sous sa tente, « se plaignant d'être contraint à néghger ses pro-
pres affaires pour régler, tout le long du jour, celles des autres »,
il n'y eut (ju'un cri parmi les Mèdes : Confions à Déiokès un pou-
voir souverain, un pouvoir royal (avec les subsides nécessaires) :
« alors notre pays sera équitablement gouverné ; alors nous
pourrons nous-mêmes nous occuper de nos travaux, et une vio-
lence sans frein ne nous forcera pas d'émigrer (1). »
Ainsi fut fondé l'Empire mède, ou du moins telle fut chez les
Mèdes l'origine du premier groupement en corps de nation,
qui se développa dans la suite jusqu'à former un grand em-
pire (2).
On saisit facilement la différence qui existe entre cet empire
nouveau et les grandes monarchies que nous avons vues jusqu'ici
établies dans les oasis fluviales de la zone des Déserts. Chez celles-
ci, le pouvoir public détient les moyens d'existence de la popula-
tion agricole et diri(je Vejerciec de Vart nourricier; chez les
Mèdes, le pouvoir public demeure étranger aux ressources qui
font vivre les communautés agricoles parfaitement indépendantes
dans leurs moyens d'existence, dans leur travail : // ne saisit
qur 1rs rapparls ijni s'établissent entre les commnnantés.
On voudra bien m'excuser d'avoir un peu longuement étudié
la formation originaire des Mèdes et la façon dont s'est fondé leur
(1) Hérodote, loc. cil.
(2) Cf. Maspero, Jlisloirc ancienne, \k 'iG'2, 4G3. — llt-rodole, liv. I, 97 à 101.
l'Egypte ancienne. 7W
emi)ii'c. Cette disposition qui sépare de la puissance politique la
direction du travail nourricier n'est point particulière aux seuls
Mèdes : dérivant de l'organisation primitive des transports, de
la forme qui présida aux premiers groupements de migration,
elle se retrouve à la base de toutes les sociétés dont l'origine se
rattache aux Patriarcaux des steppes riches; elle se retrouve spé-
cialement chez les nations qui composent la race Indo-Euro-
péenne, à laquelle nous appartenons.
Avec les Mèdes, cette race Indo-Européenne fait son entrée sur
la scène du monde; et son apparition marque une ère nouvelle,
une profonde évolution dans l'histoire des sociétés humaines. Il y a
là une division normale de l'histoire ancienne, qu'ont bien
sentie et respectée, sans s'en rendre compte, tous les auteurs, ainsi
que tous les programmes d'études.
Ce qu'on appelle « le flambeau de la civilisation », cet éclat
qui jaillit du développement hors pair sur un même point de la
puissance, de la richesse et des arts, échappe aux antiques mo-
narchies du désert; ce flambeau passe aux mains de races difle-
rentes , où le pouvoir public , établi sur un autre principe ,
laisse jouer un plus grand nombre de forces sociales.
Faut-il comparer ces deux antiquités si distinctes? faut-il se
prononcer entre elles? Fondées sur le patronage de l'art nourri-
cier par l'État, moyennant des procédés liés aux phénomènes
immuables du lieu, les monarchies du Désert étaient rebelles à
toute transformation, et en même temps cantonnées dans leur zone.
Le monde qui s'agitait autour d'elles fut impuissant à les modi-
fier, il ne pouvait que les jeter bas ; aussi ont-elles disparu comme
un tableau qu'on efface. Quant aux sociétés issues de la race
Indo-Européenne, chez lesquelles le pouvoir public n'est point
intimement lié aux moyens d'existence, et partant ne dépend
point au même degré des conditions du l'uni, leur constitution
sociale reste aisément modifiable ; elles peuvent se transporter et se
transformer. Au lieu d'un patron unique, sur qui tout repose et
qui ne peut suivre les fluctuations imposées par les circonstances,
ces sociétés renferment en elles-mêmes des multitudes de patrons
privés, aptes à supporter et à adoucir toutes les transformations.
HO LA SCIENCE SOCIALE.
Aussi se sont-elles étendues jusqu'aux extrémités de la terre (1),
et c'est sous diverses formes successives que nous allons les re-
trouver en contact avec la race Égyptienne.
Nous tenons ici le premier anneau de cette longue chaîne de
modifications dans l'état social, qui relie à travers Tliistoire
l'antique colon de Menés au citoyen libre des États-Unis, et que
l'on a appelée rÈvoIntion de V esprit Iiumain : regardons de près
comment les choses se sont passées.
Pour expliquer le changement survenu, des grands Empires
du Désert aux premiers établissements de la race Indo-Européenne,
est-il nécessaire de supposer un accroissement des facultés intel-
lectuelles chez les hommes, un « progrès des lumières » dû à
une force intime et latente résidant au sein de l'humanité? non :
la divergence qui se manifeste dans les institutions, les lois, les
mœurs, a pour cause une organisation différenle de iart nour-
ricier et du mode des transports. Est-ce la puissance du raisonne-
ment, est-ce la force de la volonté humaine, qui ont ainsi orga-
nisé, pour chaque race, la pratique du travail et les groupements
de migration? Non : ces faits «dépendent des conditions propres
aux lieux de primitif et de second établissement, régies elles-
mêmes par l'Intelligence et la Volonté créatrice, extérieure à
l'humanité, par la Providence.
11. LE CONFLIT ENTRE LA FORMATION MÉDIOUE ET LA FORMATION
ÉGYPTIENNE.
La révolution de palais qui donna le trône à Cyrus ne changea
point, quant à ses bases, la constitution de la race médique ;
mais elle eut pour résultat, en favorisant les Perses aux dépens
des autres Mèdes, d'amener au pouvoir la plus puissante, la plus
nombreuse parmi les familles Perses, celle des Achéménides;
de clan privé, les Achéménides devinrent un clan politique do-
(1) « Ab l)is tlivisfc siiiit insiils.r' senliuin in regionibus suis, unusqulsque sccunium
lingudm suam cl familias suas in nalionibus suis. » i Genèse, x, 2, 3, 4, 6.)
l/ÉGYl'TE ANCIENNE. 81
minant, et la monarchie cnti'u par suite dans la voie du fonction-
narisme, dans la voie du pouvoir absolu et centralisé. Cette
puissance nouvelle de la centralisation, mettant en jeu les res^
sorts neufs et vigoureux d'une race jusque-là fortement constituée
dans ses communautés rurales indépendantes, donna cà l'Empire
des Perses une force d'expansion extraordinaire : les i*erses, à
cette époque, furent la « grande nation » (I). La Lydie et l'Asie
Mineure tout entière, l'Assyrie et la Chaldée avec Babylone,
sentirent le poids des armes de Cyrus. Ce conquérant fut ap-
pelé, par excellence, le Roi ; à partir de son fils Cambyse, les
rois de Perses portent dans Thistoire un nom spécial : /e Grand
Roi.
Cambyse rechercha l'alliance du roi d'Egypte, qui était alors
Amasis^ et voulut épouser la fille de celui-ci. Hérodote fait re-
monter à cette question matrimoniale la cause de la g-uerre
entreprise par Cambyse contre l'Egypte : il insiste sur la certi-
tude que présentent ses renseig'nements, il discute et repousse
les récits différents concernant les motifs de la querelle. Voici
quelle est la version de l'historien grec :
Cyrus ayant fait demander en Egypte le meilleur des médecins
pour les maladies des yeux, — très communes encore aujourd'hui
en ce pays, — Amasis livra aux Perses un habile guérisseur, et
sépara ainsi cet homme de son pays et de sa famille, malgré son
refus et sa résistance. Le médecin resta forcément à l'étranger,
même après la mort de Cyrus, mais conserva contre Amasis un
profond ressentiment. Bien en cour chez les Perses, à cause de son
savoir, il usa de son influence et de sa connaissance des lois
égyptiennes pour se venger de son exil, et suggéra à Cambyse
l'idée de demander la fdle d'Amasis, a afin que, si celui-ci la
donnait, il en eût du chagrin, et que s'il la refusait, Cambyse
le prît en haine ». Amasis voyait avec défiance la force croissante
de l'Empire perse; d'autre part, il redoutait cette puissance : il
n'osa ni accorder ni refuser ce qu'on lui demandait. Apriès
(Ouhaphra), le pharaon prédécesseur d'Amasis, avait laissé une
(1) Voir, sur les (jrandes nations et les causes qui les élèvent, l'étude de M. de
Tourvilie, dans la Science sociale, «■ lEmpire allemand, » t. Y, p. 285 et suiv.
T. XII. 6
82 LA SCIENCE SOCIALE.
fille grande et belle, seul reste de sa famille. Elle se nommait
Nitetis. Amasisla revêtit de parures magnifiques, — de vêtements
d'or, dit Hérodote, — et l'envoya à Gambyse comme sa propre
fille.
Quelque temps après leur union, Cambyse, saluant la nouvelle
reine, lui donna le titre de « fille d'Amasis — 0 roi, répon-
dit-elle, tu ne t'es pas aperçu de la tromperie d'Amasis : je ne
suis point sa fille, mais celle d'Apriès, jadis son seigneur, tué par
lui et par les Égyptiens révoltés ». Cambyse, au dire de l'histo-
rien, fut outré de cette mauvaise foi du roi d'Egypte. Nous
croirons plutôt qu'il vit une chance de division parmi les Égyp-
tiens dans les revendications qu'il pouvait se croire en droit
d'élever comme époux de la fille d'Apriès, ce qui le décida à
la guerre (1).
Le cas vaut la peine d'être examiné , car cette petite querelle
matrimoniale recouvre la grosse question du droit héréditaire
pharaonique. Pour l'éclaircir, il nous faut reprendre l'histoire
d'Egypte au point où nous l'avons laissée , et, à l'aide des rares
documents épars dans les auteurs, nous efforcer de suivre la trans-
mission, de fille en mule et de mâle en fille, du droit au trône
pharaonique : ce droit représente pour la famille des pharaons
le trésor des « ])iens d'injustice », qui, chez les Pasteurs- Chame-
liers, s'accumule et se transmet dans le groupe familial suivant cet
ordre de succession. Nous avons déjà constaté que ce mode d'hé-
rédité était en vigueur, soit chez les antiques dynasties égyp-
tiennes, soit chez les dynasties éthiopiennes; nous avons vu
l'accession au groupe pharaonique éthiopien permise à Psam-
metik I", fondateur de la vingt-sixième dynastie, par son ma-
riage avec Shapentep, qui était la fille d'Améniritis, sœur de
Shabaka (2).
Cette Shapentep eut un fils, Neko II ou Nekao, sur la tète du-
quel résida le droit héréditaire : il était en effet le fils aîné de
la fille ainée, par conséquent le chef du groupe pharaonique.
Mais elle eut une fille, Net-Akcr; et comme Nekao n'eut point de
(1) Voir Hérodote, liv. IH, 1, 2.
(2) Voir lu Science sociale, « l'Egypte ancienne, » t. XI, p. 279.
l'Egypte ancienne. 83
lille, ce fui Net-Aker qui resta la fille aînée du groupe. Celle-ci
épousa Psammctik II, son neveu, le fils de Nekao. De ce mariage
naquirent deux enfants : un lils, Ouaphra, l'Apriès des Grecs,
titulaire du droit royal comme iils de la fille aînée, puis une
fille, Anknas Rà-nover-het, qui se trouva la fille aînée du
groupe.
Suivant l'ancien usage pharaonique (1), Apriès eût dû épouser
sa sœur; il n'en fit rien. Ce prince avait subi déjà l'influence
nouvelle qui s'infiltrait en Egypte, contrairement à celle de
l'Ethiopie; il était rami des éti'fOKjcrs^ respectait peu les cou-
tumes antiques, et de ce fait était devenu suspect aux Prêtres et
au peuple de leurs villes. Dans une révolte amenée par une
expédition malheureuse, Apriès fut pris et détrôné par Ahmès ou
Amasis, un simple particulier, un Ropaït [2). Amasis abandonna
le roi déchu au peuple de Sais, qui le tua ; puis lui-même épousa
Anknas Râ-nover-het, dont il a été question plus haut, la fille
aînée du groupe : son fils, Psammetik III, devait ainsi se trouver
le fils de la fille ainée. La fille d' Amasis et de la reine Anknas Rà-
nover-het, celle que demanda Cambyse, faisait partie du groupe
pharaonique : elle pouvait, « suivant l'antique usage, » être
épousée par son frère; en tout cas, elle restait dépositaire du
droit héréditaire royal.
Il n'en était point de même de la fille d'Apriès : celle-ci faisait
partie du groupe familial de sa mère (3), et non de ce groupe
pharaonique, auquel son père seul avait appartenu.
En donnant sa fille à Cambyse, Amasis eut éventuellement
transrais au fils à naître cette union le droit royal, le trésor des
« biens d'injustice ». Tandis qu'en substituant à cette princesse
la fille d'Apriès, il ne transmettait aux Perses aucune hérédité
royale. On comprend donc parfaitement les raisons qui ont guidé,
suivant la version d'Hérodote, et les conseils du médecin exilé, et
la décision du roi d'Egypte.
(1) Voir /« Science Sociale, « l'Egypte ancienne, » t. X, p. 356-357'
(2) « Un des hommes les plus considérables de l'État, » dit Diodore (I, sect. 2).
(3) Voir la Science sociale, t. IX, p. 230 : « C'est par la inèrc que s'accomplit l'ac-
cession au douar », ou groupe familial.
84 LA SClENCb: SOCIALE.
Amasis était mort et Psammetik III rég-nait, lorsque Cambyse,
après avoir traversé le désert d'Arabie , vint déployer son
armée en face de l'armée égyptienne, à l'extrémité de l'isthme,
près de la bouche pélusienne du Nil, suivant ainsi l'unique che-
min par lequel l'Egypte était accessible aux invasions venant du
nord; la voie déjà parcourue jadis par les tribus des Pasteurs-Ca-
valiers et par les troupes assyriennes. Les Perses forcèrent le
passage, emportèrent Memphis après un siège de quelques jours,
et l'antique royaume d'Egypte s'effondra : la race égyptienne ne
devait plus guère avoir à l'avenir de Pharaons nationaux.
Comme les chefs de l'ancienne invasion des Pasteurs, Cam-
byse fut d'abord séduit par le côté extérieur, si grand et si ma-
jestueux, de la situation pharaonique, et résolut de se l'appro-
prier.
Le conquérant fit des avances aux vaincus. « Il prit le double
cartouche, le protocole et le costume royal des vieux Pharaons... »
Il fit réparer à ses frais le grand temple de Neith , « il poussa le
zèle jusqu'à s'instruire dans la religion et reçut l'initiation aux
mystères d'Osiris des mains du prêtre Outsa-Hor-sun (1) ». Mais
bientôt, par suite de sa formation première et de la conception
du pouvoir royal inhérente à la race médique, Cambyse trouva
des épines dans le lit des Pharaons.
Être maître de la terre, patron des agriculteurs, pourvoir au
service du pain quotidien pour tout son peuple, telles n'étaient
pas, dans les idées d'un Mède, les fonctions du pouvoir royal :
il lui appartenait, au contraire, d'après ces mêmes idées, de ren-
dre la justice et d'établir les lois d'une manière souveraine et
absolue ; et de saisir, par la police et l'administration , les rapports
existant entre ses sujets. Après avoir abattu le pouvoir pha-
raonique, le roi Perse devait penser qu'aucune autre puissance
en Egypte n'était en droit de s'immiscer dans ces matières de
gouvernement. A sa grande surprise, il trouva en face de lui,
cantonnés dans une forte position, les Collèges de Prêtres.
Ces Collèges remplissaient trois fonctions diverses : ils réglaient
(1) Maspero, Histoire ancienne, \). 532.
L PXiYI'TE ANCIENNE. bo
et célébraient le culte des divinités et le culte funéraire; ils
avaient le dépôt des coutumes et des lois nationales; enfin, ils
rendaient la justice.
Dans l'empire médiquc, la première de ces fonctions était
dévolue aux mages; les deux autres, aux conseillers ou juges
royaux.
On trouve chez tous les peuples sauvages adonnés à la chasse
une classe de devins ou sorciers, seuls représentants, dans ce
milieu, des cultures IntpllcctuclU's. Observateurs plus habiles que
les autres des phénomènes naturels, ces gens adroits groupent
leurs observations qu'ils se transmettent d'àg-een âge, et arrivent
à en tirer certains pronostics applicables aux arts usuels de la
population; ils s'établissent ainsi au-dessus des simples mor-
tels, comme intermédiaires entre le peuple et la divinité, à
laquelle ils prétendent arracher les secrets de l'avenir et emprun-
ter un certain pouvoir, grâce à des sacrifices et à des rites parti-
culiers, souvent bizarres. Tels étaient les Mages au milieu des
chasseurs Touraniens (1), premiers occupants du pays, que les
Mèdes asservirent. 11 parut de bonne politique aux rois Mèdes
de maintenir la très grande influence exercée par les mages
sur la population touranienne, influence qui s'étendit peu à peu
sur les Mèdes de nation et sur les souverains eux-mêmes (2). La
cour des rois Mèdes ou Perses parait avoir toujours compté parmi
ses membres un certain nombre de Mages, que l'on consultait
continuellement sur les événements futurs, en vue des résolutions
à prendre (3), et auxquels des sacrifices avec diverses cérémonies
et des hurlements magiques (i) étaient commandés dans cer-
taines circonstances.
Vis-à-vis de la masse populaire, le rôle des mages était le même
qu'à la cour; ils révélaient l'avenir et présidaient aux sacrifices.
« Sans mages, dit Hérodote, point de sacrifices (5). » Le même
auteur nous raconte comment se pratiquait le sacrifice offert par
(1) Maspero, Histoire ancienne, p. 471.
(2) Ibid., p. 472.
(3) Hérodote, I, 107, etc.
(4) Ibld., VII, 43, 113, 191.
(5) Ibid., l, 132.
86 LA SCIENCE SOCIALE.
un Perse : il conduisait la victime en un lieu pur, et, couvert
d'une tiare en feuillage, il invoquait la divinité. Mais celui qui
offrait le sacrifice ne pouvait demander des faveurs pour lui seul :
// devait prier pour la prospérité des Perses et du Roi.
Il découpait la victime, la faisait bouillir et en déposait les
quartiers sur Therbe. A ce moment, le mage s'approchait et
chantait la Théogonie; le sacrifice était alors terminé. Après
être demeuré là quelque temps, le fidèle emportait la viande
de ranimai sacrifié et en disp)osait à son gré (1). Quelle
était donc la rétribution du mage? Il n'avait aucune part de
l'offrande : et d'un autre côté, il ne pouvait vivre du commerce,
comme le faisaient les Prêtres d'Ammon : au temps de Cyrus ,
la Médie entière était encore organisée sur le type du domaine
plein et ilnij existait pas même de marchés (2) : chaque commu-
nauté agricole se suffisait à elle-même sans acheter ni vendre.
Je ne vois pas que les mages aient pu se procurer, par l'exercice
de leur profession, des ressources indépendantes. Mais ils pou-
vaient vivre de traitements, fournis par les rois; ceux de la cour,
en raison de leurs fonctions près du souverain , et ceux des pro-
vinces, en raison de leur participation aux sacrifices, où la prière
pour le roi et le i^euple entier était obligatoire, comme nous
venons de le voir : quoique offert par un particulier, le sacri-
fice était à la fois un acte du culte privé et un acte du culte
public.
Ainsi^ les mages étaient passés au rang d'institution gouverne-
mentale; c'étaient des fonctionnaires, des soutiens du pouvoir.
« U roi, disaient-ils à Astyage, à nous aussi il importe grandement
que ton pouvoir se maintienne : tant que tu règnes, nous avons
notre part d'autorité et tu nous concèdes de grands honneurs. Il
nous appartient donc de veiller à ta sécurité et à celle de ton
gouvernement » (3).
Par voie de conséquence, le roi, qui les soutenait et les faisait
vivre, voulait tirer d'eux un service régulier et satisfaisant; et
(1} Hérodote, I, 132.
(2; Ibkl., I, 153.
(3) Ibid., 1, 120.
l'kgypte ancienne. 87
lorsqu'il était mécontent, les mages ne trouvaient, ni en eux-
mêmes ni au dehors, aucune force de résistance, aucun appui.
Il semblait même très juste à tout le monde que le roi auquel
un mage avait manqué, par exemple en interprétant mal un
songe, le fit essoriller ou empaler (1).
Évidemment on ne peut comparer le sort dépendant et instable
des Mages en Médie, ni à la situation des Mages astronomes d'As-
syrie, confrères du « Roi-vicaire des Dieux >>; ni à celle des « Rois-
mages » ou seigneurs marchands de l'Arabie et de la ligne com-
merciale des Indes; ni à celle des Collèges de Prêtres Égyptiens,
patrons du commerce lointain et du commerce local des finan-
ciers clioachytes, bien assis sur leur dotation territoriale, le
<( Neter-Hotep d'Ammon », qui était constituée en vue du service
à perpétuité des panégyries. Non seulement ces Prêtres Égyptiens,
enrichis par les caravanes Éthiopiennes, jouissaient d'une large
indépendance , mais encore, appuyés sur leurs clients des villes
mortuaires, ils formaient dans l'État égyptien_, comme nous l'a-
vons vu, une société à part, se gouvernant elle-même; de plus,
par leur science réelle, leur sagesse traditionnelle, et à cause des
services indispensables qu'ils rendaient au grand patron agricole
de rÉgypte, ils étaient et avaient été de tout temps les gouver-
neurs assidus de la personne même du roi (2).
C'est donc à bon droit qu'Hérodote déclare les Mages « très
différents des autres hommes , et en particulier des Prêtres égyp-
tiens » (3).
Quant au service de la justice, nous avons exposé précédem-
ment comment et pourquoi les Prêtres d'iVmmon en étaient char-
gés en Egypte ; nous avons montré leurs notaires , leurs tribunaux
locaux et leur tribunal suprême , composé de délégués des prin-
cipaux collèges, exerçant librement de par l'autorité traditionnelle
qui remontait aux confréries primitives des Déserts , en appliquant
les lois antiques dont leurs sanctuaires conservaient inviolable-
ment le dépôt. Pharaon ne pouvait mettre la main sur cette jus-
(1) Hérodote, I, 69, 128.
(2) Voir Diodore, liv. I, sect.2, XXII.
(3) Hérodote, I, 140.
88 LA SCIENCE SOCIALE.
tice, à laquelle étaient confiées toutes les causes pendantes entre
les particuliers qui possédaient individuellement quelque chose,
c'est-à-dire entre tous ceux qui n'étaient pas exclusivement les
hommes du roi, les colons de ses domaines.
Le spectacle offert par Tortcanisation judiciaire chez les Mèdes
est tout contraire : ce qui s'explique par l'origine du pouvoir,
par le mode d'élévation de Déiokès au rang souverain. Dans
l'empire médique, « toute justice émane du roi ». Il y a bien
un corps de conseillers auliques, déjuges royaux chargés de con-
server et de compulser les anciens édits et sentences des princes :
mais un trait cité par le « Père de l'Histoire » nous fixera sur la
valeur morale de ces légistes primitifs. L'anecdote se rapporte
précisément au conquérant de l'Egypte, dont nous nous occu-
pons en ce moment.
Avant son départ pour l'Egypte, Gambyse eut l'idée d'épouser
sa sœur : or, elle était sa sœur de père et de mère, et un tel ma-
riage était contraire aux usages des Perses. Avant de violer ou-
vertement les coutumes, si respectées des peuples patriarcaux, Gam-
byse jugea prudent de se couvrir d'une autorité quelconque. Il
convoqua donc les Juges royaux, « interprètes des lois des ancê-
tres », et leur soumit la question qui lui tenait à cœur. Après en
avoir délibéré, les membres du suprême tribunal, nommés à
vie par le roi, mais révocables en cas d'iniquité flagrante, — dont
le roi était l'appréciateur, — firent, dit Hérodote, « une réponse
aussi équitable que prudente. » Je trouve la réponse plutôt pru-
dente qu'équitable : comme le remarque l'historien, « ils ne pou-
vaient résister sans exposer leur « vie ». — « 0 roi, répondirent
les Juges du conseil, nous ne trouvons, à vrai dire, aucune loi
qui permette au frère d'épouser sa sœur; mais nom en connais-
sons une autre ^ qui permet au roi dex Perses de faire tout ce
qu'il voudra (1). »
On peut s'imaginer quel heurt violent reçurent les idées auto-
cratiques du roi Perse, quelle exaspération il dut ressentir, lors-
qu'après avoir vaincu le Pharaon, et s'étant misa sa place, il se
(1) Hérodote, III, 31.
L EGYPTE ANCIENNE. 89
trouva simplement revêtu d'une charge de patron agricole et in-
dustriel, environnée il est vrai de grandes démontralions de res-
pect, d'honneurs extérieurs, mais entourée aussi d'une inflexible
réglementation; lorsqu'à côté de cette situation patronale, il
s'aperçut qu'il en existait une autre parfaitement indépendante,
tenant les villes principales de son empire, et régie par une asso-
ciation qui se gouvernait elle-même; lorsqu'il vit les gens qui
composaient cette association célébrer un culte et des rites à eux
propres, vivre de ressources placées hors de son atteinte, rendre
la justice au nom de leurs Confréries et en vertu de lois indépen-
dantes de la volonté du prince ; lorsqu'enfin les chefs de cette as-
sociation poussèrent leurs prétentions jusqu'à lui adresser chaque
matin leurs remontrances, à régler ses heures de travail et d'au-
dience et tous les détails de sa vie intime (1).
De leur côté, les Prêtres Égyptiens se trouvaient pour la pre-
mière fois en présence d'un monarque de cette sorte; ils ne com-
prenaient rien à ce pouvoir absolu, omnipotent, faisant lui-même
les lois, tranchant tous les litiges par sa propre volonté, et ne se
mHant en rien de l'art nourricier des peuples. Ils crurent que
Cambyse était fou : leurs successeurs transmirent cette opinion à
Hérodote (2).
Le roi des Perses conservait cependant assez de lucidité pour
se bien rendre compte de la base sur laquelle reposait la puis-
sance sacerdotale qu'il voulait abattre. Il résolut d'attaquer les
Confréries religieuses dans leur racine, et dirigea vers le midi,
vers la région des Chameliers, une grande démonstration mili-
taire.
Arrivée à Thèbes, l'expédition se bifurqua. Cinquante mille
hommes prirent le chemin de l'Oasis d'Ammon. Le reste de l'ar-
mée avec le roi en personne se dirigea sur l'Ethiopie : elle ne put y
arriver. Entrée dans le Désert de sable, après avoir fait environ
la cinquième partie du chemin, l'immense colonne vit tous ses
approvisionnements épuisés ; on mangea les bêtes de somme, on
arracha les maigres herbes des hamada, pour s'en nourrir;
(1) Voir Diodore, loc. cit.
(2) Voir Hérodote, 111, 25, 29, 38, etc.
90 LA SCIENCE SOCIALE.
puis les soldats en vinrent à se manger entre eux , et dévorèrent
un homme sur dix. Il fallut se replier devant l'inexorable résis-
tance de la force des choses, devant cette barrière de la faim et
de la soif qui ferme la région des sables à tout groupement de
multitude.
Pendant ce temps, le corps de troupes dirigé sur l'Oasis d'Am-
mon éprouvait un sort encore plus lamentable. Il disparut en
entier ; pas un homme n'en revint porter des nouvelles. Cette
armée fut-elle, à mi-chemin des sept jours de marche qui sépa-
rent Thèbes de l'Oasis, engloutie sous les sables amoncelés par
le simoun, victime, elle aussi, des forces naturelles qui protègent
le désert ? ou bien faut-il voir dans cette tradition une allégo-
rie ; et, comparant aux grains de sable soulevés par le vent du
sud les innombrables associés d'Ammon accourus àl'appel de leurs
chefs, faut-il évoquer à propos de Cambyse le souvenir de l'a-
néantissement complet de la première armée anglo-égyptienne
envoyée contre le Mahdi? « Nul n'en peut rien dire, conclut Hé-
rodote, sinon les Ammoniens eux-mêmes ou ceux qui les ont
entendus » (1).
Le roi revint à Memphis, ayant perdu la plupart des siens,
et plus corroucé que jamais. 0, ironie du sort ! ce jour-là même,
le peuple en habit de fête célébrait les solennités d'Apis, sous
la direction de ces Prêtres dont Cambyse avait en vain médité
la ruine. Le monarque crut que l'on insultait à ses revers : il se
vengea en Mède ; il fit traiter comme des simples mages les chefs
de la ville et les Prêtres, et blessa le bœuf Apis d'un coup d'é-
pée; il viola les sépultures, tourna en dérision le dieu Phtali (2),
brûla les statues des divinités. A la suite de ces excès, il est pro-
bable que la sédition gronda en Egypte et que la position devint
difficile (3); car, peu après, nous retrouvons Cambyse campé avec
son armée à Ecbatane en Syrie. C'est là [qu'il apprit l'usurpation
du faux Smerdis, et qu'il mourut (4), sans laisser de postérité.
(1) Hérodote, III, 25, 26.
(2) Ibid., III, 27, 28, 21», 37, etc.
(3) Ibi(L, m, 62 à 66.
(4) Cf. Maspero, Histoire ancienne, p. 536.
l'Egypte ancienne. 'Jl
m. — l'accommodement entre la formation médique
ET LA formation ÉGYPTIENNE.
A Tépoque de la mort de Cambyse, commença pour le Clan
politique dominant des Acliéménides l'ère des complots et des
crimes de cour, des rivalités personnelles et des guerres intes-
tines pour la possession du trône. Il est évident que la formation
de la race médique, comme du reste celle de toutes les races
purement patriarcales, se prêtait fort mal à la constitution de
, pouvoirs publics sérieux et stables. Si nous comparons aux in-
cessantes révolutions de palais qui sévirent chez les Perses l'or-
dre et la régularité qui régnèrent si longtemps en Egypte, la
transmission paisible du trône qui s'y effectuait d'un pharaon à
son successeur, — et même d'une dynastie à une autre lorsque
l'intervention étrangère ne venait point troubler les choses, —
nous devrons conclure que les modifications de l'état patriar-
cal qui distinguent la race des Chameliers du grand Désert
sont favorables à la constitution d'un pouvoir public fort et
stable ! Ce pouvoir public repose en effet, dans les monarchies
issues des Steppes pauvres, sur une force sociale de premier or-
dre, le pati'ontKic qu'il cxfi'ce par lui-même sur les mo^jens d'exis-
tence de la nation.
Mais si nous comparons entre elles les races soumises à ces
deux sortes de pouvoirs publics, nous devrons constater une
différence tout à l'avantage de la race indo-européenne. Le
fellah, le colon égyptien, courbé sous le patronage complet et
écrasant de l'État, demeure imperfectible et ne peut acquérir
aucune des qualités nécessaires pour s'élever dans la hiérarchie
- sociale, à tel point qu'il est encore de nos jours ce qu'il était
au temps des pharaons préhistoriques; et l'expansion de la
race agricole égyptienne hors de ses frontières est nulle. Tan-
dis que les communautés aryennes primitives, dont les Mèdes
nous offrent un exemple, voient passer au-dessus d'elles, sans
en être directement atteintes, les fluctuations du pouvoir poli-
92 LA SCIENCE SOCIALE.
tique; indépenclantes de ce pouvoir quant à leurs moyens d'exis-
tence et quant à leur vie propre et intérieure, elles demeurent
accessibles à toutes les modifications, à tous les perfectionne-
ments d'ordre privé qu'amèneront les temps et les lieux di-
vers.
Darius, fils d'Hystaspès, Achéménide, qui remplaça Cambyse
sur le trône, fut le véritable auteur de l'organisation adminis-
trative dans la monarchie des Perses. Son œuvre même témoi-
gne qu'il sentait bien la condition pour ainsi dire extérieure du
pouvoir que les circonstances l'amenaient à exercer sur les po-
pulations des anciens empires Oasiens. (( Il voulut, dit M. Mas-
pero, rompre avec les traditions du passé, et fonder sur de^
principes nouveaux un véritable État perse, différent de ce qu ri-
vaient été jusqu'alors les anciens empires asiatiques (1), » Sa
politique, parfaitement d'accord avec la conception médique du
gouvernement, fut de laisser à chacune des nations de son Em-
pire la constitution qui lui était propre, ses rites, ses mœurs.
Examinons en particulier ce qu'il fit pour la terre des Pharaons.
L'Egypte forma dans l'Empire des Perses une province uni-
que; elle conserva, sous Darius et ses successeurs, ses nomar-
ques héréditaires (2), exerçant chacun sur son territoire le pa-
tronage agricole, continuant à détenir et à diriger les moyens
d'existence de leurs populations. Un satrape, nommé par le roi,
résidant à 3Iempliis, maintenait la paix entre les nomarques ; il
empêchait les querelles d'ambition ou d'empiétements, en s'ap-
puyant sur une garnison perse campée dans la Citadelle Blan-
che de Memphis (3). Le satrape avait en outre pour mission
de faire rentrer l'impôt. Or cet impôt, par sa nature et par les
conséquences qui en découlent, mérite d'être spécialementobservé.
Pour nous rendre compte des mesures administratives et fis-
cales appliquées par les rois perses sur les bords du Nil, ne
perdons pas de vue la division du peuple égyptien en deux
classes bien distinctes : d'une part la population agricole, les
(1) Maspero, Histoire ancienne,}). 543.
(2) Ibid., p. 543, .^53, etc.
(3) Hérodote, III, 91.
l'Egypte ancienne. 93
ouvriers et lonctionnaires des villes royales, vivant de la part
de grains acquise au maître, Pharaon ou nomarque, comme
redevance de ses colons partiaires; d'autre part, la classe des
commerçants, caravaniers ou financiers funéraires, occupant les
villes des morts sons le patronage des Confréries religieuses.
Aux premiers, les rois perses ne demandaient presque rien;
seulement le produit des poissons du lac Mœris, et cent vingt
mille mesures de blé, consommées sur place par la garnison
étrangère de Memphis (1). Ainsi le bit' du Pharaon restait pres-
que en entier aux mains des nomarques; ceux-ci, devenus les
remplaçants fractionnaires de l'ancien maître du fleuve (2) , de-
meuraient chargés en sa place, comme de juste, des travaux et
des services de tout genre auxquels Pharaon devait j^résider
jadis et constituaient ce patronage de la vie privée dont la
monarchie perse n'entendait pas se mêler.
Du reste, l'importation des blés égyptiens en Médie aurait été
un non-sens; ce pays produisait largement le grain qu'il pou-
vait consommer. 11 fournit encore aujourd'hui des récoltes
abondantes : le seul district de Kermanschah présentait récem-
ment un excédent disponible d'environ 80.000 tonnes de fro-
ment (3). Comment le trésor perse aurait-il tiré parti de la
part royale du blé d'Egypte, au milieu des communautés à
domaine plein de la Médie? Dans ce pays, les princes, les fonc-
tionnaires, les artisans étaient membres d'une communauté
familiale possédant des terres ou des troupeaux; ils s'alimen-
taient dune part des produits de cette communauté; ils n'allaient
pas, comme le scribe ou X ami-doré de Pharaon , quérir des
rations mensuelles au grenier royal.
Ce qu'il fallait au trésor d'Ecbatane ou de Persépolis , c'était
de targent pour solder le luxe de la cour, les dépenses de guerre,
les salaires d'une administration centralisée. Le fisc se procurait
les métaux précieux par une taxe imposée aux provinces, per-
çue par les satrapes pour le compte du roi, et transmise au trésor
•
(1) Hérodote, III, 91.
(2) Voir la Science sociale, « l'Egypte ancienne, » t. XI, p. 355. 359.
(3) Reclus, t. IX, p. 302, 303.
1)4 LA SCIENCE SOCIALE.
royal. Le produit de ces tributs au temps de Darius est évalué
par Hérodote au poids de 1V.5G0 talents euboïques. L'or et l'ar-
gent ainsi recueillis étaient fondus et coulés en lingots. Lorsque
le roi avait besoin d'argent, il faisait monnoyer la somme néces-
saire (1).
Mais les métaux précieux, soit en lingots soit en monnaie,
sont généralement entre les mains des commerçants. Rares chez
les cultivateurs, ils abondaient dans les colonies grecques de
l'Asie Mineure, chez les Babyloniens (2), et, en Egypte, chez les
« seigneurs marchands » et les financiers funéraires. L'adminis-
tration fiscale créée par Darius s'adressa donc à ces détenteurs
du numéraire. La province d'Egypte, avec la Libye limitrophe,
Cyrène et Barca, fut taxée à sept cents talents (3).
Mais, pour faire verser dans les caisses royales cette somme
considérable par les négociants égyptiens, il était nécessaire de ne
pas entraver leurs opérations commerciales; il fallait respecter
les conditions propres à en assurer le succès, et nous savons
qu'une des premières nécessités, pour le commerce des Déserts,
est le fonctionnement des Confréries religieuses. Darius comprit
qu'il était de son intérêt de soutenir les prêtres d'Ammon : il ne
tomba pas dans les erreurs de Cambyse. Nous le voyons réparer
les temples abattus par son prédécesseur, destituer et mettre à
mort un satrape qui opprimait les Prêtres, pleurer Apis mort,
honorer le temple de Phtah et y faire des sacrifices. Il restaura
les voies commerciales d'Egypte , celle du Soudan et celle de
Coptos, et rouvrit le canal des Deux-Mers. La reconnaissance des
prêtres égyptiens le plaça au nombre des six grands législa-
teurs (4).
La méthode administrative de Darius fut continuée après lui
par les rois perses. Après le premier choc entre la formation
mède de Gamljyse et les nécessités vitales de l'Egypte, raccommo-
dement mutuel se fit par la politique darienne. Le roi voulait
(1) Hérodote, m, 89 à 97.
(2; IbicL, 1, 192.
(3) Hérodote, 111, 91.
(4) Maspero, Histoire ancienne, p. 550, 552.
L liGYl'Tr: ANCIENNE. ÎJo
obtenir de l'argent; il en retirait facilement de la province égyp-
tienne en favorisant les conditions propres à son commerce, en
laissant agir, libres et respectées, les Confréries religieuses en
relations avec les Déserts. Le Perse ne voulait pas s'occuper du
patronage privé du peuple : il en était dispensé, et satisfaisait
la partie agricole du pays en abandonnant ce soin aux nomar-
ques héréditaires et en mettant la paix entre ceux-ci. Sous ce
régime, le sol égyptien profitait, comme au temps des Pharaons
nationaux, des crues bienfaisantes et des irrigations du fleuve, il
produisait de belles récoltes, alimentant le va-et-vient des cara-
vanes, enrichissant marchands et convoyeurs. Le blé d'Egypte
s'écoulait abondamment et librement vers l'Ethiopie qu'il devait
nourrir. Aussi la domination des Perses n'eut-elle pas à repousser
les grandes et soudaines invasions du Sud qui étaient jadis inter-
venues contre les Pasteurs et contre les Assyriens.
Notons bien que la conduite du roi des Perses à l'égard des no-
marques était absolument conforme aux principes mèdes touchant
le pouvoir public. Le roi considérait ces seigneurs héréditaires
égyptiens, non comme ses régisseurs, ainsi que le faisait Pha-
raon, mais comme les chefs de grandes communautés agricoles,
chargés par là même de diriger les habitants de leurs nomes
dans leur art nourricier. Il leur laissait sur ce point toute latitude
et ne faisait pas rentrer le blé à son trésor; il n'avait cure de le
prendre d'une main pour le reverser de l'autre en subventions
et en travaux. Mais le pouvoir public perse intervenait entre les
nomarques, saisissait les rapports existant entre eux, en tran-
chant leurs querelles et les maintenant en paix les uns vis-à-vis
des autres.
Ainsi, en remplaçant nominalement les anciens Pharaons, Da-
rius et ses successeurs n'adoptaient pas le moule social pharao-
nique. Ils exportaient hors du lieu de leur primitive formation
une conception du pouvoir public plus large, moins dépendante
du Lieu, et s'adaptant de fait à des lieux différents.
Cependant, des complications, des révoltes qui allèrent jusqu'à
la fondation de dynasties éphémères, se produisirent de temps à
autre en Egypte, principalement dans le Delta. iMais nous arrê-
Î)G LA SCIENCE SOCIALE.
tons ici le cliapitre de Faction exercée par la race médique dans
la vallée du Nil. Car les dernières convulsions du peuple égyptien
avaient à la fois pour cause et pour moyen d'action l'effort d'une
race nouvelle, qui de toutes parts abordait l'empire mède et pré-
parait sa ruine. Sortie, elle aussi, de la source aryenne, la race
grecque était destinée à jouer un rôle prépondérant en Egypte,
comme dans le reste de l'Ancien Monde.
A. de Préville.
[A suivre.)
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGllAPHIE FlllMIX-DIDOr ET c'". — MESXIL (EURE).
QUESTIONS DU JOUR
LES RETRAITES OUVRIÈRES
ET
LE PROJET DE LOI DE M. CONSTANS.
Le Gouvernement actuel arrive à cette période connue dans
ITiistoire politique de notre pays où le pouvoir établi prend
ombrage des ouvriers, s'effraie de leurs revendications et cherche
à. les apaiser. Le second Empire a connu ces terreurs peu de
temps avant sa chute ; les opportunistes tremblent à leur tour
aujourd'hui devant le spectre de la Commune et se demandent
comment ils pourraient chasser cette vision menaçante.
C'est sous le coup de ces préoccupations que M. le ministre
de rintérieur et M. le ministre des Finances ont préparé le
projet de loi sur les retraites ouvrières, qui a été distribué aux
Chambres. Il me semble voir d'ici ces deux personnages, ren-
versés dans leurs fauteuils officiels, se faire part de leurs craintes
et aboutir à cette conclusion : ce II faut absolument donner des
gages aux ouvriers, »
L'Exposé des motifs traduit d'ailleurs en langage solennel cette
conversation supposée. Quand des politiciens déclarent que « l'é-
tat de l'opinion, les espérances qui agitent partout les classes
laborieuses... rendent de plus en plus évidente et impérieuse
la nécessité d'opérer des réformes sociales », cela signifie très
T. xu. 7
98 LA SCIENCE SOCIALE.
clairement qu'ils jugent utile d'intervenir dans la question sociale
pour conserver le pouvoir.
Mais, quel que soit le mobile qui détermine l'initiative gou-
vernementale en faveur des Caisses de Retraites ouvrières, nous
nous trouvons, nous autres contribuables et patrons, doublement
atteints par le projet de loi proposé. De leur côté, les ouvriers,
contribuables eux aussi, sentiront retoml)er sur eux par voie d'im-
pôts le fardeau de la générosité gouvernementale ; tout le monde
est donc intéi'essé à connaître la cbarge considérable que crée la
législation nouvelle et à la comparer au bénéfice que peuvent en
retirer les ouvriers.
I. CE QUE LES RETRAITES OUVRIÈRES COUTERAIENT A LA NATION.
Elles coûteraient fort cher. L'Exposé des motifs prévoit pour
l'État une charge de cent millions par an. Mais le nombre des
participants sur lequel est basé son calcul paraît trop faible et le
taux de la capitalisation à 4 p. 100 semlîle au contraire exagéré.
Des prévisions sérieuses aboutissent au chiffre de trois cent
soixante-dix millions.
Voilà ce que supporteraient la généralité des contribuables;
mais ce n'est pas tout. Les patrons agricoles, industriels ou com-
merçants, qui sont des contribuables comme les autres, se ver-
raient en outre frappés d'un double impôt spécial. Il leur fau-
drait verser 0 fr. 05 ou 0 fr. 10 par jour au profit de chacun de
leurs ouvriers ou employés participant à la Caisse des Retraites,
et ils auraient encore à acquitter un droit de 0 fr. 10 par jour et
par tète pour chacun de leurs ouvriers ou employés étrangers. Et
remarquez que cela n'atteint pas seulement les agriculteurs, les
industriels ou les commerçants ; cela atteint également le père de
famille qui a placé près de ses enfants une gouvernante anglaise
ou allemande pour leur faire apprendre l'anglais ou l'allemand
et les préparer ainsi de longue date au baccalauréat et à Saint-
Cyr. Il paiera bel et bien 30 fr. 50 par an d'impôt au même Gou-
vernement qui lui recommande de faire étudier les langues
étrangères à ses enfants.
LKS RKTRAITKS OUVRIÈRES. Oî>
Pour lui, il est vrai, la charge sera supportable, parce qu'il
n'emploie qu'une personne étrangère. Elle deviendra infiniment
plus lourde pour l'entrepreneur faisant travailler une bande de
terrassiers italiens, pour le fabricant d'horlogerie qui aura l)esoin
d'ouvriers suisses, pour le commerçant qui fait tenir sa compta-
bilité par des Allemands.
A cela on me répondra peut-être que cette charge n'est en
somme qu'un devoir de patronage, que la classe dirigeante né-
glige ses devoirs envers la classe ouvrière, qu'il est bon de faire
renaître chez elle, même par l'effet d'une contrainte légale, le
sentiment de sa responsabilité, et qu'à défaut d'initiatives person-
nelles efficaces, les pouvoirs publics peuvent intervenir utilement.
Cette théorie est assez en faveur aujourd'hui en France. Le
patronage obligatoire trouve des sympathies avouées parmi plus
d'un ami des ouvriers, et le projet de loi a bien soin d'exploiter
ces sympathies. L'Exposé des motifs fait sonner bien haut la paix
sociale, la protection du travail national, la philanthropie et le
reste. Le renard politicien s'est affublé pour la circonstance de la
dépouille des économistes socialistes. 11 le sent si bien qu'il va au-
devant de l'objection : « Peut être verra-t-on dans la réforme des
tendances au socialisme; mais un mot, surtout celui-là dont on a
tant abusé, ne peut être une raison déterminante pour écarter
une combinaison qui ne tend qu'à fortifier et féconder l'initia-
tive individuelle (1). »
Laissons donc là raccusation de socialisme. De quelque théorie
qu'elle s'inspire, la loi produira certains effets, et c'est là ce qui
nous intéresse. Qu'elle organise le patronage au gré des uns ou
des autres, toujours est-il qu'elle a la prétention de l'organiser;
or il est certain qu'elle le désorganise.
Que fait-elle en effet? Elle impose à tous les chefs d'industrie,
à tous les propriétaires, à tous les employciw^, une libéralité que
certains d'entre eux ont librement consentie à leurs employés. On
a loué, et avec juste raison, les grands industriels qui établis-
saient des primes à la prévoyance de leurs ouvriers en majorant
(t) V. l'Exposé des inolifs, § III.
100 LA SCTE^fCE SOCIALE.
leurs dépôts aux caisses d'épargne, aux sociétés de secours ou de
retraites; on a proclamé qu'ils faisaient en cela œuvre de patrons,
mais est-ce à dire que tous les maîtres qui acquitteront l'impôt
établi par la loi feront, eux aussi, (leuvre de patrons? pas le moins
du monde.
Pour exercer le patronage, il faut l'exercer volontairement, et
pouvoir l'exercer, il faut avoir un souci véritable des gens dont
on dirige le travail ; il faut dirig-er ce travail assez habilement et
assez heureusement pour qu'il soit rémunérateur et permette au
patron l'amélioration du sort de ses ouvriers; en d'autres termes,
pour être un patron patronnant efficacement, il faut être à la fois
un patron bienveillant et un patron prospère. Si la première
des qualités fait défaut, il ne saurait y avoir patronag'e, mais si
la seconde manque, l'atelier lui-même disparait, l'affaire croule.
Un chef d'exploitation constituant volontairement son industrie
ou sa culture de manière à servir à la fois les intérêts de ses
ouvriers et les siens propres est seul un bon type de patron.
Or la loi est impuissante à créer des patrons bienveillants ou
des patrons prospères, par conséquent à organiser le patronage.
Elle aboutit même à le désorganiser, et de deux façons. En pre-
mier lieu, certains chefs d'industrie qui ont établi des com-
binaisons de salaires profitables à leurs ouvriers, pourront se voir
obligés de les abandonner en présence des charges nouvelles que
le législateur leur impose. En second lieu, ceux qui pourraient se
préoccuper utilement d'améliorer le sort des travailleurs qu'ils
emploient seront détournés de leurs bonnes intentions par la
contrainte qu'on fera peser sur eux. Il semblera à beaucoup
d'entre eux que leur responsabilité est dégagée, que ce n'est pas à
eux d'exercer le patronage, puisque le Gouvernement a pris en
main les intérêts de la classe ouvrière. Plusieurs même se senti-
ront irrités contre leurs subordonnés ; ils leur en voudront de
leur crédit auprès des pouvoirs publics, et l'antagonisme ne fera
que s'accroître. Les rapports de patrons à ouvriers seront plus
tendus qu'auparavant.
La. paix sociale, dont l'Exposé des motifs semble se préoccuper,
se trouvera ainsi gravement compromise, et l'industrie nationale,
LI':S HKTUAITKS OCVIUKUKS. 101
que l'on désire protéger, sera atteinte par raugmeiitation de frais
généraux qu'on lui crée. De ce côté-là, il n'y aura donc que des
résultats malheureux, des charges pécuniaires entraînant, au
lieu d'avantages, de grands inconvénients sociaux.
En plus, le projet de M. Constans offre un vrai danger au
point de vue des finances. Ce n'est pas tout de verser de
l'argent dans une caisse, il faut encore en trouver l'emploi
si on veut le faire fructifier, et il faut le faire fructifier pour
qu'il rapporte 4 p. 100, comme le prévoit le projet de loi.
Or il est permis de se demander quelle entreprise pourra
mettre en œuvre les milliards qui viendront s'engouffrer dans
la caisse des retraites. Les prévisions officielles indiquent une
somme de neuf milliards au bout de la quarantième année,
de onze milliards au bout de la soixantième. Que fera-t-on de
cette somme? Restée sans utilisation facile, elle sera bien tentante
pour les politiciens au pouvoir dans ce temps-là, et cela vaudra la
peine d'invoquer la raison d'État. Le projet donne, il est vrai,
la faculté de s'adresser à des sociétés de prévoyance autorisées,
mais ces sociétés comptent elles-mêmes sur l'État pour l'emploi de
leurs fonds, et voilà, en fin de compte, neuf milliards enlevés aux
fécondes initiatives de l'industrie, de la culture et du commerce,
neuf milliards stérilisés.
Donc, augmentation considérable d'impôts, lourde charge pour
les patrons, excitation à l'antagonisme des classes, pléthore finan-
cière provoquant des scandales et, en même temps appauvrisse-
ment général de la nation, dont le capital se verra inutilisé, tel est
le bilan du projet de loi en ce qui concerne la classe non ou-
vrière. Les ouvriers doivent-ils en retirer des avantages tels que
ces graves inconvénients puissent être acceptés?
II. CE QUE LES RETRAITES OUVRIÈRES DONNERAIENT
AUX TRAVAILLEURS.
Le but poursuivi par la loi est d'assurer aux ouvriers la sécurité
du vieil âge. C'est bien quelque chose si on y réussit. Pour
cela on veut encourager l'épargne. Après avoir constaté que la
102 LA SCIENCE SOCIALE.
Caisse nationale des retraites, créée depuis quelques années,
ne reçoit presque aucun versement, l'Exposé des motifs attribue
ce résultat à ce que les sentiments de prévoyance ne sont pas
encore assez développés et propose en somme d'établir un système
de primes à la prévoyance pour alimenter une nouvelle caisse
du même genre. Peut-être aurait-il mieux valu trouver autre
chose puisque la première expérience a si mal tourné, de la-
veu même de ceux qui l'ont tentée; mais le Gouvernement s'en-
tête à son idée de retraites ouvrières et tient absolument à assurer
la sécurité du vieil âge à l'aide de pensions,
La clientèle à laquelle il s'adresse n'est pas de cet avis, et il
en conclut qu'elle manque de prévoyance; erreur capitale. On
peut adresser des reproches aux travailleurs français, mais celui-
ci n'est pas fondé. Notre population laborieuse est la plus éco-
nome de l'Europe ; nos paysans surtout possèdent à un rare de-
gré l'aptitude à l'épargne; il est assez curieux de voir un mi-
nistre français leur dénier une qualité que tout le monde leur
reconnaît. Aux États-Unis, où des émig-rants de toutes nations
se rencontrent, où il est facile, par conséquent, d'étudier leurs
mérites comparatifs, la modération des Français contraste sin-
gulièrement avec le gaspillage de l'Américain, de l'Irlandais et
les besoins compliqués de l'Anglo-Saxon. Même auprès des Alle-
mands, le Français conserve sa supériorité comme pouvoir d'é-
pargne. S'il ne verse pas à la Caisse nationale des retraites actuel-
lement existante, c'est donc que ce mode d'épargne ne lui con-
vient pas. Voilà tout.
Est-ce bien surprenant? Je disais tout à l'heure que les paysans,
les ouvriers ruraux, étaient les plus prévoyants parmi les
Français; je ne crois pas avoir besoin d'insister sur ce point pour
le faire admettre. Or, voyez comment le paysan épargne : il
met de l'argent dans un bas pour acheter de la terre, il la paie
même très cher, cette terre, parce qu'il en a grande envie et
qu'elle lui assure l'indépendance. Une fois possesseur d'une éten-
due suffisante pour qu'il puisse vivre de ses produits, lui et sa
famille, il est complètement maître de ses moyens d'existence, et
c'est l'homme le plus satisfait qui soit au monde. Sans arriver
LES RETRAITES OUVRIÈRES. 103
jusque-là . il suffit qu'il ait pu se constituer un très petit do-
maine pour mettre sa vieillesse à l'abri du besoin; c'est sa ma-
nière à lui (ras!<w'or la s('curité du vieil âge ; il la comprend ,
elle est appropriée à ses goûts, à ses aptitudes, et, par-dessus le
marché, elle fait le fonds de la fortune de la France.
Quand on vient parler à cet homme de retraites ouvrières, il
secoue la tête d'un air de méfiance et pense que ce ne sont pas
Icà ses affaires; supposez que le projet de loi passe tel qu'il a
été rédigé, l'ouvrier de campagne ne fera, bien entendu, aucune
déclaration à la mairie de sa commune et sera censé par consé-
quent vouloir bénéficier des avantages de la loi; l'article 3 sup-
pose en effet aux travailleurs français l'intention générale de se
constituer une retraite : « Celui qui loue ses services, y est-il
dit, est présumé vouloir bénéficier des avantages de la loi, sauf
déclaration contraire devant le maire de la localité qu'il habite. »
Comme beaucoup de présomptions légales, celle-ci ne répon-
dra aucunement à la réalité en ce qui concerne les campagnards,
et je vois d'ici la figure d'un terrassier ou d'un bouvier appre-
nant qu'il leur faut subir une retenue de 5 ou de 10 centimes
par jour. Peu leur importera la perspective d'avoir une pension
dans vingt-cinq ans ; elle sera trop éloignée pour les séduire. Au
fond, cette loi conçue, à coup sûr, dans un grand esprit de bien-
veillance à leur égard, leur apparaîtra comme un artifice de fisca-
lité pour augmenter les impôts.
Vis-à-vis des paysans, l'échec de l'entreprise sera donc complet;
ils seront dans la situation de gens dont on a voulu faire le
bonheur malgré eux et pardonneront difficilement une sembla-
ble initiative au Gouvernement.
Dans les ateliers urbains, l'impression première sera peut-
être différente. Les milieux urbains ne créent pas l'amour de
la terre, ils font perdre l'habitude des rudes travaux de la cul-
ture et font naître, par le commerce qui y règne, le goût et l'in-
telligence de la richesse mobilière. Ainsi prédisposés à devenir
rentiers, les ouvriers des villes verront avec plaisir leur épargne
se grossir par les contributions de leur patron et de l'Etat; à
l'inverse du paysan , qui redoute les dispositions de la loi comme
404 LA SCIENCE SOCIALE.
une nouvelle augmentation d'impôts, l'ouvrier de ville les ac-
ceptera volontiers de prime abord ; mais leur popularité ne sera
pas de longue durée.
11 faut bien se rendre compte, en effet, que les Retraites établies
par la nouvelle législation satisferont peu les ouvriers.
Les imprévoyants se lasseront assez vite d'une retenue qui
diminuera le budget de leurs dépenses. Un grand industriel, in-
terrogé dernièrement à ce sujet, exprimait le vœu que la rete-
nue sur les salaires en vue de la retraite fût obligatoire ; « sans
cela, disait-il, on n'arrivera pas à conjurer l'irrémédiable impré-
voyance de la classe ouvrière. » Je suis bien de l'avis de cet in-
dustriel quant au fait de l'imprévoyance ; je ne crois pas que la
retenue obligatoire soit très efficace à la combattre, parce qu'un
mécanisme financier ne saurait détruire ce défaut; en tous cas,
il est bien certain que les ouvriers prévoyants seront seuls à
profiter de la loi, telle qu'elle est projetée.
Il leur faudra même un très fort penchant à la prévoyance.
Quand un père de famille a des enfants à élever, que son salaire
suffit difficilement à faire marcher la maison, c'est lui demander
un lourd sacrifice que de mettre de côté en prévision de sa vieil-
lesse , — à laquelle il peut ne pas atteindre , — les 15 ou les
30 francs qui constituent son versement annuel.
D'autre part, si cet ouvrier n'a pas de charges, s'il est garçon,
il arrivera facilement à une plus forte épargne et aura soin de la
capitaliser de telle manière qu'il puisse l'employer à son gré dans
un moment de chômage ou de maladie, ou bien à l'époque de
son mariage, pour se créer une installation, pour acheter une
maison, si possible.
Mais l'ouvrier qui aura commencé ses versements à la Caisse
des retraites ouvrières aura bien soin de ne pas acheter de mai-
son, de dissimuler son avoir, car la pension qu'on lui promet ne
lui sera servie qu'autant que ses ressources annuelles ne dépasse-
ront pas COO francs; tout revenu possédé par lui viendra en dé-
duction de la retraite qui lui sera allouée.
Il suit de là que, par une contradiction bizarre, la loi projetée
met des entraves à l'esprit d'épargne ; elle l'encourage chez les
LES RETRAITES OUVRIÈRES. 10")
imprévoyants, mais elle le décourage chez les prévoyants. Le ré-
sultat vaut la peine d'être noté.
Pourquoi cette somme de GOO francs a-t-elle paru au légis-
lateur suffisante pour assurer la sécurité du vieil âge? Il serait
bien embarrassé de le dire, et voilà encore une présomption
légale absolument fantaisiste. Je vois chaque jour, en Limousin,
de vieux métayers ruinés, se déclarer parfaitement heureux et
vivre réellement à l'abri du besoin quand ils peuvent gagner
300 francs par an. En ville, un homme obligé de payer un
loyer relativement élevé, habitué à une nourriture plus subs-
tantielle, se trouvera fort gêné avec 600 francs.
Tout le système de la loi repose d'ailleurs sur une série de
présomptions de ce genre. Impossible d'imaginer rien de plus
artificiel ; elle n'est faite ni pour les ouvriers ruraux ni pour
les artisans des villes, elle est conçue en vue d'un ouvrier idéal
capable d'épargner de vingt-cinq à cinquante-six ans , ayant pu
épargner nue trentaine de francs par an mais n'ayant pas épar-
gné davantage. Cet ouvrier a-t-il jamais existé? Je ne le crois pas.
En premier lieu, il n'est pas exact qu'un homme économe
commence généralement à épargner à vingt-cinq ans. Quand un
ouvrier n'est pas marié , de dix-huit à vingt-cinq ans , il lui est
facile de mettre de côté une partie de ses salaires. S'il n'y par-
vient pas à ce moment, il y parviendra encore bien moins, une
fois père de famille.
D'une manière générale, les ouvriers susceptibles de prévoyance
peuvent économiser, surtout à deux époques de leur vie : la pre-
mière, quand ils sont garçons, la seconde, quand leurs enfants
commencent àgagnerleur vie tout seuls. Entre ces deux époques
se place une période presque toujours difficile, où le travail du
père suffit avec peine à l'éducation de la famille, où d'anciennes
épargnes sont employées à la dépense du ménage. L'épargne
journalière que suppose la loi est en contradiction avec ces faits.
Encore n'est-ce là qu'un des aspects des cas variés et innom-
brables qui se présentent. Ainsi, la loi nomme spécialement les
métayers parmi les catégories d'individus qu'elle indique comme
devant bénéficier de ces dispositions. Voilà des gens qui ne re-
100 LA SCIENCE SOCIALE.
çoivent pas de salaires journaliers. A la fin de Fannée, quand le
propriétaire règle avec eux, il leur remet la part de bénéfice qui
leur revient, ou bien il passe à leur compte la dette dont ils se
trouvent chargés par suite des avances qui leur ont été consenties.
Dans le premier cas, un métayer prospère dédaignera de mettre
15 à 30 francs de côté pour s'assurer une retraite et redoutera
surtout de faire un versement dont le l)énéfice ne lui sera acquis
que s'il en fait vingt-neuf autres. Dans le second cas, il ne pourra
même pas verser 15 francs : il ne les aura pas.
Les Retraites ont été instituées depuis longtemps, et avec raison,
en vue d'une classe d'individus toute spéciale, la classe des fonc-
tionnaires. Là elles sont justifiées et donnent de bons résultats.
En effet, les fonctionnaires ont des moyens d'existence réguliers
et artificiels; pas de chômages, pas de crises industrielles; leur
salaire est indépendant des circonstances diverses qui viennent
affecter le monde du travail. Dans ces conditions, il est facile
de calculer quel prélèvement ils peuvent consentir sur leurs res-
sources annuelles pour se constituer une rente viagère au mo-
ment où on les rendra à la vie privée. Les ressources ne changent
pas en effet; elles sont toujours les mêmes pour une catégorie
donnée de fonctionnaires. De plus, il est particulièrement néces-
saire pour eux d'avoir une retraite. Habitués à toucher réguliè-
rement leurs revenus, mis à l'abri de toutes les fluctuations par
le système artificiel dans lequel on les a placés, ils se trouveraient
incapables, une fois jetés en dehors de ce système et rendus aux
conditions naturelles de la vie, de pourvoir à leurs besoins par
leur travail; d'ailleurs, ils ne cessent d'être fonctionnaires qu'à
un moment où l'âge a abattus leur énergie.
Mais encore a-t-il fallu, pour organiser les Caisses de retraites
administratives, contraindre les fonctionnaires à subir une rete-
nue sur leurs appointements. Pourtant il s'agissait là de gens plus
prévoyants dans leur ensemble que les ouvriers , et aussi de
gens auxquels la retraite est plus nécessaire. Si les fonctionnaires
sont assurés en effet contre le chômage, s'ils ne tombent jamais
dans le dénùment absolu, il leur est interdit d'autre part de se
créer des ressources accessoires, de faire aucune entreprise lu-
LES lîiri'RAITKS OUVRIÈRES. 107
crativo. Un magistrat, un militaire ne peuvent poursuivre aucun
travail fructueux; pour eux, ce serait manquer à un devoir pro-
fessionnel que d'être engagés dans une opération commerciale
ou industrielle. L'ouvrier qui s'élève, au contraire, peut dans
bien des cas employer son épargne à sa profession même, deve-
nir chef d'atelier ou du moins travailler à son compte. Dans ce
cas, il n'y a pas de retraite pour lui, il y a mieux que cela, il y a
l'indépendance véritable. Au milieu des traverses qu'il a à subir,
l'ouvrier peut nourrir l'espoir d'arriver à être son maître; cet
espoir est interdit au fonctionnaire. Si haut que celui-ci s'élève
dans sa profession, il restera toujours dépendant, il ne sera jamais
maître de ses moyens d'existence. On comprend bien qu'une re-
traite soit nécessaire à un homme de ce genre. C'est la prolon-
gation artificielle d'une situation artificielle.
Parmi les personnes visées par la loi sur les Retraites ouvrières,
je n'aperçois qu'une catégorie dont la situation se rapproche
de celle des fonctionnaires, ce sont les domestiques.
Voilà en effet des gens qui ne dirigent pas leur travail et qui
se trouvent, en plus, déchargés de toute direction en ce qui con-
cerne leur vie journalière, leur mode d'existence. La retraite de
600 francs sera-t-elle efficace pour eux?
Non, même pas pour eux. D'abord, beaucoup d'entre eux ne
se font domestiques que temporairement, pour amasser un pe-
tit capital et l'employer ensuite. C'est très souvent le cas pour les
valets de ferme, qui deviennent fermiers, métayers, petits proprié-
taires. C'est le cas aussi pour une foule d'autres, même en ville.
Tous ceux-là n'étant pas disposés à rester domestiques pendant
trente ans n'ont pas avantage à faire les versements. Restent
ceux qui sont ancrés dans leur profession, qui servent tant qu'ils
ont des forces, célibataires en général. Ceux-là pourront bien faire
les versements; mais quand, à cinquante-six ans, ils voudront
toucher la pension promise, l'enquête que l'on fera sur leurs
ressources prouvera qu'elles sont supérieures à 600 francs — et,
dans ce cas, ils n'auront rien, — ou bien qu'elles s'élèvent à la
moitié, au quart de cette somme, auquel cas, ils ne toucheront que
300 ou kbO francs. Ajoutez que toute fausse déclaration de leur
108 LA SCIENCE SOCIALE.
part entraînera une amende de 50 à 500 francs et la perte de leurs
droits à la majoration promise par l'État, de sorte qu'avec un
peu de mauvaise volonté il sera presque toujours facile au di-
recteur du contentieux de la Caisse des Retraites de contester les
déclarations et de soustraire FÉtat à ses engagements.
En résumé, l'ouvrier économe se verra reprocher l'argent qu'il
aura gagné à la sueur de son froot, et lorsque le quart d'heure
de Rabelais sonnera pour la Caisse des Retraites, elle deviendra
l'objet de la plus méritée des impopularités.
Mais, à côté de l'avantage personnel des ouvriers, l'Exposé
des motifs met en avant une question d'intérêt général qu'il
importe d'examiner : « Le travail national, la richesse publique
elle-même ne peuvent tirer qu'un large profit de réformes des-
tinées à rendre l'avenir de l'ouvrier moins incertain. » Telle est
l'hypothèse. Nous avons vu combien elle était fausse en ce qui
concerne la richesse publique et quelles graves objections éco-
nomiques soulevait le projet de loi. Est-elle plus justifiée pour
le travail national?
III. LA PROTECTION DU TRAVAIL NATIONAL.
Le raisonnement du législateur est très simple : Les ouvriers
français recevant de leurs patrons et de l'Etat certains avantages
dont seront privés les ouvriers étrangers, ils les dépasseront dans
la lutte économique internationale ; ils auront sur eux une avance.
Or, à supposer que les avantages constitués par la loi soient
sérieux, le travail national ne pourrait qu'y perdre.
Je ne veux pas descendre dans l'arène où protectionnistes et
libre-échangistes échangent leurs arguments, ce serait sortir ab-
solument de la question qui nous occupe aujourd'hui ; mais je
dois faire remarquer que les plus convaincus des protectionnistes
n'ont jamais pensé à faire protéger le travail national aux frais de
ce travail lui-même. Qu'on imagine d'imposer des droits de douane
à la marchandise étrangère qui entre en France, cela touche tou-
jours dans une certaine mesure l'étranger qui l'introduit ; mais
que les ouvriers étrangers ne puissent pas être employés par des
LKS lŒTRAlTHS OUVUIÈHKS. lOfl
patrons français qui en ont besoin, sans que ceux-ci aient à ac-
quitter un droit de 10 centimes par jour et par tète, je ne vois
pas bien en quoi cela protège le travail national.
Cela protège-t-il du moins le travailleur français? oui; mais
bien maladroitement. Nous nous plaignons de temps à autre que
nos paysans et nos artisans ne colonisent pas, ne sachent pas se
créer de situations en dehors de la sphère étroite des ateliers
français; pense-t-on que des mesures de ce genre soient bien
faites pour favoriser notre expansion? Le Gouvernement dépense
de l'argent pour nos colonies, il en dépense beaucoup, et sans
grand profit ; faut-il encore qu'il en dépense pour détourner les
travailleurs français de toute entreprise éloignée? Voyez quelle
sera la situation d'un homme de trente-cinq ans, ayant versé ré-
gulièrement dix annuités à la Caisse des Retraites et désireux
d'aller chercher aux États-Unis ou ailleurs un meilleur emploi
de son habileté professionnelle. En plus de toutes les objections,
de tous les obstacles qu'il trouvera sur sa route, la loi actuelle
en constituera encore un nouveau; il lui faudra perdre tout le bé-
néfice d'une épargne accumulée depuis dix ans! Une fois de plus,
en voulant créer une tutelle, l'État aura forgé une entrave.
Et pourtant, s'il est une époque où les entraves soient nuisibles,
c'est bien la nôtre. L'Exposé des motifs lui-même reconnaît que
nous sommes à une heure de transformation, de crise; qui peut
dire ce que sera le régime du travail dans trente ans d'ici? Qui
sait si les inventions scientifiques, en amenant, comme tout porte
à le croire, une distribution plus facile de la force motrice, ne con-
tribueront pas à la décentralisation des ateliers, comme la pro-
duction à la vapeur a conduit à leur centralisation? Au moment où
de semblables questions se posent, quand il est permis d'espérer
pour les ouvriers un accès plus facile à la situation de patrons, n'y
a-t-il pas imprudence coupable à les endormir de plus en plus
dans une sécurité mensongère, à les enfoncer dans une mé-
diocrité inguérissable ?
La seule chose dont on soit assuré, c'est que plus l'application
des sciences à l'industrie fera de progrès, mieux l'énergie de
l'homme sera secondée et plus l'écart sera grand entre ceux qui
110 LA SCIENCE SOCIALE.
développent cette énergie et ceux qui la laissent sommeiller.
Dans les sociétés peu avancées au point de vue matériel, chez
les pasteurs, chez les sauvages, chez les primitifs en un mot,
la valeur personnelle de l'homme a peu d'occasions de se
montrer et de se développer, et une égalité assez réelle s'é-
tablit entre tous les membres de ces sociétés; mais, à mesure
que les méthodes de travail se compUquent, la sélection se
fait entre les individus capables de diriger les autres. Il ne
suffit plus d'être désigné par l'âge pour conduire l'atelier de tra-
vail : il faut avoir un ensemble de qualités spéciales.
Il est clair que nous marchons tous les jours vers un état de
société de plus en plus compliqué où cette sélection est de plus
en plus nécessaire. Pour la prospérité générale, pour l'avantage
de la classe ouvrière qui aspire à monter, comme pour l'avan-
tage de la classe patronale qui a besoin de se recruter, il importe
que rien ne vienne entraver cette sélection et que tout conspire
à en assurer l'heureux fonctionnement.
Voilà en réalité ce qu'il faut au travail national et aux travail-
leurs nationaux pour les protéger efficacement. Il ne s'agit pas
de convertir nos ouvriers en fonctionnaires, de faire dépendre de
l'État la sécurité de leur vieillesse, il faut leur apprendre à
être des hommes, et, autant que possible, à devenir indépendants.
Est-ce un rêve que cela? Non pas. Cela existe dans plus d'un
pays; cela existe partout où la prospérité agricole et industrielle va
se développant; cela existe chez nous dans une certaine mesure ;
cela existe à un degré remarquable dans les contrées peuplées
d'Anglo-Saxons ; cela existe plus que partout ailleurs peut-être
aux États-Unis, grâce au champ merveilleux qui s'offre à l'acti-
vité générale. En France, il y a grand besoin de seconder ce mou-
vement, au lieu de l'étouffer sous les combinaisons du socialisme
d'État, et c'est la vraie réponse aux aspirations de la classe ouvrière.
IV, — LE VRAI BESOIN DE LA CLASSE OUVRIÈRE,
Le vrai besoin des ouvriers, comme le vrai besoin des enfants,
c'est d'être éievcs, d'être rendus progressivement capables de se
LES MKTHAITES OUVRIÈRES. lli
suffire à eux-mêmes ; les chois d'ateliers soucieux du Ijien-êlre
de leurs employés et des devoirs de leur situation ne doivent
jamais perdre cela de vue.
Pour obtenir ce résultat, il faut deux conditions principales :
chez les patrons, le désir d'attirer à eux tous les éléments de la
classe ouvrière capables de monter ; chez les ouvriers, le désir
vrai de l'indépendance, appuyé sur l'énergie personnelle.
Ce désir de l'indépendance est plus ou moins vigoureux, plus
ou moins éclairé, mais il est généralement assez répandu. On
peut dire qu'à l'état latent ou à l'état avoué il existe chez la masse
des ouvriers ; mais les patrons ont pour mission de le diriger, de
faciliter son essor.
Au lieu de cela, beaucoup, — j'entends parmi les meilleurs,
parmi ceux qui ont pour leurs ouvriers une réelle sollicitude, - —
ne comprennent pas le patronag-e de cette manière. Ils se bornent
simplement à rendre plus douce à leurs employés la condition
ouvrière; quelques-uns même s'imposent, en vue de ce résultat,
des sacrifices véritables, dont le caractère généreux ne saurait
être méconnu ; ils agissent comme certains parents, qui essaient
de conquérir l'affection et la reconnaissance de leurs enfants en
leur accordant tout ce qu'ils demandent. On sait comment
cela réussit d'ordinaire pour l'éducation des enfants. Le succès
est à peu près le même pour le patronage des ouvriers. Il n'y a
point de bornes aux exigences des enfants et des ouvriers, et c'est
une entreprise folle de vouloir les satisfaire. Aujourd'hui l'État
s'imagine de majorer leurs épargnes après avoir contraint les
patrons à les majorer, eux aussi; demain, les ouvriers ne se con-
tenteront pas d'une retraite : ils voudront que l'État leur assure
un minimum de salaire ; bientôt il faudra leur consentir à tous
une inscription de rente au grand-livre de la dette puljlique.
Et quand même on en viendrait là, le bien-être de la classe ou-
vrière n'en serait guère augmenté. Comme des enfants gâtés, ces
rentiers improvisés gaspilleraient leurs ressources, et la question
ouvrière se poserait tout aussi menaçante.
Donc, rien à espérer de ce côté. Reste la ressource de l'éduca-
tion véritable, du patronage efficace. Je confonds à dessein ces
112 LA SCIENCE SOCIALE.
deux expressions parce qu'elles s'appliquent à des faits du même
ordre. Bien entendu, je n'ai pas la prétention de formuler ici en
(juelques sentences le code de l'éducation et du patronage; je
constate seulement que partout où l'éducation et le patronage
forment des hommes indépendants, l'idée dominante qui dirige
est plutôt une idée d'exemple à donner qu'une idée de contrainte
à exercer, une idée de liberté, plutôt qu'une idée de tutelle.
S'il s'agit de former les enfants à vivre groupés autour d'un
patriarche; les ouvriers, à prendre place dans une corporation
fermée, étroite, je comprends bien que ce programme d'éduca-
tion et de patronage ne vaut plus rien : c'est de discipline qu'il
faut parler alors et non d'indépendance. Mais, en France, au
dix-neuvième siècle, il ne saurait être question pour nous ni de
familles patriarcales, ni de corporations fermées ; le monde devient
de plus en plus une grande lice dans laquelle il faut descendre
bon gré mal gré pour prendre part à la lutte ; la fuir, c'est se dé-
clarer vaincu d'avance ; le seul parti raisonnable est de s'armer
en vue de cette lutte.
Comment les patrons peuvent-ils aider leurs ouvriers à accep-
ter la lutte d'abord, à s'y préparer ensuite?
Ils peuvent les aider à accepter la lutte en l'acceptant eux-
mêmes. Un patron qui, au vu et au su de ses ouvriers, est courbé
sous son labeur, qui court des risques, qui travaille réellement,
fait plus pour la paix de son atelier que tous les raisonnements
du monde. Il apprend à ses ouvriers que la vie du riche n'est
pas exempte de soucis, qu'il faut des efforts pour le maintenir
à un rang élevé comme pour gagner le pain du pauvre.
De plus, il s'assure leur sympathie et, par là, leur confiance,
deux conditions essentielles à son action utile.
Ce résultat une fois acquis, la seconde partie de la tâche devient
possible; le patron, aimé de ses ouvriers, ayant auprès d'eux l'au-
torité morale que donne la confiance, peut les préparer utilement
à la lutte, contribuer à les élever.
Quel moyen prennent pour cela ceux qui réussissent le mieux?
U n'est pas possible de l'indiquer. Tous les moyens sont bons
qui paraissent bons à un patron connaissant bien ses ouvriers,
LKS lŒTHAITES OLVRIKHKS. i 1 !{
pourvu toutefois qu'ils visent le vrai but du patronage, qu'ils
tendent à compléter la capacité de l'ouvrier en lui facilitant l'ap-
prentissage de l'indépendance. Dans certains ateliers vous verrez
la participation aux bénéfices donner d'excellents résultats au
point de vue de la paix sociale; dans d'autres, ce sera la forme
coopérative; ailleurs, le patron n'aura recours à aucune combi-
naison spéciale , mais partout ce qui soutient et rend efficaces
la participation, la coopération, les institutions de prévoyance et
autres créées en vue des ouvriers, c'est la confiance réciproque
du patron et de l'ouvrier basée sur le travail.
Quand l'État veut emprunter aux patrons quelques-unes de
leurs pratiques pour répondre aux aspirations des ouvriers, son
intervention manque toujours de cet élément fécond ; il n'a pas
et ne peut pas avoir la confiance des travailleurs ; il n'est qu'une
collectivité étrangère à leurs soucis, vivant d'une autre vie; il
représente pour eux le fonctionnaire, le rentier, le bourgeois,
c'est-à-dire l'homme placé en dehors des conditions incertaines
auxquels eux, ouvrier, sont soumis comme tout être attendant sa
vie de son travail. L'État a et il mérite leur défiance.
Ce n'est donc pas assez de dire, comme je l'ai fait au début de
cet article, que la loi sur les Caisses de Retraites ouvrières char-
gera les contribuables sans profit pour les ouvriers, si on l'adopte
telle qu'elle est proposée; il faut ajouter que les modifications,
les amendements qu'elle pourrait subir ne sauraient la rendre
efficace. Elle est frappée d'une double incapacité, car elle met le
patronage entre les mains de l'État impuissant à l'exercer et tend
à soustraire artificiellement l'ouvrier aux réalités de sa situation,
au lieu de lui apprendre à surmonter les obstacles qui, dans la
classe ouvrière comme dans toute autre, se dressent sur notre
chemin à tous.
Le projet de loi tourne le dos à la solution moderne de la
question ouvrière.
Paul DE ROUSIERS.
r r
LA PROPRIETE.
[Coum de Mrfhodc de la Scinice sociale.
II
LA COMMUNAUTÉ
ET LA PROPRIÉTÉ FAMILIALE
Après avoir établi, dans notre précédente étude, que la Pro-
priété , c'est-à-dire la disposition exclusive du Lieu , était en
même temps la conséquence et la condition préalable du Travail,
nous avons fait remarquer, par la simple observation des phé-
nomènes qui nous passent sous les yeux, qu'en chaque endroit
cette exclusion des autres par le travailleur n'avait pas le même
degré d'intensité.
// y a donc des Espèces différentes de Propriété.
Gomment évoluent ces Espèces.
Ces espèces naissent, croissent, se succèdent, la Propriété s'af-
iirme et se développe à mesure que l'exclusion des autres par
le groupe qui travaille devient plus complète. Or cette exclusion
devient d'autant plus sensible, d'autant plus complète, qu'elle
est, 1° plus continue, et que, 2", le nombre de ceux qui dispo-
sent de ce point déterminé du Lieu, d'où ils excluent les autres,
est moins considérable. Ce sont là choses établies; d'où cette
seconde proposition : Les Espèces de la Propriété vont en se
déoelojjpant suivant le degré croissaîit crcxclusivistne.
Mais comment se constituent ces Espèces?
(1) Voir le précédent article sur la Propiiélé, la Science sociale, t. XII, p. 34.
LA l'ROI'RlÉTÉ. l'J.-)
La cause constituante des espèces appartient évidemment au
même ordre de phénomènes que la cause constituante de la classe
générale dont ces espèces font partie. C'est le Travail qui cons-
titue la Propriété, c'est dans le Travail que l'on doit rencontrer
la cause constituante des espèces de la Propriété.
En observant le Travail nous avons remarqué que le groupe-
ment des travailleurs en était la condition nécessaire ; mais nous
avons remarqué en même temps que, suivant l'intensité du Tra-
vail, les hommes ne s'engagent pas dans les mêmes groupements.
A mesure que le Travail devient plus intense les hommes sont
obligés de passer du groupement communautaire au groupement
famihal, et du groupement familial au groupement patronal.
Ces groupements nécessaires des travailleurs n'ont pas pour seule
efficacité d'assurer au Travail une direction de plus en plus émi-
nente en la confiant aux plus capables ; ils font plus, ils assu-
rent en même temps la disposition des objets ou instruments du
Travail à ces capal^les; — car il n'y aurait pas de direction pos-
sible, si ceux qui doivent diriger le Travail n'avaient pas la dis-
position des choses nécessaires au Travail, — et qu'est-ce que
cette disposition des choses nécessaires au Travail, si ce n'est la
Propriété ?
On constate ainsi qu'à chaque espèce de groupement pour le
Travail correspond nécessairement une disposition particulière
du Lieu, c'est-à-dire une espèce particulière de Propriété. D'où
cette troisième proposition : L^.s Espèces de la Propriété se cons-
lituent (Vapvés les groupements du Travail.
Ainsi nous retenons de notre étude générale sur la Propriété
ces trois propositions que nous vérifierons dans l'étude particu-
lière de chaque espèce :
î. — Il y i^ des Espèces différentes de Propriété.
IL — Les Espèces vont en se développant suivant le degré
croissant d'exclusivisme.
III. — Elles se constituent d'après les groupements du Tra-
vail.
Ceci posé, passons à l'étude de la première des espèces de la
Propriété, la Communauté.
110 LA SCIENCE SOCIALE.
I. LA COMMUNAUTÉ OUVRIÈRE.
Lorsque plusieurs hommes se livrent ensemble à un travail
qui n'exig-e aucun eft'ort considérable, aucune sul^ordination
vigoureuse des incapables aux plus capables, comme cela se ren-
contre dans l'art pastoral, dans la culture rudimentaire et pure-
ment extensive, etc., on voit immédiatement se manifester
la conséquence du peu d'intensité de leurs efforts et dans la
direction du Travail et dans la disposition du Lieu que ce travail
réclame. La direction du Travail parait suffisamment assurée,
tant elle est minime, par le chef naturel du groupement dont
ces hommes font partie, en vertu même de leur naissance : la
famille patriarcale. Quant à la disposition du Lieu, c'est-à-dire
la Propriété, elle peut demeurer et elle demeure à l'ensemble
des membres de ce groupe, à cette Communauté; aucun membre
du groupe n'en est exclu, tellement est faible et réduite la dis-
position que chacun fait de ce Lieu. — La Communauté dans le
Travail amène la Communauté dans la Propriété. — On a ainsi
la première espèce de Propriété : la Communauté ouvrière.
Nous ne disons pas simplement la Communauté, nous spécifions
que cette Communauté est <( ouvrière » : pourquoi?
Pourquoi la Communauté non ouvrière est-elle ainsi séparée
de la Communauté ouvrière? la Communauté non ouvrière est
cependant bien une forme de la Propriété, elle aussi.
C'est que la Communauté non ouvrière, dont le type le plus
connu est la Société par actions, loin de présenter la moindre ana-
logie avec la Communauté ouvrière, offre au contraire le mode
d'appropriation le plus opposé. La Communauté non ouvrière
doit se classer et s'étudier avec la Propriété patronale, et non
avec la Communauté ouvrière^ puisque, quand elle présente son
type normal « la Société par action », quand elle est dans sa fonc-
tion régulière, elle est un succédané du grand patron et vient
le remplacer dans les cas où il n'est plus suffisamment apte lui-
même à posséder. La Communauté non ouvrière doit donc se
classer dans la Propriété patronale, aprh la Propriété du grand
LA PROPRIÉTÉ. m
patron; c'est la Propriété patronale collective qui vient après la
Propriété patronale particulière, dont elle est une complication.
11 ne s'agit donc ici que de la Communauté ouvrière. Cette
Communauté ouvrière se classe en tète de toutes les espèces de la
Propriété, parce qu'elle présente le moindre degré d'exclusivisme,
la disposition qu'elle fait du Lieu est la moins continue dans
le temps, la moins absolue dans l'usage et la plus large quant au
nombre des personnes participantes ; c'est donc bien la moins
exclusive. La tribu pastorale de la steppe, les familles patriar-
cales eneas'ées dans le régime du mir russe ou dans les Commu-
nautés domestiques des pays sud-slaves, etc., sont aujourd'hui
des exemples classiques, et leur régime de Propriété est assez
connu pour qu'il n'y ait pas besoin d'insister lorsqu'on dit qu'il
présente le moindre degré d'exclusivisme.
La Communauté définie, voyons quelles sont ses Variétés.
Les Variétés de la Propriété ne sont pas déterminées, comme
ses espèces, par les formes différentes des groupements du travail
nécessitant un degré donné d'exclusivisme : elles appartiennent à
la même forme de groupement , elles présentent évidemment le
même degré d'exclusivisme, puisqu'elles appartiennent à la même
espèce.
Les Variétés de la Propriété sont déterminées, pour chacune de
ses espèces, par le but auquel répond la Propriété, auquel satisfait
cet exclusivisme : elles sont déterminées parla destination du lieu.
Cette destination, on la connaît : on dispose du Lieu, soit pour
le mode d'existence, c'est-à-dire pour établir un Foi/er en un en-
droit déterminé, soit pour acquérir des moyens d'existence, uu
Atelier y en exploitant le sol par le Domaine ou V Industrie.
Ces destinations différentes, le foyer, le domaine et l'industrie,
que peut recevoir le Lieu^ créent, au point de vue social, des Va-
riétés, parce que, pour la même forme de groupement, pour le
même degré d'exclusivisme, pour la même Espèce, elles marquent
des ditférences et des degrés dans la difficulté de posséder, dans
les complications sociales qui s'ensuivent et dans l'instabilité de
la Propriété.
118 LA SCIENCE SOCIALE.
Ainsi : les. Espèces répondent à des degrés d'exclusivisme carac-
térisés jmr des groupements différents ;
Les Variétés répondoit à des degrés secondaires de difficulté à
posséder, caractérisés par les destinations du bien, sans forme nou-
velle de groupement.
Le tableau de la Propriété nous donne donc comme Variétés
de la première espèce :
I. — COMMUNAUTÉ (ouvrière).
Du Foyer : 1".
Domaine : 2".
De l'Atelier
Industrie : 3".
La première de ces Variétés, qui retrouve son analogue dans
chaque Espèce de la Propriété, se distingue des autres Variétés par
un caractère qui appelle tout particulièrement notre attention.
La propriété (communautaire ou autre) du Foyer ne procède pas
du Travail : par là. elle s'oppose très nettement aux autres Va-
riétés de la Propriété, à la Propriété du Domaine et à celle de
l'Industrie, à la Propriété de l'Atelier en un mot, qui procède,
elle au contraire, des nécessités du Travail.
Établissons tout d'abord d'une façon très nette ce que nous en-
tendons par Propriété du Foyer et par Propriété de l'Atelier, nous
dirons ensuite pourquoi la Propriété du Foyer se classe avant
celle de l'Atelier.
La Propriété du Foyer est celle ([ui a pour objet l'endroit (la
tente, la hutte, la maison), où s'accomplissent, pour chaque famille,
les différentes opérations du moc/e d'existence; c'est l'endroit où la
famille prend sa nourriture, son repos, etc..
La Propriété de l'Atelier est celle qui a pour objet l'endroit,
les endroits, où les différents membres de la famille ouvrière ac-
quièrent par leur travail leurs mogens d'existence; ce sont ses
champs, son domaine pour le paysan, c'est la fabrique, l'usine,
l'atelier domestique, pour l'ouvrier de la fabrication, etc..
Il y a entre ces deux genres de Propriété des différences con-
sidérables. Tandis que la Propriété de l'atelier s'organise en vue
LA l'ROPRIÉTl':. H9
du Travail, et en suit la loi, parce que c'est à l'atelier que s'effec-
tue le Travail, la Propriété du foyer s'organise pour un autre but :
elle n'est pas faite pour le Travail, pour acquérir des moyens d'exis-
tence, mais elle répond à une autre nécessité, à la nécessité d'a-
voir un endroit où l'on puisse se reposer et prendre ses repas, elle
est faite pour le mode d'existence.
Alors pourquoi classer ici cette Propriété du foyer? Ne vau-
drait-il pas mieux la classer et l'étudier après le Mode d'Existence,
comme nous classons et étudions maintenant la Propriété de l'A-
telier après les Moyens d'Existence? Il y a plus; nous avons, dans
notre étude générale sur la propriété, montré que la Propriété
était en même temps la conséquence et la condition préalable du
Travail, qu'elle était une nécessité pour le Travail, et nous voici
en face d'une Propriété, la propriété du Foyer, qui, à première
vue, ne parait nullement être la conséquence du travail : est-elle
bien classée ici?
Nous avons défini la Propriété : La disposition exclusive du lieu;
eh bien, soit que l'homme veuille faire d'un point déterminé du
Lieu son foyer ou son atelier, il a besoin, dans l'un et l'autre cas.
d'avoir « la disposition exclusive de ce lieu ». Maintenant, que
cette disposition exclusive, que la Propriété soit une conséquence
du Travail dans un cas, du Mode d'Existence dans un autre cas,
cela se peut et cela est : on a donc un même phénomène d'ex-
clusion provenant de deux causes différentes, des Moyens d'Exis-
tence et du Mode d'Existence; mais il n'en reste pas moins vrai
que la principale cause^ la grande cause, la cause génératrice
par excellence, la cause la plus féconde de la Propriété, sans com-
paraison, est et reste le Travail, les xMoyens d'Existence; c'est par
l'observation du Travail qu'on arrive à la conception complète
de la Propriété, c'est le Travail qui constitue la Propriété de beau-
coup la plus importante, c'est donc parle fait le plus important,
par sa relation avec le Travail, que l'on doit alors classer le phé-
nomène delà Propriété; et c'est autour de ce fait, de cette dis-
position exclusive du Lieu nécessitée par le Travail, que l'on doit
grouper tous les autres cas de disposition exclusive du Lieu, alors
même qu'ils ne proviennent pas de la même cause, à savoir du
120 LA SCIENCE SOCIALE.
Travail. C'est crailleurs par ce rapprochement nécessaire de la
Propriété du foyer et de la Propriété de l'Atelier que Ton verra
très exactement ressortir leurs différences, différences de causes
et différences d'effets.
C'est donc bien ici, à ce tableau de la Propriété, que doit se
classer la propriété du Foyer. Soit; mais pourquoi la classer
(ivant celle de l'Atelier?
Au même degré d'exclusivisme, c'est-à-dire que la Propriété
soit communautaire , familiale ou patronale, la Propriété du
Foyer est celle qui exige le moins de capacités, qui est la propriété
la plus facile à posséder, à retenir, celle dont on peut le moins
aisément se passer; c'est donc la plus élémentaire, la plus stable
et la plus universelle. Ces caractères de simplicité, de stabilité et
d'universalité lui assurent le premier rang et la font classer avant
la Propriété de l'Atelier, puisque nous allons toujours du simple
au composé, du facile au compliqué, du général au particulier.
On conçoit sans effort les causes qui agissent pour assurer à la
l^ropriété du Foyer ces caractères. Servant pour le mode d'exis-
tence, elle n'est pas productive, sa possession est donc praticable
à tous, même aux incapables du travail; sa nécessité, qui est de
tous les instants, assure sa stabilité; et de ces causes réunies, ré-
sulte son universalité, sa grande généralité. Comparez les capa-
cités qaïui paijmii doit avoir pour jouir utilement de son champ,
pour le posséder, aux qualités dont le commun a besoin pour
jouir utilement de sa maison. Pour posséder utilement un champ,
il faut le faire produire; il faut avoir la science de la culture, la
rare énergie de la prévoyance, il faut épargner sur la récolte les
semences de la récolte prochaine, distribuer sur toute l'année les
produits recueillis, etc.; dans les moments de crise, il faut savoir
défendre son bien contre l'endettement, l'hypothèque, cette
aliénation k longue échéance qui parait d'autant moins redoutable
qu'on croit avoir pour soi le temps, qu'en fait on a contre soi ;
pour posséder utilement sa maison, au contraire, il suffit de
l'habiter, et on regarde à deux fois avant de l'aliéner, parce qu'on
en sent le besoin à chaque instant.
Aussi l'on remarque que, tandis que le commun n'arrive que
LA PROPRIÉTÉ. 121
(lifficilcinent à la Propi'iéfé de l'Atelier, et que, seuls, les pré-
voyants conservent de cotte l*ropriété, la masse est capable de
posséder son Foyer, Cela est tellement vrai que , lorsqu'on veut
cantonner, rendre sédentaires les nomades, lorsqu'on leur dis-
tribue, ainsi (jue le gouvernement russe le fait pour les liacbkirs
de l'Oural, des maisons et des terres, on constate au bout de quel-
(]ues années que, si le plus grand nombre ont laissé leurs terres
en friche, pas un seul n'a abandonné la maison qui lui avait été
donnée; ils laissent la Propriété de l'Atelier parce qu'elle est dif-
ficile à posséder, tandis qu'ils retiennent la Propriété du Foyer qui
n'exige aucune qualité.
Après la Propriété du Foyer, nous avons classé la Propriété de
l'Atelier ; elle se subdivise en Propriété du Domaine et en Pro-
priété de l'Industrie, selon que cet atelier sert aux travaux de la
simple Récolte et de l'Extraction ou aux travaux de la Fabrication
et des Transports. Ces deux genres de Propriété diffèrent entre
eux autant que les travaux qui leur donnent naissance.
Ces variétés déterminées et classées, recherchons quelles sont
les conséquences sociales produites par le degré particulier d'ex-
clusivisme que présente la Communauté.
Le fait caractéristique de la Propriété communautaire est de
n'être compatible quavec un régime de travail aussi peut intense
que faiblement productif.
C'est là un fait constant qui se manifeste et dans les Commu-
nautés les plus larges, comme les tribus pastorales de la steppe
asiatique, et dans les Communautés réduites à une seule famille
patriarcale comme celles qu'on rencontre dans les pays sud-
slaves. Seulement, des premières aux dernières, le fait va dimi-
nuant, autant que diminue l'extension même de la communauté.
Dès que, sous l'empire de la nécessité, les travailleurs sont obligés
à de plus grands efforts, la Communauté se fractionne, ses dimen-
sions se resserrent ; les divers biens communs sont possédés par
moins de membres, pour un temps plus long, et pour des usages
moins limités. C'est d'ailleurs ce que va nous révéler dans le dé-
tail l'observation des Variétés de la Communauté.
122 LA SCIENCE SOCIALE.
Le Foyer est, à vrai dire, le liieii qui se prête le moins à une
large appropriation communautaire. Alors même qu'il passe pour
être possédé par une grande Communauté, sa jouissance se frac-
tionne forcément, tout au moins entre les principaux ménages,
qui se répartissent les tentes d'une même famille. Dans les plus
grandes Communautés, chez les pasteurs nomades, chaque por-
tion notable de la famille a sa tente : il y a à cela autant de né-
cessités matérielles que de raisons morales. En réalité, le foyer n'est
censé possédé par la Communauté tout entière, que parce qu'il
suit forcément, surtout à l'origine, la loi d'appropriation du
bien principal, le pàturag-e ou le troupeau, à l'exploitation des-
quels il se rattache. La tribu, ou famille patriarcale, jouissant en
effet de ses pâturages ou de ses troupeaux en communauté, elle
n'a pas de raison pour avoir, tout d'abord, un autre régime de
Propriété à l'égard des foyers où sont établis les ménages qui la
composent. Cependant le Foyer tend tellement, de sa nature
même, à être possédé par la partie de la famille qu'il abrite, que,
dans toutes les Communautés moins primitives, on voit les mai-
sons devenir propriétés particulières, le domaine restant com-
mun. De nos jours, on peut observer ce fait en Russie où, tandis
que la terre est encore possédée par la grande communauté, —
la communauté de tous les habitants du village, le Mir, — la
maison, ouizba, est possédée héréditairement par chaque ménage.
Dans l'antiquité gréco-romaine, on peut remarquer que la de-
meure avec le verger qui l'entourait, l'â'pîco; des Grecs, VJiortus
des Latins, était propriété privée, alors que les terres cultivables
et les pâturages étaient encore biens communs.
Ce n'est là d'ailleurs que la sanction donnée par les coutumes
ou par les lois à un état de fait évident : même lorsque les foyers
sont possédés par la communauté, ce sont les simples mé-
nages qui en jouissent. Le Foyer est donc en réalité l'objet
d'une appropriation assez peu communautaire ; c'est en vertu
d'une loi naturelle qu'il tend, à évoluer vers la Propriété fami-
liale.
C'est avec la Communauté du Domaine que l'on voit le mieux
se dessiner les caractères de la Communauté. Je n'ai pas à décrire
LA i'Iîoi'Riétp:. 12;$
les différents typesdc ce genre, cela aété i'aitdans cette Flevuc (1).
Je rappellerai seulement que l'on voit ces Communautés de
Domaines aller se réduisant peu à peu, pour se dissoudre enfin,
à mesure que la nécessité d'une production, et par là même d'un
travail plus intense, exige que le travailleur ait une disposition
plus exclusive du sol. On peut suivre sur une carte, en s'avan-
çant de l'Orient à l'Occident, cette évolution de la Propriété com-
munautaire. Je vais le montrer rapidement.
Tout d'abord, la Communauté comprend tous les membres de
la tribu, de la nation ; le sol leur appartient collectivement, et ils
en jouissent pour un usage déterminé et pour un temps limité,
le temps du pâturage. Chez ces Communautés pastorales, la Pro-
priété du domaine apparaît aussi peu que le travail, cependant
elle existe ; la steppe la plus libre est, tout au moins sous une forme
déterminée, la Propriété de la tribu pendant le temps du pâturage,
puisque pendant ce temps cette tribu en exclut toutes les autres.
Lorsque les nomades deviennent sédentaires et, de pasteurs
qu'ils étaient, se transforment en agriculteurs pour les causes
que l'on sait, la Communauté se réduit; elle ne comprend plus
la nation ou la tribu, elle se limite au village. C'est la Com-
munauté des habitants d'un même village, c'est le mir qui est
en Russie propriétaire des terres que les paysans cultivent; c'est
à la disposition du mir que les terres retournent périodiquement
pour être partagées â nouveau. Or, avec ce système de partages
périodiques, d'appropriation limitée à un temps assez court, le
travail ne peut être très productif, cela se comprend facilement,
les paysans ne voulant pas entreprendre des améliorations dont
le bénéfice reviendrait à d'autres. Aussi les plus grands admira-
teurs de ces Communautés villageoises , M. de Laveleye entre
autres, sont-ils obligés de confesser les inconvénients d'un tel ré-
gime de biens; la nécessité d'une production plus intense se faisant
sentir, les paysans demandent aujourd'hui au Gouvernement de
fixer pour la jouissance des terres arables une durée beaucoup
plus longue.
(1) Voir la Science sociale, t. II, p. 405 et la suite des éludes de M. Ueuiolins
sur les Sociétés patriarcales.
124 LA SCIENCE SOCIALE.
Sons l'empire de cette nécessité, la Communanté se réduit
encore : la Communauté villageoise se dissout, et ce sont les fa-
milles patriarcales, familles composées de quelques ménages seu-
lement, qui deviennent propriétaires du sol; chacune de ces Com-
munautés familiales s'étalîlit sur un domaine, d'où elle exclut à
tout jamais les autres (Communautés , parce qu'elle a besoin d'en
avoir la disposition continue et héréditaire. C'est avec ces Com-
munautés de familles c|ue l'on peut le mieux étudier la Propriété
communautaire du Domaine, parce que chez elles l'exclusion des
autres fait que l'appropriation est assez accentuée, pour qu'on
ait devant soi un type dont les formes se dessinent nettement. —
Ces Communautés familiales , mes lecteurs les connaissent, les
paysans du Haouran et les paysans bulgares en présentent d'ex-
cellents spécimens (1). 3Iais ce c|ui est curieux à noter, ce qui
nous prouve bien que nous sommes en face de la dernière évo-
lution du type communautaire et que, dès que la nécessité d'une
production plus grande va exiger un travail plus intense, la Com-
munauté devra disparaître, ce sont les nombreuses manifesta-
tions auticommunautairescjue l'on relève dans ces Communautés
domestiques. Le chef de la Communauté n'est plus le chef naturel
de la famille, mais un chef élu, choisi pour sa qualité de bon
travailleur et d'homme prévoyant; ses pouvoirs sont limités, ses
actes sont contrôlés par le Conseil de famille, conseil composé
des chefs de ménage et des plus rudes travailleurs. Le pécule,
cette première propriété privée, individuelle, apparaît comme
un stimulant nécessaire et comme une soupape de sûreté indis-
pensable pour empêcher la Communauté d'éclater sous la pous-
sée des travailleurs mécontents de voir tout le fruit de leur
peine servir à dispenser d'efforts les paresseux et les indolents.
Que de brèches dans la Communauté ! Tous ses membres restent
co propriétaires des biens, du Domaine, mais la plupart sont
exclus de sa disposition qui appartient au Conseil.
Aussi ces Communautés de famille, ces zadrugas, qui hier en-
core couvraient les pays sud-Slaves , disparaissent de jour en
1) Voir La Science sociale. Ibid.
LA I'ROI>RIÉTÉ. 125
joui", malgré les avantages très réels qu'elles présentent, avantages
qui frappaient surtout les observateurs européens venus des
parties tout à fait désorganisées de rOccident. Les pays sud-
Slaves, mis en contact par les chemins de fer avec les nations
plus avancées dans la culture et dans les arts industriels, se
voient contraints, pour ne pas succomber dans la lutte écono-
mique, d'utiliser les avantages que leur assure la richesse de leur
sol, et de se livrer à un travail plus intense. Dans chaque
Communauté, on comprend qu'il faut faire effort, produire da-
vantage, travailler avec plus d'énergie ; les capables, les tra-
vailleurs, les prévoyants, ne veulent pas que tout le fruit de
leur peine soit absorbé par les paresseux et les imprévoyants;
ils provoquent la dissolution de la Communauté et ont soin
d'exclure du lot qui leur échoit les autres membres de leur an-
cienne Communauté. Avec la culture intense la Propriété fami
liale apparaît.
Cependant, ne voit-on pas, en dehors d e cette zone de la Pro-
priété communautaire, dans les pays les plus avancés pour la
production et le travail intensif, de nombreuses Communautés,
véritables Ilots au milieu de l'Europe? La Suisse, avec ses pâ-
turages, ses allemens, ses bourgeoisies; la France, avec ses
biens communaux, etc., ne paraissent-elles pas faire une
réelle exception, et peut-on s'expliquer pour (pielle cause ces
larges Communautés persistent au milieu de populations en
général si avancées dans la voie du travail?
Il suffit de considérer avec un peu d'attention la nature par-
ticulière, la composition de ces biens communautaires, pour se
rendre compte que cette exception apparente est la plus évi-
dente confirmation du caractère principal dont nous avons
marqué la Communauté. La Communauté n'a persisté dans l'Eu-
rope occidentale que là où la nature intransfonnable du sol a
empêché tout travail intensif. La Suisse est le plus remarquable
exemple de ce fait.
On trouve encore une nouvelle confirmation du caractère que
présente la Propriété communautaire, dans l'impossibilité que
les faits démontrent chaque jour d'appliquer ce régime de pro-
126 LA SCIENCE SOCIALE.
priété aux forêts et aux mines. L'art des Forêts et l'art des Mines
demandent une dose de prévoyance dont sont incapables les fa-
milles ouvrières et surtout les Communautés domestiques; d'ail-
leurs celles-ci ne possèdent ni les capitaux ni la science néces-
saires pour mener à bien dételles exploitations. Chacun sait que
les forêts disparaissent entre les mains des Communautés vil-
lageoises, à moins que leur jouissance ne soit réglée et surveillée
par la province ou par l'État; et des faits récents ont démontré
à nouveau quelle erreur sociale et scientifique on commettait
lorsqu'on voulait donner « lamine aux mineurs ».
Il apparaît donc clairement que la Communauté du domaine
n'est possible que lorsqu'il s'agit d'un domaine de culture et
lorsque l'état social permet la culture extensive.
Voyons maintenant la Communauté de l'Industrie. Les com-
munautés ouvrières industrielles sont aussi rares que peu déve-
loppées; elles présentent deux formes différentes, suivant qu'elles
sont formées par les membres d'une même famille patriarcale,
ou par des associés individuels.
Pour que ces Communautés puissent fonctionner, il faut que
le travail auquel elles s'adonnent soit très simple, n'exige aucun
capital, aucune prévoyance et aucune science de direction.
Bien rares sont les travaux, soit dans la Fabrication soit dans les
Transports, qui réalisent de telles conditions! Qu'y a-t-il déplus
contraire, en effet, aux conditions de stabilité qu'exige la Commu-
nauté que l'Industrie, dont la caractéristique, ainsi que nous
l'avons établi en étudiant le travail, est précisément l'instabi-
lité et le progrès des méthodes? Pour que la Fabrication pros-
père, pour que les Transports se développent, il faut que l'esprit
d'initiative, que l'efïbrt individuel soient portés au paroxysme;
cette intensité nécessaire dans le travail serait impossible si le
travailleur n'était assuré de la disposition exclusive du fruit de
son travail. Il est donc de toute évidence que l'Industrie ré-
pugne naturellement et essentiellement aux liens que la Commu-
nauté impose.
Voyez plutôt quelles sont les fabrications entreprises par les
LA raoPHiÉTÉ. 127
communautés familiales? ce sont des fabrications à la main, ce
sont les nattes, les tapis... que les familles patriarcales tissent
pendant les longs loisirs que leur laisse l'art pastoral ; ce sont
les rétamages de chaudrons qu'entreprennent les Communautés
familiales des Tziganes errant misérablement à travers l'Europe.
Ces fabrications communautaires ont partout le même caractère,
d'ùtre aussi réduites que routinières. L'Orient, le pays de la
Communauté, n'est pas le pays de la Fabrication; c'est là un
fait connu de tous.
Le régime de la Communauté est tellement réfractaire à toute
entreprise industrielle que, lorsqu'en 1848 l'État voulut réaliser
les idées communistes de Louis Blanc et décida que plusieurs
millions seraient mis à la disposition des ouvriers pour leur
permettre, en leur fournissant le capital qui leur manquait,
de fonder des associations de production, des communautés in-
dustrielles, le plus piteux échec ne tarda pas à prouver à nouveau
l'incompatibilité absolue qui existe entre la Propriété commu-
nautaire ouvrière et l'industrie moderne. Je n'ai pas à rappeler ici
des faits que tout le monde connaît et à refaire l'histoire de ces
associations; elles périrent toutes par la même cause, la pa-
resse et l'imprévoyance de la majorité des associés, qui ne vou-
laient pas travailler et prétendaient jouir du fruit des efforls
de ceux qui travaillaient.
On peut donc conclure, d'une façon très nette, que la Propriété
communautaire n'est compatible qu'avec un travail qui demande
peu d'efforts et peu de prévoyance; son meilleur objet paraît
être le Domaine exploité par la culture extensive.
IL LA PROPRIÉTÉ FAMILIALE.
La nécessité d'un travail plus intense s'imposant pour des
causes que nous n'avons pas à énumérer ici, l'ancien groupe-
ment communautaire, qui suffisait pour un travail facile et pour
une disposition peu exclusive du lieu, devient tout à coup inef-
ficace, la communauté se brise et les familles issues d'un même
128 LA SCIENCE SOCIALE.
ancêtre, qui la composaient, s'établissent isolément; chaque mé-
nage, voulant conserver pour lui seul le fruit de son travail,
exclut du lieu dont il dispose les autres ménages, avec qui
hier encore il était en Communauté. Avec le travail intensif une
disposition plus exclusive du lieu devient nécessaire, et la Pro-
priété familiale apparaît.
La Propriété familiale est donc la Propriété possédée par un
simple ménage ouvrier ou petit patron.
De quel simple ménage est-il ici question? Le type normal
du simple ménage est le simple ménage en famille-souche. Ceci
nous apparaîtra clairement lorsque nous en serons arrivés à
l'étude de la famille; pour le moment, nous devons demander
à nos lecteurs de bien vouloir l'admettre. Néanmoins, — ou
plutôt par conséquent, — ce que nous allons dire de la Pro-
priété familiale possédée par le simple ménage en famille-sou-
che s'entend aussi, à quelques nuances près, pour le simple mé-
nage en famille instable, puisque le simple ménage instable
n'est qu'une dégénérescence du type complet, qui est le simple
ménage en famille-souche.
Il faut encore remarquer que l'on rencontre beaucoup de
propriétés familiales très analogues à la Propriété familiale
possédée par un simple ménage ouvrier ou petit patron; telles
sont, par exemple, les propriétés familiales du petit rentier, du
maître d'école... ; ces propriétés, cela est évident, se classent ici
même à raison de cette analogie avec le type que nous avons
spécifié, elles en constituent les variétés. Mais nous ne pouvons
prendreaucunedecesvariétés pour type, parce qu'elles répondent
soit à une situation comme celle de bourgeois, soit à un travail
non manuel, comme celui du maître d'école, qui sont beaucoup
plus complexes et beaucoup moins normaux dans l'organisa-
tion sociale que la situation et que le travail manuel de l'ou-
vrier. La Propriété familiale est donc justement caractérisée par
ceci : c'est qu'elle présente le degré de possession exclusive du
Lieu nécessaire à un simple mémuje ouvrier ou de petit patron
pour travailler éi son propre compte. C'est précisément pour
cela que cette Propriété est appelée familiale.
LA PROPRIÉTÉ. 120
La Propriété familiale se divise en deux grandes séries, selon
(|u'elle est linùlvc ou illimitée. Qu'entend-on par là?
La l>ropriété familiale limitée est celle qui ne comporte pas
toute disposition (juclconque de la chose possédée pour s'en dé-
mettre. On dira, par exemple, que la propriété est limitée si elle
ne peut être ni saisie, ni hypothéquée, ni vendue.
La Propriété familiale illimitée est au contraire celle qui com-
porte toute disposition quelconque de la chose pour s'en dé-
mettre.
Cette différence, qu'introduit entre ces deux genres de propriété
familiale la limitation des droits du propriétaire, doit être notée,
parce qu'elle fait ressortir une fois de plus l'énorme influence
que la capacité plus ou moins grande à posséder joue dans la dé-
termination de la Propriété; et c'est précisément sur cette capa-
cité à posséder, à disposer du Lieu, qu'est fondé notre tableau
de la Propriété.
Il est d'observation courante que le plus grand nombre des mé-
nages ouvriers ou petits patrons, et des simples ménages analo-
gues, ne sont capables de la Propriété familiale qu'autant qu'elle
est limitée. La jouissance des droits complets de la Propriété
leur est dangereuse, car elle les conduit, s'ils n'ont une grande
prévoyance, à se laisser peu à peu déposséder de leur bien; l'hy-
pothèque et la vente, qui sont la plus complète manifestation du
droit du propriétaire, puisqu'elles lui permettent de transformer
son bien, en sont aussi la manifestation la plus dangereuse, puis-
qu'elles le dépouillent de ce bien. Aussi a-t-on été amené dans
bien des cas à Umilcr les droits du propriétaire, à lui laisser
seulement les droits utiles, c'est-à-dire le droit de jouir et de
transmettre par succession, et à retenir les droits éminents qui
sont les droits de vente et d'hypothèque. Suivant les circonstances,
cette limitation a été et est volontaire ou forcée. Avec le régime de
la féodalité elle était forcée. Le seigneur, en concédant des terres,
retenait pour lui ce qu'on appelait « le domaine éminent », c'est-
à-dire la faculté d'aliénation. Aujourd'hui, avec le régime de
Yliomestcad. c'est le paysan lui-même qui limite volontairement
ses droits ; en faisant inscrire publiquement sa terre, il fait con-
l'JO LA SCIENCE SOCIALE.
naître à tous qu'il s'enlève le droit de l'hypothéquer et qu'elle
n'entre pas dans le gage de ses créanciers.
Nous devons tenir compte de cette Propriété limitée, son
amoindrissement ne lui enlève pas son caractère essentiel, qui
la fait classer ici; et, d'ailleurs, si on ne devait classer à la Pro-
priété familiale que la Propriété familiale illimitée, le plus grand
nombre des propriétés possédées par les simples ménages ou-
vriers aux diverses époques disparaîtraient de ce Tableau. Mais
nous devons classer la Propriété limitée avant l'illimitée, par le
fait même qu'elle suppose une capacité inférieure chez le pro-
priétaire, puisque, s'il sait posséder utilement son bien, il est
moins capable de le conserver.
La Propriété familiale limitée ou illimitée déterminée et clas-
sée, passons à l'étude de ses Variétés. Donnons ici le tableau
de ces variétés.
II. — PROPRIÉTÉ FAMILIALE Qimitée ou illimitée).
1. — Propriété familiale du Foyer.
2. — Propriété familiale de l'Atelier.
A. — dw Domaine.
a. — du petit domaine.
b. — du domaine fragmentaire.
B. — de l'Industrie.
a. ~ de la petite industrie ( a. — domestique,
principale. l ?■ — patronale.
Ij. — de la petite industrie accessoire.
Les variétés de la Propriété étant déterminées pour chaque
Espèce, comme nous l'avons dit, par les différentes destinations
du lieu, il est évident que nous avons pour la Propriété fami-
liale, tout comme nous avons eu pour la Communautaire, deux
variétés, puisque, quel que soit le degré d'exclusivisme, c'est-à-
dire quelle que soit l'Espèce de la Propriété, cet exclusivisme
est pratiqué , cette propriété est possédée tantôt pour le Mode
d'Existence, — et on a la Propriété du Foyer, — tantôt pour
les Moyens d'Existence, — et on a la Propriété de l'Atelier.
La Propriété familiale du Foyer se classe avant la Propriété
LA l'ROPRIKTK. 131
familiale de l'Atelier pour les mêmes raisons que nous avons
données lorsqu'il s'est agi delà Propriété eoniniunautaire; elle
est plus simple, plus facile à posséder, demande moins de ca-
pacités; elle doit donc passer la première.
Il y a autant de g-enres différents de Propriété familiale de FA-
telier, qu'il y a de groupements différents dans le Travail, qui
permettent au simple ménage ouvrier ou petit patron de tra-
vailler à son propre compte.
Les travaux d'extraction donneront ainsi :
La Proprirti' fainiVuilc du petit domaine , c'est-à-dire la pro-
priété d'un atelier de culture qui constitue un moyen suffisant
d'existence pour un simple ménag-e. Le domaine du paysan fran-
çais en offre l'exemple le plus à notre portée,
La Propriété familiale du domaine fraç/mentaire , c'est-à-dire
la propriété d'un atelier de culture qui ne constitue pas un moyen
d'existence suffisant pour un simple ménage. Le domaine en
bordier en donne le type le plus ordinaire.
On doit classer la Propriété du petit domaine avant celle du
domaine fragmentaire, parce qu'il n'y a qu'une mesure assez
fixe des conditions qui constituent le petit domaine : c'est le do-
maine nécessaire pour nourrir un simple ménage ; tandis que
le domaine fragmentaire étant le domaine insuffisant à cette fin.
on comprend facilement qu'il puisse y avoir mille degrés dans
cette insuffisance, donc des types de plus en plus réduits de do-
maine fragmentaire. Il est scientifique de classer le type ferme
et normal avant les types vacillants et dégénérescents.
Les travaux de la Fabrication et des Transports donneront :
La Propriété familiale de la petite Industrie pyrincipale , c'est-
à-dire la propriété d'un atelier de Fabrication ou de Transports
qui assure un moyen suffisant d'existence pour un simple ménage.
Ici nous faisons une distinction, et nous avons deux propriétés
différentes selon que la petite industrie principale esi domestique
ou patronale. Pourquoi faire ressortir cette distinction? pourquoi
déterminer deux propriétés familiales de l'atelier, selon que le
travail est entrepris par un ouvrier pour son propre compte ou
par un ouvrier petit patron avec le concours d'un ou deux ou-
132 LA SCIENCE SOCIALE.
vriers; et surtout pourquoi l'indiquer quand il s'agit de la pro-
priété familiale de l'atelier ïiidu^viel? Cela ne se remarque-t-il
pas aussi pour l'atelier du domaine?
On exprime ici cette distinction, parce que c'est ici, c'est dans
l'atelier industriel, que la différence de capacité au point de vue
de l'aptitude à posséder éclate le plus largement entre \ ouvrier
%i le ix'tit patron, jusque-là parfaitement confondus. Cette dif-
férence de capacité, dont il n'est pas tenu compte dans le reste
du Tableau, doit être rigoureusement notée ici, parce que c'est
précisément ici, au sujet de l'aptitude à posséder utilement un
atelier industriel, que les deux types de l'ouvrier et du petit pa-
tron divergent complètement. Ce n'est, en effet, ni pour posséder
un Foyer, ni pour posséder un petit Domaine qu'il faut une capa-
cité bien différente à celui qui est ouvrier, maître du travail de
sa famille (car il ne peut être question que de cet ouvrier dans
V\nà\i'&iv\e principale) et à celui qui est ouvrier-patron, maitre
d'un ou deux domestiques de ferme, ou de quelques journaliers.
Tandis que dan>^ l'Industrie il y a une différence énorme entre
les capacités d'un ouvrier qui n'a à régler la Propriété de son
atelier que sur so)i seul travail, et les capacités d'un petit patron-
ouvrier qui doit régler cette Propriété sur If travail de trois ou
quatre ouvriers à sa c/iarf/e.
Il s'ensuit tout naturellement que nous devons classer la Pro-
priété de l'Industrie principale domestique, c'est-à-dire celle de
l'ouvrier non-patron, avant la Propriété de l'industrie principale
patronale, c'est-à-dire celle de l'ouvrier petit patron, parce que
Ja domestique, exige moins de capacité et est par conséquent plus
simple que la patronale. Ces deux genres de propriétés peuvent
être représentés par le menuisier de campagne pour l'industrie
domestique, et par le serrurier de ville pour l'industrie patronale.
La Pro/jrielé familiale de la petite industrie accessoire est
la propriété d'un atelier de Fabrication ou de Transport qui
n'est pas un moyen d'existence suffisant pour un simple ménage.
Par le fait même que la Propriété de cet atelier constitue par défi-
nition un moyen d'existence insuffisant, elle doit se classer après
la Propriété de l'atelier de l'industrie principale, qui constitue
F.A l'ROI'RIKTÉ. 13.'}
1111 moyen cVexistenco suffisant. Il n'y a qu'un type, qu'une me-
sure d'un atelier constituant un moyen d'existence suffisant pour
un simple ménage, tandis qu'il peut y avoir et qu'il y a mille
mesures d'ateliers insuffisants pour ce but, suivant les degrés in-
nombrables de cette insuffisance. Il est naturel de classer le
type normal avant les dégénérescences. La proj^riété du paysan
sabotier présente un assez bon exemple de cette dernière pro-
priété.
Nous avons vu la Propriété familiale naître et se développer
sous l'empire de la nécessité d'une production plus abondante.
La Communauté a été brisée par le travail plus intense et chaque
chef de ménage s'en est allé de son côté, excluant ses associés
d'hier du Lieu qu'il s'était réservé. Avec la Propriété familiale, une
solide race de paysans s'est formée, s'est implantée au sol, l'In-
dustrie est née, la Fabrication s'est développée.
Mais si la Propriété familiale a permis cet accroisement dans
la production ; si elle a assuré, lors de la dissolution des Com-
munautés, chaque ménage d'un foyer et d'un atelier, elle n'a pu,
là surtout où elle était illimitée, rendre prévoyants tous ces petits
propriétaires. Peu à peu les imprévoyants ont aliéné, lambeau
par lambeau, cette Propriété, et se sont trouvés, et se trouvent
encore chaque jour, sans propriété. Cependant ces imprévoyants
ont besoin d'avoir un foyer où ils reposent, un atelier où ils tra-
vaillent, ils ont besoin de jouir, à un titre quelconque, de cette
Propriété qu'ils ont laissé échapper de leurs mains. Il y a là
une question sociale, comment est-elle résolue?
11 y a plus : cette Propriété familiale n'offre à celui qui la
possède que peu de ressources pour entreprendre les grands
travaux de l'Extraction, de la Fabrication et des Transports, si
nécessaires à une société agglomérée sur un petit territoire; il
faut donc aux grandes entreprises du Travail un régime de Pro-
priété particulier ; quelle est cette nouvelle Espèce de Propriété?
C'est ce que nous étudierons la prochaine fois,
[A suivn'.)
Robert Pinot.
LA
FRANCE EN INDO-CHINE^
II.
LES RÉSULTATS DE NOTRE ADMINISTRATION;
LES RÉFORMES NÉCESSAIRES (1) .
Notre précédente étude a montré comment l'Indo-Chine ne se
prête à aucun autre mode de colonisation que celui de l'exploita-
tion commerciale, mode incomplet, très instalîle par nature.
D'autre part, nous avons vu que la population annamite, uni-
quement adonnée à l'exploitation directe du sol, offrait un type
intéressant et même sympathique d'organisation sociale, modelé
sur le régime communautaire. Mais de nombreux et caractéris-
tiques exemples nous ont contraints de constater que la France, en
imposant sa domination dans ces pays, y a introduit eu même
tenq^s un système politique et administratif éminemment propre
à les troubler, à les désorganiser, à les ruiner.
Les résultats d'un tel mode de gestion n'ont pas tardé à se faire
sentir. Les voici dans toute leur désolante vérité.
1. LES RÉSULTATS DE NOTRE OCCUPATION AU POINT DE VUE FRANÇAIS.
Au point de vue français, les résultats de notre occupation sont
déploral)les. Nous aboutissons au gâchis, au désordre, à l'impuis-
sance les mieux caractérisés.
(i)Voir le premier article dans la livraison précédente.
f.A KIÎANCK EN INDO-CIIINK. 135
Ktd'abord, laclmiiiistratiou coloniale se montre engénéral d'une
insouciance et d'une prodigalité inimaginables. Eu Cocliinchine,
dit M. deLanessan, « l'énorme budget créé par le conseil colonial
et l'administration préfectorale, dontla colonie a été dotée en 1879,
est absorbé chaque année par un personnel trop nombreux et
par des travaux improductifs... On m'a montré à Cantho un pont
en pierre, œuvre des Ponts et Chaussées, sous lequel il ne passe
pas d'eau, et sur lequel il n'existe pas de route. On se demande ce
qu'il fait au milieu du marécage dans lequel il a été construit ».
Nous ne savons même pas conserver les travaux utiles établis par
les Annamites avant la conquête . « En Cochinchine même, nous
avons laissé s'envaser les magnifiques canaux creusés jadis par les
Annamites et nous n'avons fait que très peu de routes. » Il est vrai
qu'on parlait beaucoup de construire des chemins de fer très pro-
fitables à leurs entrepreneurs, en vue de remplacer des canaux peu
coûteux, mais arriérés au gré de ces colons avisés.
Voici un fait plus significatif encore : cette administration
si nombreuse, si compliquée, n'a pas su seulement procurer à nos
soldats des abris convenables et adaptés au climat! C'est M. de
Lanessan qui le constate en ces termes : « Quand on arrive dans
notre Indo-Chine après avoir visité les Indes anglaises, on éprouve
à la vue de nos soldats et de leur installation un sentiment très
pénible. Autant les soldats anglais sont propres, bien tenus, bien
logés et bien nourris, autant les nôtres sont malpropres, négligés,
mal nourris et mal logés, »
En revanche, l'administration a su procurer à ses amis de jolis
bénéfices. En 188G, au Tonkin, comme elle manquait de locaux
pour loger ses approvisionnements, elle passa un marché avec
un entrepreneur qui s'engageait à construire les bâtiments néces-
saires : elle lui alloua un loyer annuel de 180.000 francs pour des
magasins valant 600.000 francs; soit un revenu de 30 0/0 par
an. (De Laxessax.)
Voici encore un plaisant exemple de ce gaspillage, La justice
française installée au Cambodge a coûté en 188T, selon le même
observateur, Ti.OOO francs. Or, en trois mois, le tribunal de Pnom-
Penh, la capitale, n'a eu à juger pour tout procès « qu'une contes-
136 LA SCIENCE SOCIALE.
tation entre une cabaretière et deux chanteurs ambulants ». Et
l'on réclame contre l'inactivité de nos tribunaux d'arrondisse-
ment! Ils sont surchargés de besogne, si on leur compare leurs
collègues du Cambodge.
Ces fonctionnaires si peu occupés cherchent à tuer le temps
en se disputant les uns les autres. Les conflits sont facilités d'ail-
leurs par les nuances que nous avons signalées dans l'organisa-
tion générale du pays. M. de Lanessan dit à ce propos :
« Au moment où je visitai l'Annam, le plus déplorable dé-
sordrp régnait dans F administration, du protectorat. La Cochin-
chine , qui, sous prétexte de pacification, venait de s'emparer
du sud de l'Annam , y avait placé un administrateur dont les
actes étaient ceux d'un principicule indépendant et autonome. 11
avait affermé les douanes du Binh-Thuan et du Khanli-Hoa, etc.
Mais l'administration des douanes du Tonkin ne reconnais-
sant ni son autorité ni les mesures prises par lui , les jonques
étaient à cJiaque instant exposées à payer deux fois les droits. »
Au Cambodge, même situation : « La seule administration
française importante et entièrement organisée du Cambodge,
celle des contributions indirectes, échappe presque totalement
à l'action du résident général. Les agents de cette adminis-
tration ne reconnaissent pour ainsi dire pas son autorité ni
celle des résidents. Bien plus, ils ont la prétention de jouer
le rùle d'agents politiques, s'occupent de choses qui leur sont
entièrement étrangères, engagent les dépenses sans que la Ré-
sidence en soit prévenue, en un mot se comportent trop souvent
comme s'ils représentaient l'administration politique du protec-
torat. »
Au Tonkin, les choses ne vont pas autrement. Le Tempts
du 17 avril dernier contenait en effet ce récit instructif :
« Un fait tout récent va me servir d'exemple pour vous montrer
comment la question des pirates est traitée au Tonkin : le
vice-résident de Monkay signalait dernièrement de nombreuses
bandes chinoises dans sa province, laquelle a une importance
particulière en raison de sa proximité avec la Chine. Non
seulement ce vice-résident demandait d'urgence des ren-
LA FRANCE EN INDO-CIIINi;. 137
forts, mais encore il informait les exploitants européens de
(juelques mines voisines qu'ils devaient déguerpir au plus vite.
Immédiatement ÏArr/iir du Tonkin, journal du parti militaire,
publie que tout est perdu à Monkay, tandis que le Courrim- de
Haïphrnig, organe du régime civil, affirme que c'est à tort qu'on
s'affole et que le vice-résident est en train do désorganiser les
exploitations naissantes par ses faux avis. Sans vous donner
tous les détails de cette polémique, permettez-moi de vous en
fournir la conclusion d'après le journal même qui approuvait
le vice-résident de Monkay. VAi'pnir du Tonkin du \ mars s'ex-
prime ainsi : « M. le vice-résident de Monkay, autour duquel
« on a fait tant de bruit pour rien, resterait à son poste, l'admi-
(i nistration s'étant enfin aperçue qu'il n'y avait rien à lui imputer
« et que les mouvements signalés sur la frontière étaient exacts.
« Tout provient, dit-on, d'un malentendu, ou plutôt d'une prise
« de possession par les troupes chinoises d'une partie du territoire
« de la frontière, qui jusqu'alors avait été considérée comme nous
<( appartenant rt qui aurait été cédée à la Chine sans, que M. le
« vice-résident de Monkai/ en ait eu connaissance . » Si vous vou-
lez bien remarquer que cette question des pirates chinois de
Monkay a agité sérieusement l'opinion publique au Tonkin, vous
avouerez qu'il est sincèrement regrettable qu'on cède des parties
de territoire à la Chine sans en informer le résident français qui
gouverne la province intéressée. Cet exemple, que j'ai pris parce
qu'il est tout frais et qu'il arrive après l'aventure de Cho-Bo,
démontre que chaque fonctionnaire est livré à ses propres ins-
pirations, qu'il envisage la question de la piraterie à son point
de vue et opère pour son compte bien ou mal, dans la région
qu'il est supposé administrer. »
Voilà les faits; ils sont assez précis et significatifs pour se
passer de commentaire. Ajoutons seulement ceci : cette anar-
chie déplorable, qui paralyse notre administration, agit par
contre-coup sur les autorités locales dont nous avons parlé dans
le précédent article. Celles-ci, recevant des ordres de tous côtés,
ne savent plus auquel entendre, et le désordre pénètre jusque
dans le sein des petites communes annamites.
138 LA SCIENCE SOCIALE.
Joignez à tant de causes de trouble Tinstalnlité des agents,
le Tonkin a eu dix-huit gouverneurs en quinze ans, comme
l'Algérie cinquante et un en cinquante-deux ans! et vous vous
rendrez un compte à pou ])rès exact du gâchis dans lequel nous
avons plongé ce pays.
L'ingérence du Gouvernement central dans les affaires indo-
chinoises est en outre poussée jusqu'à l'absurde. Ce dernier
abus produit des résultats tout à fait caractéristiques. Le 20 no-
vembre 1888, un ancien gouverneur, M. Gonstans, disait à
la trilnme de la Ghambre des Députés : « Pendant mon séjour
en Indo-Ghine, je me suis trouvé sous les ordres de plusieurs
ministres de la marine et de quatre sous-secrétaires d'État
successifs. En arrivant, j'eus à comparer mes instructions avec
celles du général Begin, commandant en chef des forces mili-
taires; elles étaient directement opposées. Il fallait en appeler
à l'administration supérieure ; elle nous donna tort k tous les
deux... Quand je suis arrivé, trois colonnes étaient en marche :
on m'a demandé d'en organiser deux autres; j'ai demandé pour-
quoi, à quoi elles servaient? On m'a répondu : Nous nen savons
rien ; les expéditions ont été ordonnées de Paris, on les a entre-
prises, il faut les achever. »
M. Blanchy, président du Gonseil colonial à Saigon disait
aussi en 1888 : « Notre principal danger réside dans notre ins-
tabilité, et je ne veux point parler ici de l'instabilité des per-
sonnes, mais de l'instabilité même de nos institutions. N'avez-
vous point vu paraître dans les deux dernières années cette
série de décrets bizarres se supprimant, se modifiant les uns
les autres avant même qu'ils soient arrivés jusqu'à nous... Qui
donc aurait l'imprudence de projeter un établissement durable
dans un pays où les valeurs immobilières peuvent baisser de
vingt à quarante pour cent .s7//' un simple caprice ministériel?
la stabilité nous est avant tout nécessaire. »
Enfin, le Temps du \h avril dernier rendait compte du fait
suivant : « L'ingérence du ministère dans des questions de détail
a amené une protestation de la part du conseil municipal de
Haïphong; ce dernier a refusé de voter le budget de 1891 tel
LA KIIANCE Ei\ L\n0-C1II.\E. 139
qu'il a été remanié par la résidence supérieure à la mile, des
rpctiftcatlons reçues de Paris. Le budget municipal, adopté en
premier lieu par le conseil, avait été préparé avec le plus grand
soin par M. Ghavassieux, résident-maire, puis approuvé par le
résident supérieur et par le gouverneur général. Et voilà que
maintenant, en plein mois de mars, la ville se trouve sans budget
arrêté pour 1891. » Après cela il faut tirer l'échelle; les bureaux
de Paris réglant le budget d'une ville du Tonkin, dont le maire
est d'ailleurs un fonctionnaire, n'est-ce pas le modèle du genre?
Et peut-on s'étonner de voir le désordre partout?
Et cependant, est-il donc besoin de tant d'agents, de tant de
précautions, de tant de combinaisons bureaucratiques pour
gouverner ce pays si foncièrement paisible et facile à conduire !
Non, certes; il suffit souvent d'un homme intelligent, expéri-
menté, au courant de la langue et des usages du pays, pour
contenir une province entière. « L'exemple de M. Brière à Nam-
Dinh, dit M, de Lanessan, prouve qii'un seul administrateur
habile suffit à l'exercice de toutes les fonctions du protectorat
dans la plus vaste et la plus peuplée des provinces du Tonkin. ^)
Cette province compte à elle seule deux millions d'habitants.
Les efi'ets d'un tel régime sur la colonisation et le commerce
sont aisés à prévoir; ils ne peuvent être que mauvais.
Les personnes disposées à tenter quelque chose pour mettre
en Aaleur les richesses naturelles du pays rencontrent mille
obstacles. On leur fait subir des délais interminables, on leur
impose des formalités sans nombre, on les tient sous le coup
d'un contrôle tracassier. C'est là ce qui fait dire à iM. J. Chailley :
*( Sauf de très rares exceptions, on peut dire que le peu qui a
été fait au Tonkin l'a été par des colons, mais non pas par l'ad-
ministration, ou avec l'aide de l'administration, et quelquefois
l'a été contre le gré de l'administration. »
Quant au commerce, on a fait exactement tout ce qui pouvait
l'entraver ou même le tuer tout à fait. Pour se procurer de l'ar-
gent, l'administration a établi une foule de taxes sur le mouve-
ment de la navigation : droits d'entrée, de sortie, de cabotage
fluvial et maritime, de tonnage, d'ancrage, de phare (sans
140 LA SCIENCE SOCIALE.
qu'on puisse trouver trace, d'ailleurs, au moins dans la plupart
des cas, de phares, de bouées ou de quais). Au Cambodge, après
avoir exigé la suppression des douanes intérieures en 1884, on.
ne tarda guère à les rétablir sous une autre forme (un droit à
la circulation), mais au profit du trésor colonial. La Cocliinchine
faisait une exportation considérable de paddys (riz brut) et de
riz, des droits de sortie exagérés en ont arrêté la demande. Enfin
l'une des plus grosses fautes que nous ayons commises dans ces
pays, c'est l'application faite à l'Union indo-chinoise, en 1881,
de notre tarif général des douanes, frappant de droits très élevés
toutes les importations étrangères. Cette mesure a été un coup
mortel pour le commerce, j)arce que, nous l'avons dit, la France -
ne pouvait à aucun point de vue remplir le vide laissé dès lors
par l'abstention du commerce anglais , chinois ou allemand.
M. de Lanessan dit à ce propos : « 11 est manifeste qu'en établis-
sant les tarifs de l'Indo-Chine. les administrations métropolitaine
et locale se sont préoccupées de toute autre chose que de protéger
l'industrie française. Ou je me trompe fort, ou ce qu'elles ont
voulu par-dessus tout, c'est créer au trésor de l'Indo-Chine des
ressources susceptibles de combler ses déficits. Plus besoig-neuses
qu'intelligentes et expérimentées, elles ont saisi l'occasion que
leur fournissaient les protectionnistes de la Chambre; sous pré-
texte de tarifs protecteurs, elles ont créé un tarif essentiellement
fiscal. »
En d'autres termes, l'action des causes signalées plus haut
amenant un âpre besoin d'argent, on ruine le pays pour s'en
procurer, on tue sottement la poule aux œufs d'or.
• Selon M. de Lanessan, qui écrivait en 1889 : « Déjà on signale
une diminution considérable de toutes les affaires, le départ de
très nombreux trafiquants et ouvriers chinois, des faillites nom-
breuses, le mécontentement des indigènes qui fait craindre
des troubles. » M. J. Chaillcy exprime la même idée en d'autres
termes. « Ainsi, dit-il, ce pays, qui est une route commerciale, on
l'a hérissé de barrières artificielles au nord et au sud, à l'est et à
l'ouest; ce peuple, qui ne demande qu'à travailler et à échan-
ger, on lui a rendu le commerce impossible, soit en fermant
I
LA i'RANCi!: EN INDO-i:ilINE. 141
l'entrée du pays aux marchandises européennes par un tarif de
douanes insensé, soit en arrêtant, par un conti'at de fermes d'o-
pium, qui est un chef-d'œuvre de sottise, le trafic entre le Yun-
nam et le Tonkin; ces meurt-de-faim, qui ne demandaient qu'à
déposer les armes contre un morceau de pain assuré, on les a
réduits à ia misèie en ne sachant ni leur ouvrir au nord et à
l'est des régions sûres où cultiver leurs champs, ni les faire
vivre des travaux publics indispensables dans un pays neuf;
enfin, ces pirates de profession que quelques travaux de fortifi-
cation judicieusement placés ou des voies de communications
nouvelles, canaux, routes, chemins de fer, soit commerciaux
soit stratégiques, auraient chassés de presque tous leurs repaires,
on leur a comme abandonné une fraction du pays, sauf à la
reconquérir plus tard au prix des plus cruels sacrifices. »
Ce n'est pas tout encore; les tracasseries bureaucratiques
ajoutent aux rigueurs du fisc; ainsi, de déplorables règlements
sont aggravés par la manière dont on les applique. « Le doua-
nier français ne se contente presque jamais de la déclaration
qui lui est faite par l'indigène; il fait débarquer des marchan-
dises, les compte, les pèse, estime les objets un par un et se
montre toujours disposé à dresser un procès-verbal contre
une contravention quelconque à des règlements que l'indigène
ne connaît même pas. S'il est à déjeuner ou s'il fait sa sieste,
si l'heure de la fermeture du bureau a sonné lorsque la barque
passe, il faut que celle-ci s'arrête et qu'elle attende pendant
des heures et même des journées entières. (De Lanessax.)
Un autre auteur, M. .1. Laffitte, cite dans le même sens ces
deux faits topiques : une jonque chinoise, expédiée d'un point
privé de bureau de poste à un autre point également sans
bureau reçut de son propriétaire des lettres à porter, que
cet homme scrupuleux avait revêtues d'un timbre-poste Visitée
en douane, la jonque fut arrêtée et le patron condamné à
100 francs d'amende pour port illégal de correspondance! Un
navire anglais naufragé en pleine côte d'Annam dut payer des
droits d'entrée sur les objets sauvés, et, en outre, on réclama au
capitaine des droits de port et de pliare, alors que la eôte nof-
142 LA SCIENCE SOCIALE.
frait ni abri ni éclairage. On assure que l'Anglais trouva la
chose un peu forte, et il n'avait pas tort.
Toutes ces mesures ne semblent-elles pas calculées comme à
plaisir pour entraver les relations économiques, décourager les
initiatives, et arrêter le commerce européen? Or, encore une fois,
nous ne j^ouvons faire en Indo-Chine que du commerce, ou à
peu près. Par suite , les agissements de l'administration tendent
directement à nous rendre inutile une conquête déjà si coûteuse,
et de plus à couper court aux relations précédemment établies
par les Européens. Voilà pour ce qui concerne ceux-ci ; que
dirons-nous au sujet des indigènes?
11. — LKS RÉSULTATS HE l'oCCUPATION FRANÇAISE AU POINT
DE VUE INDIGÈNE.
Si les Français, les autres Européens et aussi les Chinois,
souffrent de cet état de choses, les Annamites en pâtissent plus
encore. Nous savons par tout ce qui précède combien ils sont
troublés dans leur vie publique par l'ingérence aveugle ou
abusive des fonctionnaires français. Leur vie privée subit elle-
même de véritables bouleversements , par l'effet des mêmes
causes. Le régime commercial prohi])itif de 1887 a fait hausser
les prix d'un bon nombre d'articles de consommation. De plus
on les rançonne de toutes les façons. Us ont à supporter d'abord
les conséquences de fréquentes expéditions militaires : réquisi-
tions, logements, corvées de transports, etc. 31. de Lanessan dit
à ce propos : « L'Annamite est habitué aux corvées , mais les
mandarins ont soin de ne jamais l'éloigner beaucoup de son
village. Notre manière de procéder est toute différente. Des
coolies levés au début d'une expédition ne reviennent qu'avec
elle, c'est-à-dire au bout d'un, deux ou trois mois, quand ils
reviennent... Un médecin me racontait que souvent le sel faisant
défaut par suite de l'incurie de l'intendance , les coolies étaient
réduits à manger leur riz sans assaisonnement; au bout de
quelques jours ils avaient la dysenterie. Parfois le riz lui-même
LA KUA.NCE EN INDÔ-CilINK. 143
maïKjuait et Ton donnait à ces malheureux, après une pénible
journée de marche, du paddy (riz brut) qu'ils n'avaient aucun
moyen de décortiquer et que la plupart étaient obligés de laisser
de côté au risque de mourir de faim. La province de Bac-Ninh a
été décimée par les levées de coolies, et les habitants ont fini par
abandonner leurs villages afin d'échapper à notre contact. J'ai
pu voir moi-même sur la route de Phu-Lang-Tiiong- au Kep
(Tonkin) les ruines de nombreux villages et les traces d'immenses
rizières transformées en marécages. »
Les fonctionnaires civils imposent de leur côté aux indigènes
de fréquentes corvées qui. pour être moins longues et pénibles,
n'en sont pas moins vexatoires, onéreuses et arbitraires. On
requiert des coolies pour expédier des dépêches, conduire des
jonques, tracer des routes en montagne, transporter du maté-
riel, etc., etc., et cela, sans pr/>/pr, bien entendu.
Mais le moyen d'exploitation le plus général et le plus ef-
ficace, c'est l'impôt. On a augmenté les taxes anciennes, et on
en a imaginé de nouvelles. (De Lanessan.) L'ensemble pèse lour-
dement sur ce peuple de petites gens. Et pourtant il ne suffît pas
encore pour satisfaire au gaspillage que nous avons signalé.
On emploie en outre, pour tâcher de combler le déficit, des
procédés inavouables, comme la mise en forme de maisons de
jeu. cette fameuse affaire qui a fait du bruit en France il y a
quelque temps. Elle vaut la peine d'être résumée ici.
D'après M. de Lanessan. « le gouvernement indigène de l'An-
nam a toujours sévèrement interdit les maisons de jeu et frappé
de peines sévères les gens qui provoquent au jeu. » Mais l'ad-
ministration française s'est montrée infiniment moins scrupuleuse.
A peine maîtresse de la Cochinchine, elle chercha « dans le
fermage des jeux un moyen de se procurer des ressources dont
la colonie naissante avait le plus grand besoin ». Les suites na-
turelles de ce procédé immoral ne tardèrent pas à se faire sentir.
En effet , les Annamites , comme tous les individus sortis de
souche communautaire, sont fort imprévoyants. Aussi les jeux de
hasard, avec leurs promesses et leurs émotions, les attirent-ils ir-
résistiblement. Comme toujours, la perte et la ruine atteignent
144 LA SCIENCE SOCIALE.
en peu de temps l'immense majorité des joueurs , qui trop sou-
vent se laissent ensuite aller au désordre et même au crime. « Le
vol, dit M. de Lanessan, d'abord discret et dissimulé, puis la pi-
raterie , sont les phases consécutives (Viine évolution provocjuée
(/cens les maisons de jeu. C'est ainsi que sont nées en Cochinchine
la plupart des insurrections. »
En 1875, on se décida enfin à supprimer cette cause de ruine,
de démoralisation et de révolte. Mais en 1885, le besoin d'argent
s'ag'gravant, on eut l'idée de recourir de nouveau à cette source
infâme. Le g-ouverneur général, avant de se décider, crut de-
voir ouvrir une enquête préalable parmi les fonctionnaires et les
principaux indigènes. Ils se montrèrent presque unanimes pour
repousser cette fàclieuse idée; mais l'année suivante, en 1886, les
maisons de jeu n'eu furent pas moins réouvertes sous la fausse
enseigne de Bourses de Commerce , affermées à des Chinois
moyennant deux millions et demi par an. On se borna à en inter-
dire l'entrée aux Européens, et, en même temps, on imposa aux
fermiers de ces prétendues Bourses l'aj^onnement à dix journaux
français; comment ceux-ci auraient-ils pu médire de leurs abon-
nés? (De Lanessan.)
En présence des résultats obtenus et des plaintes nombreuses
qui s'élevaient de toutes parts, il fallut fermer les Bourses de com-
merce en juin 1887; mais on les remplaça de suite par huit
« Cercles », bientôt fermés à leur tour, rouverts de nouveau quel-
ques mois après, et ainsi de suite.
Au Cambodge, dit encore M. de Lanessan, le jeu sévissait avec
d'autant plus de fureur, que « nous avons organisé le protec-
torat et les finances du Cambodge de telle sorte, que les jeux sont
à peu près la seule source de revenus laissée par nous au roi pour
payer les dépenses de sa cour et de l'administration indigène. »
Depuis lors, le, scandale est devenu tel qii'on a obligé Norodom
à fermer ostensiblement les tripots.
« Au Tonkin, écrivait en 1889 le môme auteur, la ferme des
jeux est aussi florissante que possible. En 1880, elle fut concédée
par Paul Bert moyennant une redevance de 000.000 francs. A
ce propos on m'écrit : Nous avons eu pendant plus de trois se-
I
LA FKAiNCE EN INDO-CIIINK. 145
iTiaines à Hanoï des incendies tous les soirs à la môme heure...
La cause, c'est l'extension formidable qu'ont prise les maisons de
jeu depuis que le gouvernement français a tenté de se créer des
revenus en exploitant le principal vice des Annamites. »
Seul, FAnnaim proprement dit a pu échapper à cette plaie. iMais
grAce à qui? A son gouvernement indigène, lequel s'est constam-
ment et énergiquement refusé à employer ce procédé misérable,
donnant ainsi à ses dominateurs européens une haute leçon de
moralité politique et de bonne administration.
Nous avons spéculé encore sur un autre vice grave des Anna-
mites : sur leur goût excessif pour l'opium. Le commerce de cette
drogue a été monopolisé et affermé. Il en est résulté une contre-
bande active qui aide et recrute la piraterie.
Tel est le sort des indigènes entre nos mains. Le résultat final
est aisé à prévoir. Désorg-anisés par notre administration, ruinés
par nos impôts et nos exactions, démoralisés par nos maisons de
jeu , poussés à la contrebande par nos monopoles et nos tarifs,
les Annamites tombent dans le désordre et s'abandonnent en grand
nombre à la piraterie, qui n'est ici qu'une forme de la rébellion.
Patriotes armés contre une domination cfui les opprime, et demi-
brigands pour vivre, ces hommes se forment en bandes qui infes-
tent presque toute l'Indo-Chine française. Cependant la Cochin-
chine , solidement occupée, l'Annam où nous ne sommes pas
maîtres absolus, en souffrent moins que le Cambodge et surtout
le Tonkin. Dans cette dernière rég"ion, la disposition des lieux fa-
vorise les pirates, en leur offrant un abri sûr dans les montagnes
abruptes et boisées qui l'enveloppent. De plus, la population, fort
serrée, souffre énormément de nos procédés. Les corvées et réqui-
sitions, par exemple, poussent beaucoup d'hommes au désespoir
et à la fuite vers la montagne. Un ancien gouverneur général,
M. Constans, disait en 1888 (1) : « On prend les hommes comme
on peut, on les force à venir; lorsqu'ils sont fatigués, ils s'échap-
pent et si on veut aller les quérir pour leur appliquer une peine
quelconque, ils prennent la clef des champs, et une fois hors de
(1) Discours à la Chambre, 20 novembre 1888.
T. XII. 10
146 LA SCIENCE SOCIALE.
chez eux, il faut bieu qu'ils vivent, et ils se font pirates. » On
peut citer encore la fameuse et récente affaire de Gho-Bo, où un
chancelier de résidence, M. Rougery, fut assassiné par une bande
à la suite de l'emprisonnement peu justifié du neveu d'un chef
Muong- (1). Cette bande fit coup double en pillant la Résidence et
en s'emparant d'un certain nombre de fusils, avec VO.OOO cartou-
ches, qu'on avait eu l'imprudence d'y accumuler.
Les tirailleurs indigènes, que nous avons levés en grand nom-
bre à un moment donné, puis licenciés Jn'usquement, ont fourni
aussi beaucoup de recrues à la piraterie ; dès leur période de ser-
vice sous nos drapeaux, ils trouvaient moyen d'être utiles aux
pirates en leur vendant ou donnant des cartouches, ou même des
fusils volés ou emportés par désertion. M. de Lanessan disait en ce
sens : « La plupart des bandes qui désolent actuellement les pro-
vinces d'Haï-Dzuong", de Bac-Niiih, d'Hanoï et de Son-Tay sont
formées en majeure partie d'anciens tirailleurs. » Une cause ana-
logue apporte au In^igandage d'autres recrues. Dans les provinces
de Chine autres que le Petchili, on fait des levées au besoin, puis
le soldat est licencié. Beaucoup se font pirates plutôt que de reve-
nir au travail. Chassés par la gendarmerie chinoise, ils fuient au
ïonkin. Ce ne sont plus là des patriotes, des rebelles, mais bien
de purs l)rigands dont les avides déprédations ajoutent un élément
de plus à riiorrcur de la situation.
Il résulte de tout ceci que la piraterie sévit avec une inten-
sité extraordinaire dans ce malheureux pays. On ne s'en rend
pas bien compte à la simple lecture des journaux, parce que la
géographie du Tonkin n'est pas dans toutes les mémoires. Mais
en examinant les choses de près, on voit que les rebelles ou
les pirates (il y a synonymie dans les termes dans le cas actuel),
sont partout et « travaillent » avec une audace qui est la meil-
leure preuve de notre faiblesse. Du reste, un exemple pris en-
tre cent fera bien comprendre la situation.
Le Cah'donien^ courrier du Japon et de Chine, avec escale
à Saigon, arrivé à Marseille le 10 avril dernier, apportait,
(1) V. Journal des Débals de mars 1891.
LA KHANCE F.N INDO-ClIIMi:. 1 i7
d'après le Temps du 11, les nouvelles suivantes du Tonkin :
« La colonne qui opère dans la région ouest de Coohfuu/ a
rencontré une forte résistance de la part des bandes établies
depuis longtemps dans la contrée. — Une bande, chassée du
Ngé-An depuis deux mois, a reparu et a été surprise par la
garde civile du Tluni-Hoa, qui lui a enlevé un convoi et fait
de nombreux prisonniers. — Une rencontre a eu lieu dans
le Baf/-S(ft/, entre 250 gardes civils et de fortes bandes de
pirates. La garde civile a perdu 11 hommes, dont un garde
principal, et a eu 30 blessés. Quand les secours sont arrivés, les
pirates avaient disparu dans la direction du canal des rapides. —
Le 1"'" mars, le résident de Son-Taij a reçu dix rapports lui si-
gnalant de nombreux actes de piraterie dans la région des
Muongs : le poste de PIui-Anh-Bhih est entouré par de fortes
bandes qui lui rendent les communications impossibles; une
bande menace Clio-Bo, mais des mesures sont prises pour la
repousser ». Or il est essentiel de noter que :
Gao-Bang est un point situé dans Fextrème nord du Tonkin ;
Than-Hoa est placé, au contraire, à Fextrème sud, près de la
côte; c'est un chef-lieu de la province la plus méridionale de
TAnnam proprement dit, en dehors du Tonkin, par conséquent;
Le Bay-Say et le canal des rapides sont situés au cœur du
Tonkin, entre Hanoï, la capitale et la ville importante de Bac-
Ninh;
Enfm Son-Tay et les localités citées plus haut, qui en dé-
pendent, occupent le sommet du delta, à l'entrée de la région
montagneuse.
Conclusion : Presque toutes les parties du Tonkin étaient en-
core, au début de cette année 1891, livrées aux excès de la
piraterie. Les environs même de la capitale manquaient tota-
lement de sécurité.
Un témoin oculaire, M^'"" Puginier, écrivait en janvier dernier :
(( La piraterie a tellement fait de progrès et s'est tellement gé-
néralisée, surtout depuis deux mois, que, dans la seule province de
Hà-Noï il ne se passe pas iuï Jour où fon ne signale deux ou
trois villages pillés ou brûlés^ en tout ou en partie. Cependant,
148 LA SCIENCE SOCIALE.
je sais positivement qu'on ne les signale pas tous, de peur de
s'attirer de plus grands mallieurs. Dans la dernière quinzaine,
j'ai eu l'occasion de rencontrer un grand nombre de personnes
de différents endroits. Un jour, des notables de six cantons se
trouvèrent par basard ensemble chez moi. Je leur demandai,
à chacun, le nombre des communes de leur canton et le chiffre
de celles qui ont été piratées dans l'espace des quatre der-
niers mois. Voici ce que j'ai appris : les six cantons forment
ensemble un total de vingt-neuf communes, et sur ces vingt-neuf,
il y en a eu dix-huit piratées, en tout ou en partie, en moins de
trois mois. Quelques-unes l'ont été deux et même trois fois. »
Nous disions tout à l'heure que la rébellion, quoique moins
active dans les aufres parties de r[ndo-Chine, n'était pas ce-
pendant localisée au Tonkin. En voici la preuve. Le Temps du
28 avril dernier publiait la note suivante : « Les dernières
nouvelles parvenues de la province de Vinh (Annam), à la date
du 18 mars, annoncent que, grâce à l'activité et à l'énergie vrai-
ment extraordinaire de M. le vice-résident Damade, officier dé-
missionaire, une grande partie des rebelles ont abandonné la
province et se sont réfugiés dans la montagne. » Il est fort pro-
bable que ces rebelles réfugiés dans la montagne n'ont pas tardé
à redescendre.
Les procédés employés pour réprimer la piraterie sont d'ail-
leurs rarement aussi efficaces. hx\ Tonkin, on expédie dans di-
verses directions des colonnes de troupes, convoyées par de nom-
breux coolies de corvée. Ces colonnes dévastent le pays pour
« l'épouvanter », frappant « amis et ennemis ». Les gens paisi-
bles, exaspérés, rejoignent es pirates, qui passent entre les colon-
nes et s'échappent. Soldats et coolies reviennent épuisés, et bon
nombre d'hommes entrent à l'hôpital. Ces expéditions, dit M. de
Lanessan, coûtent horriblement cher pour un résultat nul. On a
calculé que le vin transporté pour le ravitaillement d'une colonne
au delà de Lao-Kaï revenait à 8 francs le litre! En définitive, les
expéditions font dépenser beaucoup d'argent, et, ce qui est pire,
beaucoup d'hommes, sans atteindre le résultat cherché, car elles
ne parviennent pas à effrayer ou à comprimer les rebelles et
I
LA FRANCE EN liNDO-CHINE. 149
pirates (il faudrait pour cela occuper tout le pays, et on Ta es-
sayé sans pouvoir continuer, cela coûtait trop cher); elles réus-
sissent encore moins faire à disparaître les causes de ce déplo-
rable état de choses.
Est-il donc impossible d'arrêter la piraterie? est-ce un mal
endémique, inguérissable? Nullement, c'est chose au con-
traire extrêmement facile. Il suffît de rendre à ces malheu-
reux ce que nous leur enlevons, c'est-à-dire la libre disposition
de leur vie municipale et familiale, la liberté de travailler sans
être dérangés à chaque instant par des réquisitions et des cor-
vées,, la modération dans les taxes intérieures et douanières.
A l'époque où M. de Lanessan visitait le Tonkin, la province de
Nam-Dinh, avec deux millions d'habitants, était absolument
tranquille sous la direction des autorités locales, avec huit
cents miliciens indigènes et un résident bien au courant du
pays, qui laissait agir les forces locales. Un an après, le pays
était sillonné de colonnes qui procédaient à des exécutions som-
maires, et les rebelles faisaient des coups de main jusqu'aux por-
tes d'Hanoi. D'après M. J. Chailley, un officier intelligent chargé
d'une expédition, le commandant Servières, se trouvant en pré-
sence d'une bande de sept cents pirates, entra en pourparlers avec
eux avant de les attaquer. Chargé d'ouvrir une route militaire, il
leur offrit du travail, et les enrôla « sans coup férir ».
On voit par ce qui précède que le sort fait aux indigènes par
notre domination est tout à fait digne de pitié. C'est là de l'op-
pression bien caractérisée ; et cette oppression est si dure, si rui-
neuse, si insupportable, que ces gens doux, laborieux et paisibles
en règle, vont jusqu'à prendre les armes pour essayer de délivrer
leur pays de notre présence, et sont trop souvent réduits à vivre
de brigandage.
ni. CARACTÈRE INSTABLE ET PRÉCAIRE DE xXOTRE DOMINATION
EX INDO-CHINE.
Les effets de notre occupation en Indo-Chine sont donc en défi-
tive mauvais à tous les points de vue. Nous sacrifions les intérêts
150 LA SCIENCE SOCIALE.
des indigènes, et nous ne servons pas intelligemment les nôtres. A
part les quelques centaines de fonctionnaires qui troublent le
pays sous prétexte de le diriger, personne ne se déclare satisfait.
Les colons se plaignent, les indigènes se révoltent. C'est pourquoi
notre domination garde indéfiniment un caractère instable, fra-
gile et précaire. Je vais le démontrer par de nouveaux témoigna-
ges, très faciles d'ailleurs à rassembler, car c'est là une impression
unanime chez ceux qui ont vu. M. de Lanessan d'abord s'exprime
ainsi en parlant du Tonkin : « Le pays est pacifié, mais l'état des
esprits y est tel, c/ue personne ne serait étonné de le voir se sou-
lever tout entier, du nord au sud et de f est à T ouest, à la première
occasion. »
M^ Puginier est absolument du même avis : « Tous ceux qui
voient un peu clair dans les affaires du Tonkin et qui savent ap-
préciera leur juste valeur les regrettables événements qui se pas-
sent et vont en se compliquant de jour en jour , tous ceux-là s'accor-
dent à dire que des soulèvements se préparent et que nous verrons
de grands malheurs. J'ai vu bon nombre de Chinois et d'Anna-
mites intelligents et pratiques, qui ne s'étaient pas communiqué
leurs impressions, me parler tous avec conviction dans le même
sens. »
Un missionnaire écrivait récemment du Tonkin : « Au Ton-
kin, tout va de mal en pis, ou, pour mieux dire, le pays marche
à sa ruine... Le pays est à la lettre réduit à la misère, et cette mi-
sère s'aggrave de jour en jour... Actuellement, chrétiens et infi-
dèles ne songent qu'à fortifier leurs villages et à acheter des
armes. »
Selon M. J. Chailley : « A l'heure actuelle, les fonctionnaires,
même les meilleurs, se sentent impuissants et demeurent inactifs;
les colons sont à bout de courage, et les indigènes à bout de pa-
tience; \q commerce est languissant; ce pays, naguère si vivace, a
l'air d'un mourant. »
Enfin, un correspondant du Temps écrivait en avril dernier :
« En prenant pour point de départ l'année 1885, la fin de la cam-
pagne, jamais peut-être notre colonie n'a traversé une époque
aussi remplie, pour les colons, de doutes anxieux, de désirs ar-
(
LA FRANCE Ei\ INDO-CHINE. 151
dents d'entreprendre enfin quelque chose. Toute la question est
là : « Qu'est-ce que la métropole fera décidément pour mettre le
Tonkin en valeur? En premier lieu, elle devrait lui donner un gou-
vernement local bien établi et des fonctionnaires stables : c'est
le contraire quelle fait. Le gouverneur général, toujours suspendu
au fil télégraphique le reliant avec le sous-secrétaire d'État, sol-
licite de Paris le mot d'ordre pour trancher les questions les plus
infimes! Et au-dessous du gouvernement général, quels rouages?
En ces derniers jours encore, rien que des officiers et des fonction-
naires par intérim : résident supérieur, général commandant les
troupes, ingénieur-directeur des travaux publics, etc., tous par
intérim! »
Plus récemment encore, en mai dernier. M. U. Pila, arrivé du
Tonkin depuis quelques jours, disait dans un rapport adressé à la
Chambre de commerce de Lyon : « Entre le Tonkin que j'ai visité
en 1886, alors presque complètement pacifié, naissant à une activité
commerciale pleine de promesses, et le Tonkin que je viens de voir,
la désillusion est grande : la sécurité n'existant plus en dehors
des grandes villes; la contrebande et la piraterie organisées et
menaçantes ; le commerce né d'hier menacé dans son existence ; les
colons français et asiatiques découragés et prêts à l'abandonner,
telle est la situation! »
Il est bien évident que ni les Annamites proprement dits ni les
Cambodgiens ne sont plus heureux ni plus favorables à notre
domination que les Tonkinois. Là aussi Finsurrection menace et
la crainte seule retient les indigènes prêts à se soulever au moindre
signe de faiblesse. Une commotion politique en Europe allumerait
presque sûrement en Indo-Chine un incendie destructif de
notre domination. Telle est la perspective.
Sans vouloir nous attarder dans la voie difficile des comparai-
sons, nous rappellerons cependant que les Anglais sont nos voi-
sins, ou peu s'en faut, en Indo-Chine. En trois étapes successives,
1826, 1852, 1885, ils se sont emparés de la Birmanie entière.
Ont-ils employé les mêmes procédés que nous? Non certes. C'est
un voyageur français qui le déclare : « Un de mes copassagers,
qui a occupé à Calcutta une très haute situation, me donnait l'autre
lo2 LA SCIENCE SOCIALE,
jour des détails sur l'occupation de la Birmanie. Le vice-roi des
Indes, me disait-il... désigna pour organiser la nouvelle conquête
(celle de 1852) , les fonctionnaires les mieux notés. Nom-
hi'c de déclasses vernis d'Angleterre s'étaient présentés avec des
lettres de recommandation émanant de personnalités inflaenteSy
mais ils furent impitoijablement écartés. (Correspondance du
Temps, 15 avril 1891.)
Un autre Français, M. Mahé de la Bourdonnais, employé du-
rant quelque temps comme ingénieur en Birmanie, confirme le
fait en indiquant les résultats de cette politique : « Il faudrait
être de mauvaise foi, dit-il, pour nier les immenses progrès que la
Birmanie a accomplis depuis qu'elle est sous la domination an-
glaise... Routes, canaux et chem.ins de fer, services réguliers de
bateaux à vapeur, permettent d'amener à Rangoon, à Akyal,
àMoulmein, et dans les principaux ports, quantité de marchan-
dises recherchées en Europe et dans l'Inde, et dont les habi-
tants n'avaient jamais su tirer le moindre parti. »
Le même auteur ajoute : (c Les Ponts et Chaussées ont été
robjet de frais considérables; il existe tout un système de voies de
communication dont l'exécution fut terminée en 1883. Les re-
venus de l'État démontrent que les derniers exercices ont été si-
gnalés par de grands progrès et par une prospérité générale. »
Le résultat est sensible : « En dix ans la population de la basse
Birmanie s'est accrue de un million d'habitanls ».
La comparaison n'est pas à notre avantage. Il est vrai que le
système social de l'Angleterre est bien différent du nôtre, et que
par suite les procédés employés ne sont pas les mêmes. Un petit
nombre d'agents choisis et expérimentés régit la Birmanie an-
glaise et y facilite l'action d'un commerce vigoureux, hardi, bien
organisé. Dans Tlndo-Chine française, une armée de fonction-
naires pris au hasard des influences politiques, dépourvus de
toute compétence, foulent lindigène et font toutes les maladresses
capables de décourager l'initiative, déjà si peu accusée, d'un
commerce affaibli par l'immixtion intempérante des pouvoirs
publics.
11 résulte, en dernière analyse, des nombreux témoignages
LA FRANCK KN INDO-CHINE. 133
énumérés plus haut, que, en Indo-Chine comme en Algérie, nous
marchons, — ou plutôt nous courons, — vers un échec ruineux pour
notre considération autant que pour nos finances, et cela grâce
aux procédés employés , procédés qui sont du reste les niâmes
dans les deux colonies. D'où vient donc celte iatalité qui nous
pousse à agir partout de la façon la plus propre à nuire à nos
propres intérêts, tout en faisant le plus grand tort aux races qui
subissent notre domination? Elle provient d'une cause générale
que nous allons exposer maintenant.
IV. LES CAUSES GÉNÉRALES DE LA CRISE ACTUELLE.
La cause générale qui agit dans un sens si fâcheux sur l'en-
semble de notre politique coloniale, et en particulier sur celle
que nous suivons aujourd'hui dans nos établissements indo-
chinois, n'est pas de récente origine. Elle nous a causé déjà, en
Europe, et depuis plus de trois siècles, d'incalculables dommages.
Sous l'influence de notre régime social, déséquilibré par l'action
exagérée jusqu'à l'absurde de la vie publique, nous faisons des
conquêtes répondant à des vues politiques et personnelles, mais
non pas à des besoins nationaux. Nous occupons des territoires
pour procurer du renom et de l'influence à nos souverains, à nos
hommes politiques, et non pas pour faire place à une expan-
sion de race, — qui n'existe pas d'ailleurs. En d'autres termes,
nous sommes guidés, dans notre action extérieure, par des in-
térêts artiflciels et momentanés, non pas par des tendances na-
turelles et permanentes.
On trouve précisément la preuve de ce fait dans les déclarations
publiques de l'homme d'État qui a tant contribué à développer
nos entreprises en Indo-Chine ; M. Jules Ferry disait récemment
dans un livre à sensation : « Pour nous, et pour tous ceux qui
avaient gémi de cette faute irréparable (l'abandon de l'Egypte),
l'occupation du Tonkin était d'abord une revanche de l'afi'aire
d'Egypte. »
J'avoue qu'il m'est difficile de saisir la logique de cette poli-
154 LA SCIENCE SOCIALE.
tique. Entre l'Egypte et le Tonkin la différence est grande et la
comparaison difficile. On voit bien là le côté tout artificiel des
choses. Il s'agit de « prendre » avant tout; et, quand un échec
survient au cours d'une entreprise donnée, on croit obtenir une
compensation en allant saisir quelque chose, n'importe quoi, à
l'autre bout du monde, que l'on soit ou non en état d'utiliser sa
conquête. On prend pour prendre, et voilà tout. Il serait aisé de
prouver, l'histoire en main, qu'il n'est pas de politique plus
étroite et plus imprévoyante, bien qu'elle affecte des allures
grandioses et des visées glorieuses.
Mais, dit encore M. J. Ferry, « on n'est pas une grande puis-
sance en restant terré chez sol...! C'est en faisant des conquêtes
au dehors cjue la France a repris son rang de grande puis-
sance. » Cette fois, nous tenons bien la formule. On n'est une
« grande Puissance » qu'à la condition de faire la guerre, de
vaincre, de conquérir des territoires et de dominer des peuples.
C'est la formule essentielle des États à gouvernement centralisé.
La France fut une « grande Puissance » avec Louis XIV, avec
Napoléon I", et Napoléon III voulut aussi lui attribuer ce rôle;
or ces trois noms, représentemt trois règnes, rappellent aussi
trois désastres : Malplaquet, Waterloo, Sedan. Quelle leçon! Elle
nous apprend que s'il est glorieux d'être vainqueur (car les hom-
mes ont la sottise d'admirer ce qui les ruine), il est désastreux
d'être vaincu, — et on l'est inévitablement quelque jour. Un
peu plus tôt, un peu plus tard, le vainqueur d'hier est écrasé
à son tour, et fait place à la « grande Puissance » du moment.
C'est là ce qu'on appelle justement le jeu de la politique et de
la guerre. Or, jouer n'est ni plus prudent ni plus moral pour
une nation que pour un individu. Un pareil jeu est même beau-
coup moins excusable que tout autre, car s'il procure un gain
à quelques joueurs principaux, il anéantit ou ruine un nombre
immense d'hommes engagés malgré eux dans la fatale partie.
Cette formule de la « grande Puissance » est sortie d'une
grave erreur, qui se perpétue elle-même avec la condition so-
ciale éminemment artificielle, instable et faible qui est la nôtre.
L'erreur consiste à croire que le bonheur, la grandeur et l'ex-
LA FHANCE EN TNDO-CIIINE. 155
pansion dos peuples sont l'œuvre de leur gouvernement. Cela
est faux, radicalement faux. I^es peuples ne peuvent être heu-
reux, prospères, capables d'expansion, que par l'action infiniment
multiple et infiniment efficace de la vie privée, et à la con-
dition que celle-ci soit bien et fortement organisée. Alors le
Gouvernement n'a qu'à suivre et à soutenir le mouvement par
les moyens spéciaux mis à son service dans ce but. Mais s'il
prétend marcher en avant et tracer les voies, il a mille et une
chances de se tromper, de faire fausse route, de n'être point
suivi, de compromettre enfin les intérêts qu'il a la prétention
de servir. Mais en agissant de la sorte, l'État, tel qu'il est
organisé chez nous, a suivi sa formule et obéi à sa tendance,
qui le pousse à satisfaire tant d'intérêts personnels. Il a pro-
curé d'abord à tel politique un renom, — toujours fugitif, car les
inconvénients du système ne tardant pas à percer, ce renom
dévie bientôt lui-même vers l'impopularité. L'État a surtout
satisfait im certain nombre d'aspirants fonctionnaires, les a
placés dans les postes coloniaux, où ils sont payés grassement
et à frais communs par la métropole et le pays conquis, car
celui-ci ne suffit jamais à payer la totalité des frais.
Que faudrait-il donc faire pour atténuer immédiatement le mal,
puisque le remède véritable, le seul spécifique, une reconsti-
tution sociale, n'est pas chose qui puisse se faire en un jour
pour venir parer aux besoins du moment?
En fait, la réponse est assez facile. Elle est indiquée naturel-
lement par le sens des abus que nous avons eu l'occasion de
signaler. En voici les éléments essentiels.
V. MOYENS IMMÉDIATS DE REMÉDIER A LA CRISE INDO-CHINOISE.
Une longue série de témoignages précis, circonstanciés, nous
a montré d'abord que nous compromettons la situation de la
métropole et la prospérité de la colonie , par le nombre exa-
géré et la qualité généralement médiocre de nos fonctionnaires.
Il est donc évident que la première chose à faire consiste dans
156 LA SCIENCE SOCIALE.
la réduction du nombre de nos agents, et dans une sélection
sévère des hommes appelés à cette tâche si déhcate de gou-
verner tout un peuple. 11 faut exiger d'eux des garanties de
capacité, de moralité, et aussi la connaissance de la langue lo-
cale; il est indispensable en outre de les soustraire aussi com-
plètement que possible aux influences politiques. Dans ces
conditions le corps administratif français deviendrait un simple
cadre de haute direction et de contrôle, établi au-dessus d\me
administration indigène générale et locale aisée à recruter,
parce que la nation annamite en fournit tous les éléments.
Ceci nous amène à traiter un point épineux.
Pour agir comme nous venons de le dire, il faudrait pouvoir
ménager avec soin l'influence de la classe dirigeante, celle que
l'on appelle communément la « classe des lettrés », parce qu'elle
est en possession de cette instruction orientale qui consiste es-
sentiellement à connaître par cœur et à savoir écrire les innom-
brables caractères chinois des livres religieux. L'influence de
cette classe lui vient, d'ailleurs, non pas de cette instruction mé-
diocre, mais bien plutôt de la condition sociale que lui assure,
du moins dans ses rangs supérieurs, une quasi-richesse. C'est,
en somme, une bourgeoisie formée par les chefs des familles les
plus aisées; elle constitue la portion relativement éclairée, la
uotah'dité de la nation, et, par suite, elle exerce sur la masse du
peuple une action considérable. Cette catégorie sociale présente
encore ce caractère important et bien d'accord avec sa situation,
(jumelle conserve plus exactement que toute autre, avec plus
de jalousie et de ténacité, les vieilles coutumes nationales. Comme
partout, cette bourgeoisie est la partie la plus (( conservatrice »
de la nation ; et elle est conservatrice au suprême degré, puis-
que le principe des peuples communautaires, c'est l'immutabilité.
Il résulte de là deux difficultés graves.
D'abord, nos fonctionnaires, qui tendent à absorber en eux
tous les pouvoirs, se heurtent immédiatement à cette classe et
n'ont qu'une idée : la déposséder de son influence pour suppri-
mer l'obstacle qu'elle leur oppose. C'est ainsi qu'en Cochinchine
ils ont évincé des fonctions administratives tous les notables et
LA FRANCK EN INDO-CIIINK. 157
ont élevé à leur place des gens sans aveu, clans bien des cas
leurs domestiques et leurs agents. On ne peut concevoir une
conduite plus inepte et plus oppressive , un plus sot mépris
pour le peuple conquis. Nous aurons grand'peine à remon-
ter ce courant, car nos fonctionnaires sont accoutumés à ne
rencontrer devant eux aucune résistance, aucune organisation
capable de gêner leurs mouvements.
En second lieu, cette entente avec les « lettrés » semble pré-
senter des difficultés d'une autre nature à nos missionnaires,
dont les travaux et la propagande pourraient aider singulière-
ment à la consolidation de notre autorité. Voici pourquoi. Les
missionnaires trouvent en Indo-Chine un terrain bien particulier.
Les Annamites n'ont pas de système religieux parfaitement or-
ganisé et dogmatique. Ils adorent bien, selon M. Silvestre, une
divinité trinitaire indéfinie, principe de tout, mais dont la con-
ception exclusivement philosophique reste au-dessus de la portée
moyenne des esprits. 11 semble que cette situation soit très fa-
vorable à l'œuvre propagandiste des représentants d'une religion
aussi régulière dans ses dogmes et aussi précise dans ses rites
que le catholicisme, aussi propre par conséquent à frapper l'es-
prit des foules. Mais cette œuvre a rencontré un obstacle imprévu,
et surtout incompris.
Dans la réalité des choses, aucune race ne peut vivre sans
pratiques religieuses. Il est à remarquer même que, plus les races
sont développées au point de vue social, et plus la nécessité d'un
culte s'impose. Les Anglais sont religieux avec passion; nos
sociétés de francs-maçons et de libres-penseurs se créent un
idéal quelconque et s'assujettissent à des rites compliqués, tout
en raillant les pratiques des vieilles religions. Les Chinois, et
après eux les Annamites, n'ont point échappé à cette loi. Faute
d'une religion importée, ils ont organisé un culte national
adapté directement à leur système social, sorti pour ainsi dire
des entrailles mêmes de leur société : le Culte des Ancêtres. Le ré-
gime communantaire et patriarcal, qui fait du chef de famille
une autorité éminemment respectable, un représentant naturel
de Dieu sur la terre, a conduit tout naturellement aussi ces
158 LA SCIENCE SOCIALE.
peuples à une sorte de divinisation des ancêtres disparus dans
la mort. Dès lors ou s'explique le culte qui leur est rendu, culte
minutieusement organisé d'après des règles qui correspondent,
du reste, aux particularités journalières du fonctionnement de
la famille patriarcale. Voilà pourquoi, justement, les « rites »
dominent toute la vie familiale et même toute la vie civile :
c'est qu'ils en sont sortis directement. « On peut dire qu'en
Annam tout tient aux rites, en procède, ou s'y rapporte. » (J. Syl-
vestre.) Telle est la situation rencontrée à ce point de vue par
les missionnaires.
Ils se trouvent, en définitive, il faut en convenir, en présence
d'un culte d'allure idolntriquc, auquel les indigènes paraissent
tenir avec une attache d'autant plus marquée qu'ils appartien-
nent à la classe supérieure. De là cette conclusion inévitable
qu'il faut prendre corps à corps les faux dieux de cette religion
païenne, les ébranler dans leurs fondements et les renverser.
Mais ces hommes du zèle le plus admirable se heurtent là à une
difficulté particulière, parce qu'en attaquant le faux culte il peut
sembler qu'ils s'en prennent aux institutions familiales et ci-
viles elles-mêmes, il leur est arrivé ainsi trop souvent, de passer aux
yeux des chefs de famille pour des perturbateurs publics, pour
des sacrilèges qui sapaient les bases mêmes de la famille et de
la société, en portant atteinte à l'autorité paternelle et au res-
pect filial. Cette erreur fondamentale de leurs auditeurs explique
les haines accumulées contre eux, et aussi l'insuccès relatif de
leurs efforts, car peut-on considérer comme un résultat satisfaisant
le fait décompter trois cent mille chrétiens dispersés parmi vingt
millions d'âmes, après plus de deux siècles de prédication?
Un missionnaire, riche de vingt ans d'expérience, me disait
récemment ces paroles significatives : « Quand nous convertis-
sons un chef de famille, tout le groupe suit, à de rares excep-
tions près; au contraire, la conversion d'un individu pris isolé-
ment est chose difficile et rare. Quand le fait se produit, le
néophyte est obligé de quitter sa famille; il est tenu parfois
pour une sorte de révolté, de paria! »
Les missionnaires ont donc forcément contre eux les classes
LA FHANCE EN INDO-CIIINE. 159
iadigènes les plus fortes et les plus influentes. Voilà pourquoi ils
ont à redouter et à combattre les lettrés. Ils se rencontrent ainsi
avec l'adininistration civile dans une tendance commune, quoi-
que partant d'un point de vue bien différent du sien. C^est
pour cela qu'on a pu dire en un certain sens : l'administration
suit les inspirations et la politique des missionnaires!
Néanmoins, comme il est évident que le catholicisme range
parmi les devoirs principaux du chrétien le respect éminent du
père de famille et la soumission à sa légitime autorité, on peut
croire que, le jour où les missionnaires verront plus clairement le
sens des institutions qui se présentent à leur action, ils trouve-
ront aussi le secret de ramener le culte des ancêtres aux pro-
portions d'un simple respect filial, et arriveront à mettre le chris-
tianisme à la place des rites idolàtriques, en appuyant cette
transformation sur la base solide de l'ordre social établi. La classe
lettrée annamite , éclairée enfin , verrait ainsi tomber ses motifs
de méfiance et d'animosité vis-à-vis des missions; il est même
probable qu'elle se laisserait séduire par les côtés à la fois élevés
et pratiques de la religion catholique, entraînant à sa suite la
masse du peuple (1). Il serait alors plus facile de gagner et de
conduire politiquement cette population déjà si paisible et si
docile.
Mais ce n'est pas tout encore : si nous continuons, sous le
prétexte de favoriser la production française, qui n'en profite
guère, à ruiner le pays par des tarifs douaniers prohibitifs,
nous aurons de la peine à nous concilier les indigènes. Nous
devons au contraire laisser au commerce un libre champ, où
nos fabricants et nos négociants se feront par eux-mêmes une
place, s'ils le veulent bien. Et du reste, en supposant encore
qu'ils ne soient pas disposés à s'en donner la peine, leur situa-
tion n'en souffrirait guère, car la protection absurde d'aujour-
d'hui ne suffit nullement pour leur créer en Indo-Chine une
clientèle forcée, les Annamites préférant se contenter de leurs
(1) On en peut voir l'expérience dans ce fait que l'Indo-Chine, avec 20 millions
d'àmes, compte plus de 300.000 chrétiens, tandis que la Chine n'en a pas 200.000 pour
3 ou 400 millions d'iiabitants. (Le P. Louvet, des Miss, étr.)
400 LA SCIENCE SOCIALE.
grossiers produits, ou bien faisant de la contrebande, plutôt
que de subir les prix ruineux d'un commerce de monopole.
Tout ce que nous venons de dire peut se résumer en peu de
mots. Pour pacifier et gouverner utilement l'Indo-Chine nous
devons :
Respecter la civilisation et les libertés locales dans la plus
large mesure possible ;
Employer raisonnablement les forces indigènes, sans les sur-
charger au profit et par l'intermédiaire maladroit d'une armée
de fonctionnaires sans compétence ;
Maintenir la liberté des transactions dans ces pays exploi-
tables presque exclusivement par le commerce.
Voilà la seule solution raisonnable. Sommes-nous en état de
la comprendre et de l'appliquer? C'est là toute la question, car,
pour notre malheur, nous avons les yeux et les oreilles bouchés
hermétiquement par la mauvaise influence de la politique , cette
tarentule sociale dont la piqûre trouble les têtes, affole les
peuples, abêtit les races. Nous prenons pour de la vitalité, pour
de la vigueur saine, l'agitation superficielle qu'elle nous com-
munique. Mais, dans la réalité des choses, nous faisons beau-
coup plus de bruit que de besogne. Déshabitués dès longtemps
de la vie des peuples libres, nous abandonnons nos destinées
à la direction exclusive d'une bureaucratie routinière, prodigue
et autoritaire. Cette bureaucratie est fâcheusement dominée elle-
même par des politiciens ambitieux, de peu de scrupules, dont
la préoccupation constante est de placer avantageusement leurs
proches et leurs agents électoraux. Comment pourrait-on songer,
dans ces conditions, à réprimer l'abus et à restreindre le gas-
pillage? Avec un régime aussi artificiel et propice aux excès,
nous éprouverons bien des difficultés à réparer le mal déjà fait
dans l'Extrême-Orient, et à substituer aux procédés destructeurs
qu'on y apphque aujourd'hui un régime régulier, doux aux
indigènes , profitable aux Européens.
Léon POINSARD.
MONOGRAPHIE DU CANADA (1),
III.
LA PREMIÈRE ÉTAPE
DE
LA COLONISATION ADMINISTRATIVE
— CNCOt>3--I>—
I.
LES SEIGNEURS FONCTIONNAIRES (2).
Nous savons maintenant pourquoi la colonisation française en
Amérique s'est traînée , pendant plus d'un siècle, de désastres
en désastres.
Ce n'était pas la classe des paysans, — excellente, il est vrai,
sur certains points, mais partout étroitement limitée et contre-
(1) Voir les articles précédents, la Science sociale, t. X[, p. 320, 526.
(2) SoiRCEs: Sisniondi , Histoire des Français, t. XXIII, XXIV, Paris, Treuttel
et Wurtz, 1840. — Francis Parl^nian, the Old lierjime in Canada; Boston, Little
Brown, 1877. — Relalions des Jésuites, t. 1, II, 111; Québec, Coté, 1858. — Journal
des Jésuites; Québec, Brousseau, 1871. — Lettres de la Mère Marie de l'Jncarna-
lion, t. I, II; Tournai, Casterman, 1876. — Documents relatifs à la Tenure sei-
gneuriale, t. I, II, III; Québec, Fréchette, 1852. — Édits et Ordonnances, t. 1 ;
Québec, Fréchette, 1854. — Faillon, Histoire de la Colonie, t. 1, II., III; Ville-
Marie, 1865. ~ Suite, Histoire des Canadiens-Français, t. I, II, III; Montréal,
Wilson, 1882; — Pages d'Histoire du Canada, Premiers seigneurs du Ca-
nada, etc.: Montréal, Oranger, 1891. — Ouvrages de Bancroft, Garneau et Ferland
déjà mentionnés. — Rameau, la France aux Colonies, Paris, Jouby, 1859.
T. xu. 11
10:2 LA SCIENCE SOCIALE.
carrée dans son développement , — qui pouvait entreprendre
d'elle-même le défrichement des forêts vierges du Nouveau
Monde; ce n'était pas davantage la caste des g-entilsliommes,
qui l'aurait su faire : cette caste, militaire plutôt qu'agricole,
était venue de France alors qu'elle était en train de s'y ruiner
par la mauvaise gestion de ses terres, et elle se trouvait incompa-
rablement mieux préparée à la vie urbaine et aux plaisirs de la
cour qu'au dur labeur, aux épreuves et aux dangers d'un paysneuf.
Et si les organismes de la vie privée et de la vie locale défaillaient,
le pouvoir royal, qui s'élevait sur leurs ruines, n'était guère mieux
constitué qu'eux en vue de la colonisation. Né de la violence et
grandissant par elle, encore isolé dans la nation, il n'avait pas
assez de prise sur les populations rurales pour les engager à sa
suite dans des voies nouvelles ; il ne disposait point des revenus
et de la stabilité nécessaires pour mener à bonne fin une telle
entreprise; et le roi téméraire qui, en dépit de tout, tenta la
fortune en Amérique aboutit promptement à un échec.
Sous les successeurs immédiats de François I", ce fut bien pis :
le pouvoir royal, battu en brèche par les factions politiques et
religieuses, ne se contenta point de déserter le champ de la co-
lonisation ; il se montra impuissant à y maintenir les quelques
gentilshommes qui s'y hasardèrent, il les abandonna inopinément
à la concurrence des marchands.
Enfin, — et c'est bien là le dernier degré de l'abaissement, —
lorsque les compagnies marchandes eurent chassé les gentils-
hommes et eurent imposé au roi leur concours, la faiblesse de
l'État leur permit de jouir de leurs privilèges sans remplir au-
cune de leurs promesses.
En somme, par suite de la décadence de la vie locale, en
France, par suite de l'insuffisance des pouvoirs publics, la colo-
nisation s'était bornée à quelques efforts spasmodiques et incom-
plets. Les diverses tentatives qui s'étaient succédé depuis Fran-
çois F' jusqu'à Champlain avaient eu pour trait saillant l'absence
de l'élément agricole. Gomme conséquence, ces établissements,
dépourvus de vie propre, après avoir langui pendant un certain
nombre d'années, avaient disparu au premier vent.
LA n<i;MIî:iŒ KTATE DK la (.OLO.MSAÏION ADMLNlSrnATIVK. 163
Mais nous voici à l'un des points tournants de l'histoire de la
colonisation française : au cours de la période dont nous abor-
dons l'étude, un groupe compact de paysans sera transporté
au Canada, et la colonie prendra en même temps une assise so-
lide. Et ce changement, c'est une intervention plus énergique
de l'État qui va TelFectuer; le développement de la colonie
marche de pair avec le développement du pouvoir royal. Nous
allons suivre cette double évolution.
l.
L'État ne s'est pas constitué en France, comme chez les
peuples de race saxonne, notamment aux États-Unis, par l'union
libre et pacifique de provinces autonomes en vue de la gestion
des intérêts communs. La monarchie française naquit au con-
traire du dépérissement spontané et, bientôt après, d'une des-
truction violente des organismes locaux. Deux ordres de faits
contribuèrent ainsi à précipiter le dénouement : d'abord , la
lente décomposition de ces organismes locaux par des causes
intimes, puis, les aggressions répétées du pouvoir royal, qui
porta les derniers coups aux institutions provinciales et s'établit
sur leurs ruines.
Or, si la désorganisation de la vie locale s'accomplit suivant
une progression à peu près régulière, il n'en fut pas de même
des assauts du pouvoir royal, qui furent plus ou moins violents,
plus ou moins meurtriers, suivant que le chef de l'État se trouva
posséder à un degré plus ou moins éminent les qualités de
l'homme de guerre. Comme conséquence , le développement
apparent et sensible du pouvoir central, au lieu de suivre une
progression constante , se fit par soubresauts ; et c'est ainsi
que la puissance royale, après avoir paru décliner rapide-
ment pendant trois quarts de siècle, s'éleva tout à fait des bas-
fonds de la Régence à une hauteur qu'elle n'avait point en-
core connue. Et cette évolution fut déterminée , toutes choses
étant prêtes d'ailleurs, par l'avènement aux affaires du cardinal
de Richelieu. Grâce à son génie militaire, dans l'espace de quinze
164 LA SCIENCE SOCIALE.
années, il arriva à courber grands seigneurs et huguenots sous
le joug" royal, et à placer la France à la tète de l'Europe.
Mais une autre conséquence découle du mode de progression
particulier de l'État en France : c'est que l'autorité du souverain
est souvent en avance sur l'organisation de ses iinances. Lorsque
l'homme de guerre a achevé la démolition des institutions pro-
vinciales, il reste encore à l'homme d'État à installer partout à
leur place les rouages qui recevront de lui leur impulsion. Tant
qu'il n'aura pas accompli cette dernière partie de sa tâche,
ses revenus ne seront pas en rapport avec sa puissance, parce
que ses prédécesseurs, plus faibles, ne lui auront laissé qu'un
trésor dilapidé et que lui-même n'aura pu établir dans ses
États une administration plus régulière.
Ce fut le cas de Richelieu. Quand il arriva au pouvoir, le plus
grand désordre régnait dans les finances. Au mois de juin 1626,
le nouveau surintendant, le marquis d'Effiat, « ne trouva point
d'argent dans l'épargne ; il n'y avait plus rien à recevoir de
toute l'année, et la recette de 1627 était entamée bien avant.
Toutes les garnisons réclamaient leur solde des années 1625 et
1626, et aux armées actives on devait leur montre (solde) des
mois de novembre et de décembre 1625 et de toute l'année 1626.
On devait encore toutes les gratifications proniises par le roi
pendant les deux dernières iannées, tous les appointements des
officiers de la couronne, des domestiques de la maison du roi,
des conseillers dans les compagnies souveraines, et toutes les
pensions étrangères pour la dernière année » (1). En même temps,
la taille, qui se montait à 19 millions, passait par les mains de
vingt-deux mille collecteurs, et il n'en rentrait pas plus de 6 mil-
lions au trésor. Les fermiers généraux trouvaient moyen de
retenir plus da tiers de ce qu'ils avaient promis, et les comptes
n'étant jamais soldés entre les trésoriers de l'épargne et les fer-
miers, il était impossible au surintendant de savoir ce qu'il
pouvait réclamer (2).
Ce n'est que dix années plus tard (1636) que Richelieu rem-
(1) Sismondi, t. XXIII, p. 32-3.
(2) lUid., l>. 30-1.
LA riiEMIKRE ÉTAPE DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. 163
plaça les trois mille trésoriers de France, f]ui avaient acheté leurs
charges, par des intendants salariés et soumis au contrôle de
l'État, et qui portèrent, dit Sismondi, « l'ordre, la célérité et
l'économie là où il n'existait que confusion, lenteur et gaspil-
lage (1) ».
L'administration de Richelieu, au début, est donc remarqua-
ble, d'une part, par sa vigueur et son prestige, de l'autre par
sa pénurie, sa gêne financière. Ce double caractère, l'ingérence
de l'État dans les affaires de colonisation va le reproduire.
Voici d'abord comment Richelieu affirma son autorité. Dès
1626, l'année même où il préludait par le supplice du favori
de Gaston à l'abaissement des grands, il profita de la disgrâce du
duc de Vendôme pour supprimer la charge d'amiral de Bre-
tagne ; il racheta du duc de Montmorency celle de grand amiral
de France, et il se fit attribuer à lui-même la surintendance de
la navigation et du commerce. L'année suivante, 1627, il envoyait
le 'comte de Bouteville à l'échafaud ; il ordonnait la démolition
des places fortes, derniers refuges des nobles en révolte ; et,
quelques mois seulement avant d'entreprendre le siège de la Ro-
chelle, coup fatal qu'il porta à la fois au parti huguenot et aux
factions des princes, il abolissait le régime des vice-rois et la
compagnie « de Caen », et il leur substituait une association plus
vaste et plus puissante dont il se constituait le chef.
Mais, en mettant ainsi la main sur l'administration coloniale
et en la transformant. Richelieu ne songea pas à en faire porter
les charges par l'État. L'acte même qui accordait à la « Compa-
gnie de la Nouvelle-France », avec pleins droits de propriété, de
justice et de seigneurie, une étendue de pays plus vaste que l'Eu-
rope, l'acte qui lui assurait le monopole des fourrures pour tou-
jours et pour quinze ans celui de tout autre commerce (2), l'acte
enfin, qui anoblissait douze de ses membres, imposait aussi à l'as-
sociation les charges les plus lourdes de colonisation, A la vérité,
le cardinal avait usé libéralement de son autorité en faveur de ses
associés : il les avait comblés de privilèges de toutes sortes, mais il
(1) Sismondi, t. XXIIf, p. 304-5.
(2) La pèche de la morue et de la baleine devait cependant rester libre.
J66 LA SCIENCE SOCIALE.
ne leur avait donné , outre quelques coulevrines, que deux vais-
seaux armés et équipés, « sans victuailles toutefois, » ainsi que le
mentionne prudemment l'Acte. Et, de leur côté, les associés s'o-
bligeaient : 1° à faire passer au Canada deux à trois cents hommes
de tous métiers dès l'année suivante (1628) et à augmenter ce
nombre jusques à quatre mille dans les quinze années prochaines,
2° à loger, nourrir et entretenir ces colons pendant trois ans;
3° à leur céder, à l'expiration de ces trois années, une quantité
de terres défrichées suffisante pour leur subsistance, avec le blé
nécessaire pour les ensemencer la première fois, et pour vivre
jusqu'à la récolte alors prochaine; ï" à entretenir dans chaque
halntation au moins trois ecclésiastiques destinés « à vaquer à
la conversion des sauvages et à la consolation des Français qui
seront en ladite Nouvelle-France »,
Commençons par bien déterminer le véritable caractère de
cette association.
II
La Compagnie de la Nouvelle-France, établie par Richelieu,
se composait de cent membres actifs, ce qui fit qu'on la désigna
habituellement sous le nom de la « Compagnie des Cent Associés ».
Il est évident, tout d'abord, que la Compagnie sera appelée à
jouer un rôle différent suivant la qualité et les intérêts de ses
membres ou des plus influents d'entre eux ; son action ne sera pas^
la même si elle est dirigée par des agriculteurs, par des fonction-
naires ou par des marchands.
Il se passait en Angleterre, précisément vers cette époque, un
phénomène très curieux et qui est bien de nature à nous éclairer
en ce moment. Charles 1^', qui se préparait à jouer au despote et
» à gouverner sans le concours du parlement, — jeu dangereux en
Angleterre, — octroyait, en 1029, à quelques gentilshommes de
Dorchester et d'ailleurs, une charte très large pour l'exploitation
du pays de Massachusetts-Bay. Il croyait bien n'établir là qu'un
simple monopole en faveur d'une société commerciale quelconque.
Or, il se trouva que les membres de la Compagnie de Massachu-
LA rHKMIKHK KTAI'K DE LA COLONISATIO.X AnMLMSÏHATIVE- i07
scits-lîay étaiont des agriculteurs, et, (|ui plus est, des agricul-
teurs supci-ieuremeut doués en vue de la colonisation par leur
fortune et par leur éducation. Ces hommes traversèrent l'Océan
et commencèrent aussitôt un établissement dont nous aurons oc-
casion, chemin faisant, de noter les progrès (1).
Les Cent Associés étaient-ils, eux aussi, des agriculteurs, des
patrons colonisateurs? Je compte, et sur soixante et un associés
dont la qualité ou la profession nous est clairement indiquée, je
m'aperçois qu'il y a trente-huit fonctionnaires hauts et bas, et dix- ^
huit marchands; les autres noms, autant qu'on peut en juger
par la désignation vague qui nous est donnée, peuvent presque
tous se rattacher à l'une ou l'autre de ces catégories. La Compa-
gnie est donc mixte : l'intérêt « bureaucrate et gentilhomme »
d'un côté, l'intérêt (( marchand « de l'autre; et à première vue il
semblerait que c'est l'élément bureaucrate qui va dominer.
Toutefois, ne l'oublions pas, les Cent Associés, grevés de lourdes
charges, n'ont pour tout moyen de remboursement que l'exploi- •"
tation d'un privilège commorcial : la Compagnie de sa nature sera
mercantile, et dès lors l'élément marchand va acquérir la pré-
pondérance. Dès le 7 mai 1027, c'est-à-dire huit jours à peine
après l'établissement de la Compagnie , l'influence du parti mar-
chand s'accentue. Il s'agit, par des règlements pratiques, de pour-
voir au fonctionnement de la nouvelle organisation : on commence
par statuer que la conduite des affaires sera laissée à un certain
nombre de directeurs choisis par les associés, et l'article V des
conventions mentionne expressément que, « des directeurs, le tiers
au moins seront marchands » (2).
Mais, en réalité, la position des marchands est beaucoup plus
forte ; car, lorsqu'on en vient à nommer effectivement les direc-
teurs, on en choisit la moitié parmi les marchands. Sur les douze
directeurs, je compte six marchands, cinq fonctionnaires et un
gentilhomme dont on ne mentionne pas l'emploi, si toutefois il
en exerce (3).
(1) Baiuroft, l. I, th. ix, p. 256-9.
(^2) ÉilUs et Ordonnances, articles el convciilioiis Je Société, p. 13.
(3) Ibid., art. XXVH , p. 16.
168 LA SCIENCE SOCIALE.
Ainsi, les marchands ont commencé par ne compter que pour
un tiers clans l'association; mais on leur a cédé une demi-part d'in-
tluence; cependant, à peine la Compagnie a-t-elle commencé ses
opérations, qu'ils deviennent presque tout, comme nous allons voir.
C'esten 1628 que la Compagnie envoya au Canada son premier
convoi de marchandises et de colons. Avant même d'arriver à
Québec, l'escadre, conduite par Claude de Roquemont, tomba
aux mains des Kertk, qui assiégeaient Québec. Ce désastre fut suf-
iisant pour décourager les membres les moins ardents de la Com-
pagnie, ceux qui n'étaient entrés dans l'association qu'à titre de
curieux, dans l'espérance peut-être de recevoir des lettres de
noblesse, gens du monde, désœuvrés qu'on rencontre un peu
partout, se mêlant de tout. Dès que la position devint par trop
onéreuse, ceux-là se retirèrent, comme le leur permettait l'acte
même d'association. Si nous nous référons aux articles et con-
ventions passés le 7 mai entre les associés, nous y lirons que la
Compagnie, pour faire face aux dépenses, s'est constitué un fonds
de 300.000 livres par associé, savoir, 3.000 livres dont 1.000 li-
vres payables avant le premier janvier 1628, et le reste dans
le cours des années suivantes, à la demande des directeurs. Mais
la clause III permet à un associé de sortir de l'association en per-
dant sa mise de 1 .000 livres, pourvu qu'il n'ait retiré encore aucun
profit de la Société.
D'un autre côté, les pertes que la Compagnie venait de subir,
et les compensations qu'elle avait été obligée de payer aux de
(^aen, entraînaient une nouvelle mise de fonds, et la plupart des
gentilshommes et des fonctionnaires n'étaient pas en état de four-
nir leur quote-part. La conséquence fut qu'il se forma dans la
Ojmpagnie même une association particulière, sous la direction
de Jean Rozée, marchand de Rouen, avec un fonds propre de
100.000 livres; et cette association reçut le plein contrôle de
toutes les affaires financières, à charge de rendre compte à la
(Compagnie générale.
Mais alors, si les marchands, par la seule force des choses, sont
arrivés à dominer dans les conseils de la Compagnie, si ce sont
eux (fui administrent les affaires et qui tiennent les cordons de la
LA l'REMIKRE ÉTAPE DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. 100
bourse, allons-nous voir reparaître le régime antérieur? la co-
lonie sora-t-elle purement (;t simplement sacrifiée au commerce
et rien ne se fera-t-il pour le peuplement de la Nouvelle-France?
Pas tout à fait : le résultat va être, cette fois, un peu différent,
parce que le contrôle n'est plus le même. Les marchands ne sont
plus soumis, comme dans l'épocpie précédente, à la simple sur-
veillance d'un chef de faction qui voit dans sa charge seulement
une source de profits pour lui-même. C'est avec le chef de l'Etat
qu'il faut compter maintenant, et le chef de l'État sait aujourd'hui
se faire craindre.
III.
Sans doute, absorbé par les soins de sa politique, vouant les
ressources de la France et se vouant lui-même à l'œuvre vaine
et périlleuse de l'abaissement de la maison d'Autriche, il ne
pourra donner aux affaires de la Nouvelle-France qu'un coup
d'œil de temps à autre. Mais ce coup d'oeil suffira pour inspirer
aux marchands des sentiments meilleurs; cette crainte salu-
taire qu'inspire Richelieu aura un résultat pratique.
En effet, parmi la foule des fonctionnaires et des gentils-
hommes qui formaient au début la majorité des Cent Associés,
quelques-uns voyaient dans l'organisation nouvelle un moyen
de refaire leur fortune ou d'assurer l'avenir de leurs proches.
L'acte d'établissement de la Compagnie leur montrait le Canada
sous un aspect bien séduisant : un pays où ils pourrraient ob-
tenir gratuitement de vastes concessions, un pays où l'on allait
créer de nouvelles fonctions civiles et militaires. N'était-ce pas
par cette double voie qu'ils cherchaient tous, en ce moment
même, à s'élever en France : le domaine, vestige du passé, et
qui donnait encore l'entrée dans la noblesse; la fonction pu-
blique qui faisait vivre? Eh bien , ce qu'ils obtenaient si péni-
blement en France, le Canada le leur offrait, grâce au concours
des marchands et à la protection de Richelieu.
Une telle proie valait la peine d'être conservée. Aussi, voyons-
170 LA SCIENCE SOCIALE.
nous cette petite gentilhommerie s'agiter et défendre le terrain
pied à pied contre les empiétements des marchands. Il est vrai
que, des douze directeurs, six ont été choisis parmi les mar-
chands; mais les fonctionnaires ont leur revanche toute prête,
et l'un d'eux, Jean de Lauson, conseiller du roi en ses Conseils
d'État et privé, maitre des requêtes ordinaires de son hôtel et
président au grand conseil, bien qu'arrivé au dernier moment,
réussit à se faire attribuer l'intendance des affaires du pays de
la Nouvelle-France (1); charge très importante, car c'est en
présence de l'intendant, et en son hôtel, que doivent se faire les
délibérations et se rendre les comptes (2). C'est lui qui remplace
Richelieu absent, et qui est, en un mot, véritablement la tète de
l'association.
Et plus tard, si l'administration mercantile et financière est
forcément confiée aux marchands, les gentilshommes conservent
encore des attributions très étendues : 1" la distribution des ter-
res de la Nouvelle-France ; 2" pratiquement, la nomination aux
charges et emplois rémunérés.
En somme, il s'est opéré une séparation des éléments divers
qui composent la Compagnie : autour de Jean Rozée s'est formé
le groupe marchand , autour de Jean de Lauson s'est formé
le groupe des fonctionnaires. Chacun de ces groupes a ses at-
tributions, chacun a ses intérêts divergents. Le parti marchand
est fort de tous les capitaux dont il a le maniement; le parti
fonctionnaire est fort seulement de l'appui de l'Etat. Que va-t-il
résulter de cette étrange alliance?
IV.
La Compagnie de la Nouvelle-France avait été établie dès 1()27;
mais, en 1G29, Québec, qui était encore aux mains des de Caen,
tond)a au pouvoir des Anglais. Cependant il se trouva que le
jour où la ville se rendit à l'ennemi, la paix était déjà conclue
(1) Èdits et Ordonnances, art. et conventions, XXVI, [). U!.
(2) Ibiit., ail. XI et XXI, p. 14 et 15.
LA l'HK-MlKUE KTAI'K I»K LA COLONISATION ADMINISÏH ATI VK. 171
entre les deux nations, et les Anglais le recoiimirenl eux-mêmes
par la suite. Seulement Charles 1"" ne se pressait pas de resti-
tuer sa conquête. Les négociations traînèrent en longueur pen-
dant deux années, et elles se seraient probablement prolongées
indéfiniment si Uichelieu n'avait employé un argument décisif.
Il lit armer une Hotte pour aller reprendre possession de la
Nouvelle-France. Charles I^"", qui n'avait pas oublié File de Ré
et la digue de la llochelle, se décida alors à remettre Québec.
L'ascendant que donnait à Richelieu son génie militaire et
l'utilité qui en résultait pour la colonie sont ici bien apparents.
Le Canada fut rendu à la France par le traité de Saint-Germain
en Laya, 1632. C'est donc à partir de cette dernière année que
le régime commence réellement à fonctionner (1).
Rendons-nous compte de ce qu'il était.
V Les spigneurif's. — Pendant que le syndicat marchand, dirigé
par Jean Rozée, équipait ses vaisseaux, organisait ses comptoirs
et distribuait chaque année par la France ses chargements de
pelleteries, les gentilshommes et les gens de robe, Jacques Rer-
ruyer, seigneur de Manselmont, Antoine Cheffault , avocat, sieur
de la Regnardière, maître Claude Margonne, conseiller du roi
et receveur général à Soissons, maître Jacques Rordier, con-
seiller et secrétaire du roi, Fouquet, conseiller d'Ftat, et sur-
(1) Ce chapitre ne s'applique pas à l'Acadie : celle-ci resta à peu près complète-
ment en dehors du régime que je décris. Elle fut divisée en trois provinces, dont
l'une fut conliée à Charles de Latour, l'autre à Nicolas Denys, et la troisième au
Commandeur de Razilly, puis à Charles d'Aulnay de Charnlsay, son successeur. La-
tour et Denys paraissent n'avoir fondé que des établissements de traite et de pèche.
D'Aulnay, au contraire, semble avoir voulu répéter l'expérience de Poutrincourt, et
créer une seigneurie à l'aide des profits de la traite. Cette fois, ce ne fut point la
concurrence des marchands qui ruina la colonie, ce furent les querelles des chefs.
D'Aulnay disputa à Latour son territoire de traite, et la guerre cruelle qu'ils se ti-
rent pendant tdix années arrêta tout progrès. Mais voici un détail piquant : à la
mort de d'.\ulnay, un de ses créanciers, — car en dépit des profits de la traite, il
s'était endetté considérablement, — se lit autoriser à saisir les biens de son débiteur
en .\cadie. Cet homme, nommé le Borgne. Ut voile pour l'Amérique et chercha à se
rendre maître, par la force , de toute la péninsule acadienne, il brûla la Ilève, et il
allait continuer son œuvre de destruction lorsque les Anglais arrivèrent; tombant sur
un terrain aussi bien préparé , ils n'eurent point de peine à s'emparer de tous les
établissements français. Cet exemple montre encore une fois combien cette noblesse
pauvre et dressée seulement à la guerre était impropre à la colonisation agricole.
172 LA SCIENCE SOCIALE.
tout Jean de Lauson (1), procédaient activement à la distribu-
tion des terres du Canada.
Soyez sûr qu'en cette circonstance M. de Lauson ne s'oublia
pas et n'oublia pas les siens. Le 15 janvier 1635, par les asso-
ciés réunis en son hôtel, il fit accorder à son fds, François, qui
venait de naître, l'immense domaine qu'il appela la Gitière; ce
domaine avait une largeur de vingt-cinq lieues sur la rive sud
du Saint-Laurent et s'étendait en profondeur à soixante lieues,
parait-il, c'est-à-dire jusque dans les États-Unis actuels.
Mais cette vaste été ndue ne lui suffit pas ; il se sent disposé
à accaparer la meilleure part des forêts de la Nouvelle-France.
Seulement, sa charge d'intendant de la Compagnie le ^ne : si
l'on apprenait en haut lieu que le sieur de Lauson profite de
sa position pour se faire attribuer des titres de concessions qu'il
ratifie lui-même en sa qualité officielle! Mais il y a remède à
tout; de bons amis viennent au secours de l'Intendant et lui
prêtent leurs noms; désormais il a ses coudées franches : on va
le voir.
.lacques Girard, chevalier, seigneur de la Chaussée, acquiert
la propriété de l'île de Montréal; mais, en 1638, lorsque de
Lauson a quitté l'intendance de la Compagnie pour celle du
Dauphiné, Girard lui remet l'île, reconnaissant ne l'avoir
eue que pour M. de Lauson. Le 15 janvier 1636, dans l'hôtel
de l'Intendant, Simon Lemaître, autrefois marchand, anobli
depuis, et maintenant conseiller du roi et receveur général des
décimes en Normandie obtient une seigneurie de six lieues carrées
en face de Québec, connue depuis sous le nom de seigneurie
de la côte de Lauson : quinze jours après, il fait secrètement
cession de ses droits à M. de Lauson.
Ce n'est pas tout; l'intendant s'associe à Fouquet, à Berruyer
et à quelques autres, et ils acquièrent chacun pour un huitième
l'île d'Orléans, au nom de l'un d'eux, Jacques Castillon, bour-
geois de Paris, déplus, au nom d'un autre associé, Antoine Chef-
fault, l'immense seigneurie appelée plus tard « côte de Beau-
(1) J'omets à dessein le nom de l'abbé de Sainte-Madeleine; il représente une
autre classe que nous aurons occasion d'étudier ailleurs.
LA PREMIERE ETAI'K DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. 173
pré », et qui mesurait six lieues de profondeur, par seize lieues
le long- du fleuve Saint-Laurent.
Mais, toutes vastes (jue fussent leurs possessions, M. de Lau-
son et ses amis ne songeaient pas à les exploiter immédiatement.
iM. de Lauson, pour sa part, attendait que ses enfants eussent
avancé en Age; et, du reste, il entrevoyait pour le moment un
avenir plus lucratif dans le royaume.
Mais ce qu'il ne faisait pas lui-même, il comptait sur d'autres
pour le faire à sa place. Il se disait que, parmi les gentils-
hommes ou parmi ceux qui aspiraient à l'être, il s'en trouverait
bien quelques-uns qui, en présence de la sombre perspective
ouverte devant eux en France, consentiraient à s'exiler au Ca-
nada, y prendraient des seigneuries, les mettraient en culture
et par là même augmenteraient la valeur de ses propres do-
maines.
Aussi se montra-t-il très généreux envers tous ceux qui se
présentèrent. Pour ne mentionner que les seigneuries les plus im-
portantes concédées dans la période de 1(532 à 16i5, la Compa-
gnie de la Nouvelle-France accorda dès 163i à Robert Giffard,
médecin, de Mortagne (au Perche), une étendue d'une lieue sur
une lieue et demie, à Beauport, au pied du rocher de Québec; en
1636, à Jacques Leneuf de la Poterie, une lieue et demie sur
trois lieues, à Portneuf ; en 1637, à Jean Bourdon, ingénieur, une
demi-lieue sur deux lieues près de l'Assomption; en 1638, à Jean
Godefroy, trois quarts de lieue sur trois lieues, presque en face des
Trois-Rivières; en 16i0, à François de Chavigny, sieur de Ber-
chereau, une demi-lieue sur trois lieues, un parc au-dessus de
Québec (1).
Remarquons que, sur cette question de la distribution des ter-
res, tous les associés, marchands aussi bien que fonctionnaires ou
autres, étaient parfaitement d'accord. Tous en effet, outre l'intérêt
particulier de quelques-uns que je viens d'exposer, avaient un inté-
(1) Je ne parle |ioiiit des vastes concessions faites à peu près vers la même époque
aux Jésuites, aux Ursuiines et aux Hospitalières; pas plus que de l'acquisition de l'île
de Montréal par la Société Notre-Dame. Je réserve pour un prochain article l'étude de
ces fondations au point de vue de la colonisation.
\'l\ LA SCIENCE SOCIALE.
l'êt supérieur à ce que le pays fut habité. Richelieu leur avait im-
posé l'obligation de transporter dans la Nouvelle-France V. 000 co-
lons dans l'espace de quinze années, et de les y nourrir et entretenir
pendant trois ans, enfin de les pourvoir au bout de ce temps de
terres défrichées en quantité suffisante pour y vivre avec leur fa-
mille. Les associés savaient bien que Richelieu entendait être
obéi, et qu'il y allait de l'existence môme de leur Compagnie. Or,
ils imaginèrent un moyen ing-énieux de se débarrasser à bon
compte de cette lourde obligation : ce moyen était, précisément,
de se départir, en vertu de l'acte même d'établissement, de por-
tions de leur vaste domaine, en faveur de particuliers à qui ils
imposeraient en retour presque tout le fardeau de la colonisa-
tion.
Ainsi, les concessions étaient gratuites, sauf la réserve de foi et
hommage que le concessionnaire ou seigneur devait porter au
château Saint-Louis à chaque mutation de propriété ; mais, en
revanche le seigneur était soumis à l'obligation de défricher sans
retard sa seigneurie, d'y transporter des ouvriers à cette fin, et il
était expressément stipulé que tout ce que le seigneur accompli-
rait tournerait à la décharge de la Compagnie des Cent Associés.
Quelques-uns des titres, comme celui de Chavigny, mention-
nent même le nombre des défricheurs que le seigneur devra
transporter sur-le-champ au Canada. « Fera ledit sieur de Cha-
vigny passer jusqu'à quatre hommes de travail au moins pour
commencer les défrichements, outre sa femme et sa servante, et
ce par le prochain départ qui se fera à Dieppe ou à la Rochelle,
ensemble les biens et provisions pour la subsistance d'iceux du-
rant trois années, qui lui seront passés et portés gratuitement
jusqu'à Québec... et doivent être réputés de ceux que la Compa-
gnie doit envoyer suivant les articles à elle accordés par le roi
pour former la colonie (1). »
Les marchands associés étaient donc intéressés à ce que les ter-
res fussent concédées. Aussi les avons-nous vus, il y a un instant,
offrir leur concours aux membres du petit comité qui s'était
(1) TeuKre sei(jneiiri((le,i.l, Titres, p. 37G.
LA PliKMlKHF, ÉTAI'E DK LA <:OLONISAriùN ADMINISTRATIVE. 1 "o
cliariié de distribuer les seigneuries, leur servir de prète-nonis;
et, mt^me, quelques-uns d'entre eux, comme Jean Rozée et Jac-
ques huhamel, ne dédaignèrent pas, à Toccasion, de s'associer
à M. de Lauson et consorts dans leurs projets d'accaparement : il
est toujours l)on d'avoir deux cordes à son arc. Touchante fra-
ternité! Aurait-on dit q.ue, dans ce ciel serein, il se préparait un
orage? Ce furent précisément ceux sur qui la Compagnie s'était
déchargée de ses obligations qui provoquèrent l'explosion.
2" Lf's Fonctions publiques. — Les quelques particuliers qui
avaient obtenu des Cent Associés la concession de vastes seigneu-
ries et qui s'étaient transportés au Canada pour y vivre, n'étaient
pas vraiment des agriculteurs, quoiqu'ils prétendissent tirer de
la terre une partie de leur subsistance. Par leur éducation, ils
étaient beaucoup plus aptes à se faire une carrière dans la ma-
gistrature ou dans l'armée. De plus, ils étaient pauvres : c'est la
médiocrité de leur fortune qui les amenait au Canada; et pour
mettre en valeur un petit coin de leurs seigneuries, il leur aurait
fallu des capitaux, voire même de très forts capitaux, si l'on con-
sidère la formation particulière qu'ils avaient reçue.
Aussi, la principale préoccupation de nos pseudo-gentilshom-
mes fut-elle de s'assurer un emploi cjui les fit vivre eux et leurs
familles. Et ceci est tellement vrai que plusieurs d'entre eux ne
songèrent à se faire concéder des terres qu'après avoir exercé
pendant un certain nombre d'années des charges publiques.
En 1636, il arriva au Canada deux familles considérables de
Normandie : celle des Legardeur de Repentigny et des Legardeur
de Tilly ; celle des Leneuf du Hérisson et des Leneuf de la Pote-
terie, alliées par des mariages. Que firent -elles? Les Legardeur se
fixèrent à Québec, les Leneuf aux Trois-Rivières; c'est-à-dire qu'ils
se partagèrent les deux seuls postes établis jusqu'alors; et bien-
tôt nous les voyons tous remplissant des fonctions importantes.
Pierre de Repentigny est amiral de la flotte; Charles de Tillv a
le commandement d'un des navires, et ainsi de suite. Jacques de
la l*oterie est le seul de ce groupe qui paraisse s'être préoccupé,
dans le moment, d'obtenir une seigneurie.
176 LA SCIENCE SOCIALE.
Il en est de même des autres; et ceux d'entre eux, qui, comme
Giffard ou Chavigny, se font accorder un fief, ont le soin d'y
faire ajouter la concession d'un ou deux arpents dans la ville la
plus voisine, « pour y faire un logement avec un jardinage où
ils puissent se retirer avec leur famille (1) ». En effet, c'est à la
ville, « près du fort », qu'ils établissent leur résidence habituelle,
car c'est là que se trouve leur principal moyen d'existence.
Voilà donc toute une classe, et la classe dirigeante dans le pays,
directement intéressée à multiplier les emplois et les salaires. Et,
dans le nombre des Cent Associés, il se trouvait des parents ou des
protecteurs, des seigneurs canadiens, qui auraient été disposés à
leur prêter l'oreille. Seulement, le syndicat marchand, qui, en
se réservant le contrôle de la traite, s'était chargé de pourvoir
aux besoins du pays et de payer les appointements des officiers
publics, le syndicat marchand n'entendait pas les choses de la
même façon. Les marchands consentaient bien à ce que la Com-
pagnie distribuât aux gentilshommes des terres qui ne lui avaient
rien coûté, mais quant à faire des rentes à ces derniers, c'était
une tout autre atlaire. L'intention des marchands était bien de
réduire l'administration du pays à sa plus simple expression.
Aussi, de 1G32 à 16'i-5, les emplois publics de quelque impor-
tance, autant que nous pouvons en juger en l'absence de rensei-
gnements précis, furent-ils peu nombreux et peu rémunérés. Ou-
tre le gouverneur général, il y avait son lieutenant à Québec, un
gouverneur particulier aux Trois-Rivières, et, pendant quelque
temps, un commandant au poste de Uichelieu ; un amiral de la
flotte, des capitaines de navires, etc. Les historiens ne nous disent
pas quels étaient les appointements de ces divers officiers, mais
nous savons que le gouverneur général, — entre les mains de qui
les marchands déposaient les sommes qui devaient pourvoir au
salaire des officiers, à la solde et à l'entretien de la garnison, enfin
à la dotation des missions, — ne cessa de se plaindre de la fai-
blesse des ressources qu'on mettait à sa disposition. La pénurie
où on le laissait, disait-il, le réduisait à l'impuissance.
(1) Tenurc scujnnirioU; 1. 1, p. 375, 387, 3i4. — Aussi Lellrcs de la Mire Marie
de V Incarnation, t. I, p. 228-'.».
LA THEMIÈRE ÉTAl'K DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. 177
Les circonstances, d'ailleurs, n'étaient pas de nature à porter
les marchands à la générosité. iNous nous rappelons l'alliance of-
fensive et défensive avec les Algonquins et les Hurons, que les né-
cessités du commerce des fourrures avaient imposée aux Français.
Lorsque Cliamplain revint au Canada, on 1 0;j;3, avec le titre de gou-
verneur, il ne manqua pas de confirmer cette alliance (1). Il s'as-
surait ainsi le concours des tribus d'en haut; il procurait aux
marchands la perspective d'un commerce prospère, et à la colo-
nie un secours indispensable; mais, en même temps, il exposait
les Français à toute la fureur des Iroquois, et celle-ci ne tarda
pas à éclater sur eux.
Depuis quelque temps, déjà, les Iroquois trafiquaient avec les
Hollandais d'Orange; ceux-ci les avaient munis d'arquebuses;
ces sauvages avaient bientôt appris à se servir des armes à feu ;
et maintenant ils revenaient au Canada enveloppant dans une
haine commune Hurons, Algonquins et Français, et joignant au
désir de venger les mânes des ancêtres la perspective de revenir
chargés des dépouilles des canots de traite.
En 1637, ils avaient recommencé les hostilités (2), et ils les
continuèrent presque sans interruption d'année en année. Cette
guerre de tous les instants, cette guerre de surprise et d'embus-
cade diminuait sensiblement, on le conçoit, les profits de la traite.
Et par suite de la réduction de leurs gains, les marchands se
sentaient de moins en moins disposés à faire des sacrifices pour
le maintien de la colonie. Celle-ci se trouvait donc souffrir dou-
blement de la guerre des Iroquois : par les déprédations de l'en-
nemi, par la négligence des associés qui en résultait. Les habi-
tants demandaient à hauts cris des secours, et la Compagnie
se contentait de répondre qu'elle était en perte d'un miUion et
qu'elle ne pouvait rien faire de plus. Le moment était venu pour
les gentilshommes d'évincer à leur tour les marchands.
Notons d'abord que, plus aguerris que les marchands, les gen-
tilshommes n'étaient pas au même point qu'eux effrayés par les
attaques des Iroquois qui jusque-là n'avaient pas été bien meur-
(l'i Relations des Jésuites, 1633. p. 26-7, 36.
(2) Ibid., 1637, p. 91-2.
T. XII. \2
178 LA SCIENCE SOCIALE.
trières. Pais, ils espéraient, par d'hal)iles négociations, se débar-
rasser en peu de temps de cette ,euerrc intempestive. Enfin, ils
avaient placé dans le Canada toutes leurs espérances d'avance-
ment; et, le Canada ne se développant que par la traite, ils se
disaient qu'après tout, la traite, fût-elle bonne ou mauvaise, il
valait mieux pour eu.V en avoir le contrôle. Ils se croyaient assez
familiarisés avec le commerce des fourrures pour l'exercer avec
adresse, et ils voulaient supprimer à leur profit le bénéfice que
faisaient les marchands.
En dépit de la guerre des froquois, les colons canadiens con-
servaient donc pour le monopole de la traite un intérêt cpie les
marchands français n'avaient déjà plus au même degré, et ils
allaient profiter du moment où ceux-ci faiblissaient pour les je-
ter par-dessus bord.
D'ailleurs, les gentilshommes pouvaient compter, au besoin,
sur lappui de l'État. Richelieu n'était plus, il est vrai, mais de
brillantes victoires soutenaient encore le prestige de celui qui
l'avait remplacé; l'on était loin des impertinences de la Fronde.
L'État, il faut le remarquer, n'était guère favorablement disposé
à l'égard des marchands : leur incurie l'avait forcé dans ces
dernières années à débourser d'assez fortes sommes pour la co-
lonie. En 16 '1.2, Richelieu avait dû, au défaut des associés, en-
voyer 30 ou ^1.0 hommes pour garder le fort qui portait son
nom, en même temps qu'il faisait remettre aux Jésuites, par l'en-
tremise de la duchesse d'Aiguillon, des secours pour leurs mis-
sions. En 1644, la reine avait envoyé une compagnie de 60 sol-
dats avec 100.000 livres pour les équiper. Tout concourait donc
à la déchéance des marchands : leur propre découragement, les
intrigues des gentilshommes, et le mécontentement des gouver-
nants. C'est ce qui explique le plein succès qu'obtinrent les députés
des « habitants », Repcntigny et Godefroy, envoyés à Paris dans
l'automne de 1644 pour obtenir l'abolition du régime existant.
Après des négociations qui durèrent un mois, il intervint un
traité entre le procureur des habitants du Canada et la Compa-
gnie de la Nouvelle-France, par lequel celle-ci cédait aux colons
son monopole de la traite sur le Saint-Laurent et ses tributaires,
LA 1'IU:MIKRE KTAI'E DK la COLONrSATION ADMLNISTHATIVK. \1\)
à charuc de lui payer une rente annuelle d'un millier pesant de
peaux de castor. Cette rente était accordée <V la Compagnie pour
l'indemniser de la perte de 1.200.000 écus qu'elle prétendait
éprouver; et, afin d'assurer le paiement de cette rente, la Com-
pagnie imposait certaines conditions à la cession (fu'elle faisait.
l*ar exemple, les congés nécessaires pour le départ des vaisseaux
devaient être expédiés par la Compagnie ; en même temps, ce
n'était pas aux habitants pris séparément, mais aux habitants
réunis en communauté de ville qu'elle cédait son privilège, et
il leur était défendu de tirer parti de la traite autrement.
D'un autre côté, la Compagnie de la Nouvelle-France conser-
vait la pleine propriété, justice et seigneurie de tout le pays,
ainsi que ses droits seigneuriaux et le privilège de nommer le
gouverneur, les officiers de la justice ordinaire et, plus tard, les
juges souverains, lorsqu'on en établirait. On le voit, le petit
groupe des fonctionnaires, qui s'était emparé de la gestion des
affaires territoriales et des attributions administratives de la Com-
pagnie, parvenait à se soustraire à la débâcle où sombrait le
syndicat marchand. En d'autres termes, les marchands étaient
dépossédés de leur privilège, sauf à se rembourser de leurs per-
tes sur la rente annuelle qu'on s'engageait à leur payer; mais
le groupe des bureaucrates conservait la plupart de ses attribu-
tions. Et les habitants du Canada, en même temps qu'ils obtenaient
le monopole du commerce des fourrures, déchargeaient la Com-
pagnie de toutes dépenses pour l'entretien de la colonie ou des
missions, et s'obligeaient à supporter eux-mêmes toutes les char-
ges de l'administration ,
Voyons qui va profiter du changement survenu.
Si jusqu'à présent nous avons pu conserver quelque doute sur
l'intérêt tout particulier qu'avaient les colons canadiens de la
classe supérieure à l'abolition du privilège des marchands, il
nous faudra bien céder à l'évidence, lorsque nous connaîtrons
les conditions dans lesquelles le nouveau régime s'établit.
180 LA SCIENCE SOCIALE.
Nous nous rappelons que la traite avait été cédée aux habi-
tants, non pas isolés, mais réunis en communauté de villes.
Ainsi, tout habitant était bien libre de faire la traite, mais les
pelleteries qu'il s'était procurées des sauvages, ou directement
par la chasse, il ne pouvait pas les troquer ailleurs cju'à l'un des
comptoirs étal^lis par cette Compagnie des habitants, et c'était là
aussi qu'il devait se procurer les articles de provenance euro-
péenne qu'il désirait en échange. Afin d'assurer l'exécution ri-
goureuse de cette mesure, il y avait dans chaque ville, Québec,
Trois-Rivières, Montréal, un syndic élu par les habitants, et ce
syndic avait des adjoints dans chaque paroisse ou côte (1).
L'un des objets de cette organisation communautaire ou syn-
dicale de la traite était, nous l'avons vu, de garantir le paiement
de la rente annuelle due aux Cent Associés. Mais elle avait une
portée bien plus considérable encore : elle constituait, avant tout,
un mécanisme destiné à l'alimentation du trésor public. On dé-
cida, en effet, que, sur les pelleteries portées au magasin de la
Compagnie des habitants, le quart serait retenu pour payer les
charges de l'administration.
Or la traite donnait en ce moment de forts rendements. A
peine avait-on appris à Québec la nouvelle de la cession du
monopole que les colons s'étaient hâtés de faire l'inventaire des
magasins de l'ancienne Compagnie; de sorte que la Compagnie
des habitants put commencer ses opérations sur-le-champ et re-
cueillir pour sa part les deux tiers de la traite de cette année
1645 (2). Les colons eurent donc à eux seuls 20.000 livres pe-
sant de castors, estimés à une pistole, ou 10 à 11 francs la livre,
c'est-à-dire, au total, à peu près 200.000 francs (3). Puis ils inau-
gurèrent brillamment leur règne en concluant une paix solen-
nelle avec les Iroquois.
La traite de 1648 se ressentit de cette paix nouvellement con-
clue et donna 160 poinçons de castors, c'est-à-dire 32.000 livres,
formant en tout une valeur approximative de 320.000 francs,
(1) Journal des Jésuites, p. 185.
(2) Ibid., p. 3.
(3) Ibid., p. 7 et 67.
LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. ISl
sans compter ce que rapportaient les peaux d'original. En lCi8,
la seule traite de Tadoussac donna VO.OOO francs de profit, et la
traite entière 250.000 (1).
C'était là le joli magot que les seigneurs-fonctionnaires du
Canada avaient à manipuler et dont une notable partie devait
aller grossir leurs goussets. On comprend les espérances que firent
naître chez eux le changement survenu dans l'administration,
comme le prouvent du reste amplement le nombre et l'impor-
tance des concessions faites dans le cours des deux années qui
suivirent l'établissement du nouvel état de choses.
Ceux des gentilhommes qui n'étaient pas encore pourvus ob-
tinrent aussitôt des seigneuries : M. de Montmagny, le gouver-
neur, une lieue et demie de front sur quatre de profondeur à la
rivière du Sud, avec File aux Oies, près de Québec; M. de Champ-
flour, commandant aux Trois-Rivières , un fief dans la haute
ville; Pierre de Repentigny, quatre lieues de front sur six de
profondeur à Lachenaie, plus un fief en face des Trois-Rivières;
René Robineau, fils d'un des directeurs de la Compagnie des
Cent Associés, la seigneurie de Bécancourt, mesurant plus de
deux lieues carrées; Pierre Lefebvre, un quart de lieue de front
sur une lieue de profondeur, et Nicolas Marsolet une demi-lieue de
front sur deux lieues de profondeur, presque vis-à-vis les Trois-
Rivières.
Ceux qui possédaient déjà des concessions se hâtèrent d'en
acquérir de nouvelles : les PP. Jésuites obtinrent la Prairie de la
Madeleine, en face de Montréal; Giffard, Bourdon et Chavigny
firent doubler l'étendue de leurs concessions. Enfin, La Poterie,
qui avait négligé jusque-là de se procurer un titre régulier
pour sa seigneurie de Portneuf, s'en fit expédier un sans plus
tarder.
Évidemment la colonie allait prendre un grand essor. Tous
reprenaient courage; tous voulaient être seigneurs, et deux
fois plutôt qu'une. Tous n'avaient-ils pas la riante perspective de
se caser dans ce gros fromage de la traite? Cinq ou six des prin-
(1) Journal, p. 67 et il G.
182 LA SCIENCE SOCIALE.
cipales familles, étroitement unies par des mariages, arrivèrent
dès le début à s'y loger à leur aise.
Seulement, si les gentilshommes amélioraient leur position,
c'était, semble-t-il, un peu trop aux dépens des vulgaires con-
tribuables. Au mois de janvier 164.6, le P. Jérôme Lalemant
écrit dans son Journal : « Sur la fin de ce moys, les petits ha-
bitants sembloient se vouloir mutiner contre ceux qui avoisinent
les charges et offices. On tenoit M. Marsolet, et, surtout, sa femme
et M. Maheu autheurs de cela; le tout fut appaisé par M. le g'ou-
verneur; ces menus habitants avoient tort, n'y ayant aucun
fondement raisonable en leur pleinte : ils disoient que M. des
Chastelets, commis général, faisoit trop bonne cheire, etc. (1) ».
Ce Monsieur des Chastelets, deux mois auparavant, avait per-
mis par exception aux PP. Jésuites de faire la traite, bien qu'en
général ce commerce fût interdit aux maisons relig-ieuses, «t le
bon Père tenait sans doute à conserver ses illusions sur le bien-
faiteur de son ordre. Toutefois, que les « menus habitants »
eussent tort ou raison, et quoi qu'il en fût de la plus ou moins
grande chère que pouvait faire le commis général, il est certain
que le P. Lalemant avait bien modifié son opinion sur la ma-
nière dont les affaires avaient été administrées.
Il commence par se plaindre de ce que le conseil, qui con.-
trùle les dépenses, n'a pas fait droit à toutes ses réclamations ,
puis il ajoute : « Mais en suite aussy tous ceux du conseil se firent
puissamment augmenter leurs gages et récompenser de leur
service; ce qui apporta une telle confusion que cela fît honte -».
Et un peu plus loin, à propos du départ des vaisseaux, il dit :
« Avec eux repassèrent le fils de M. de Repentigny, de M. Couillar,
de xM. Giffar, les nepveux de M. des Chastelets, tous fripons pour
la plupart, qui avoient fait mille pièces à l'autre voyage, et on
donnoit à tous de grands appointements (2). »
11 y avait un peu plus d'une année que la traite était entre les
(1) Jounwl, p. 30. Noël .Inchereau des Chastclpts était concessionnaire d'un fief
dans l'île d'Orléans el d'un autriî à la cote di^ []eaii|)ré. Il ne se maria point et disposa
<le ses biens en laveur des enfants de son frère, Jean Jucliereau, sieur de Maure.
(2) Journal, p. 08-'J.
LA IMiEMIKHK KTAl'l-: l)K LA COLOXISATION ADMINISTRATIVE. 183
mains dos habitants, et la petite aristocratie, qui avait pris la
direction des afTaires, s'était déjà brouillée avec le représentant
de l'ancienne Compagnie, Olivier le Tardif, et avec M. de Maison-
neuve, le gouverneur de Montréal. Celui-ci avait refusé de sous-
crire aux gratifications extraordinaires que les conseillers s'é-
taient votées, et il était parti pour la France dans le l)ut
d'obtenir des réformes. En même temps que lui , s'étaient em-
barqués M. Tronquet, secrétaire du gouverneur de Québec, et
M. Giffard, un des conseillers, « tous avec bonne résolution de
poursuivre quelque règlement pour leurs affaires, chaqu'un pré-
tendant ses intérêts particuliers ». y^
Mais, avant que le règlement qu'on recherchait en France eût
été obtenu, les choses en étaient venues au point que les habi-
tants, le 21 juillet 16i7, élirent un procureur-syndic, et présen-
tèrent par son entremise une requête à l'effet de casser l'élection
des conseillers et de remettre toutes les affaires entre les mains
de M. le Gouverneur en attendant l'arrivée du règlement (1).
Enfin, le 11 août de la même année, ce règlement tant attendu
l'ut publié à Québec. Il constituait un nouveau conseil composé
de trois personnes : le gouverneur général, le supérieur des Jé-
suites, le gouverneur de Montréal. Ce conseil décidait, à la plura-
lité des voix et souverainement, de toutes les affaires du com-
merce, de la police et de la guerre. L'amiral de la flotte et les
syndics des communautés de villes n'y avaient que voix délibé-
rative et seulement pour ce qui concernait leurs charges.
Le règlement établissait en même temps un budget de iO.OOO
Hvres, et répartissait les appointements comme suit : le gouver-
neur général, 25.000 livres, avec le privilège de faire venir
sans payer de fret 70 tonneaux de marchandises; cà la charge
d'entretenir le fort de munitions et d'armes, d'avoir, outre son
lieutenant particulier, un lieutenant aux Trois-Rivières. et enfin
70 hommes de garnison qui seraient nourris aux frais du ma-
gasin et que le gouverneur répartirait dans le pays selon qu'il
le jugerait le plus utile. Le gouverneur particulier de Montréal,
(1) Journal, p. 90, 92.
181 LA SCIENCE SOCIALE.
10.000 livres d'appointements et 30 tonneaux de fret, à la
charg-e d'entretenir de munitions le fort de Ville-Marie et d'avoir
une garnison de 30 soldats. Enfin 5.000 livres étaient accordées
aux Jésuites,
Le règlement de 1647, comme on voit, était favorable surtout
au gouverneur de Montréal et au gouverneur de Québec. Celui-ci,
particulièrement, se trouvait investi d'une grande puissance et,
pratiquement, conduisait les affaires à sa guise en l'absence du
gouverneur de Montréal.
Quant aux anciens conseillers, le règlement les ignorait com-
plètement. Ils n'étaient pourtant pas d'humeur à rester bien
longtemps dans l'ombre, et, dès l'automne, ils députèrent le
commis général, des Chastelets, pour obtenir le redressement de
leurs griefs. De Repentigny, qui était toujours général de la
flotte, passa en même temps en France, ainsi que Louis d'Aille-
boust, envoyé par M. de Maisonneuve pour représenter ou dé-
fendre les intérêts de Montréal.
Le délégué de Montréal, d'Ailleboust, revint avec le titre de
gouverneur général, et M. de Repentigny mourut en voyage au
retour, vraisemblablement de dépit. Mais le règlement de 1648
qu'on venait d'obtenir n'en constituait pas moins une grande
victoire pour les anciens Conseillers et leurs amis.
11 restreignait, d'abord, considérablement l'autorité du gou-
verneur général en réduisant ses appointements de 25.000 à
10.000 francs, ses 70 tonneaux de fret à 12, et sa garnison de
70 soldats aussi à 12. Le gouverneur des Trois-Rivières cessait
d'être un simple employé subalterne à la nomination du gouver-
neur de Québec, et on fixait ses appointements à 3.000 francs.
Les appointements du gouverneur de Montréal étaient réduits de
10.000 francs à 3.000, et il n'avait plus droit qu'à 6 tonneaux
de fret et 6 soldats de garnison.
Enfin, les 19. 000 francs ainsi épargnés formaient un fond de ré-
serve, qui devait être employé à la discrétion du conseil; et, dans
ce conseil, à côté du gouverneur général de Montréal et du supé-
rieur des Jésuites qui y étaient seuls, on faisait entrer le gouver-
neur des Trois-Rivières et trois conseillers nommés par le peuple.
LA PHRMIKIiH KTAVK I>K LA COLONISATION AD.MINISTIîATIVK. 185
Les trois premiers conseillers élus furent Chavig-ny, Giffard.
et (iodefroy. Cette môme année, Michel Leneui" du Hérisson fut
élu (1) aux Trois-Rivières et, en même temps, il obtenait dans
le voisinag-e de la ville la concession de deux seigneuries.
Je ne donne tous ces détails, qui pourront paraître fastidieux,
(pjc pour montrer à quel point les premiers seigneurs canadiens
comptaient sur les emplois publics pour vivre, et quelle ardeur ils
mettaient à s'en emparer. Malheureusement pour eux, ils ne
furent pas longtemps à jouir en paix de leur victoire.
VI.
Ceux qui cherchent à faire de la colonisation en dehors de
ses conditions normales suivent une voie singulièrement hérissée
d'obstacles. Voici nos gentilshommes canadiens qui ont entrepris
de s'implanter dans un pays neuf au moyen des fonds publics.
Pour cela, il leur a fallu, d'abord, se rendre maîtres de la traite.
Et , à peine sont-ils parvenus à éliminer les marchands, qu'ils
se trouvent en face d'adversaires plus redoutables : les Iroquois.
La paix conclue avec ces derniers, en 1645, fut bientôt rompue,
comme toutes celles qu'on ait jamais pu faire avec ce peuple
pour qui la guerre constituait un moyen d'existence. Dès l'année
suivante, ils avaient repris les hostilités en assassinant le P. Jo-
gues; en 16i7, ils brûlèrent le fort de Richelieu que les Fran-
çais avaient abandonné ; puis ils se répandirent par petites bandes
dans les bois pour y surprendre les Algonquins dispersés à la
chasse. Mais les déprédations qu'ils commirent alors sont peu de
chose en comparaison de l'horrible carnage qu'ils inaugurèrent
en 16i8. Dans l'espace de deux années, ils réduisirent en cendres
les bourgades huronnes, exterminèrent presque toute la nation
et en dispersèrent les débris aux quatre vents.
Or, les Hurons étaient les principaux fournisseurs de la traite.
(1) Probablement à la charge de syndic; cette charge était purement honorifique,
ce qui ne veut pas dire ([u'elle ne pouvait pas devenir lucrative. Voir dans Parkman,
p. 144, les accusations portées par Peronne-Dumesnil contre Jean Gloria, procureur
syndic de la communauté de Québec.
186 LA SCIENCE SOCIALE.
Habitant eux-mêmes un pays pauvre en castors, ils s'en procu-
raient par voie d'échange auprès des nations plus septentrionales;
et, chaque été, leurs longs canots, chargés de fourrures, venaient
emplir les magasins de la Compagnie. On comprend quel reten-
tissement leur disparition dut avoir sur le commerce de la co-
lonie. Il ne restait plus que les Algonquins, qui fréquentaient
les postes de ïadoussacet des Trois-Rivières. Encore, ces sauvages
étaient-ils g-randement gênés dans leurs mouvements par les
attaques incessantes des Iroquois : car, divisés en petites bandes
pour la chasse du castor, ils tombaient à tout instant dans les
embuscades de leurs ennemis.
Aussi, les effets désastreux de cette guerre ne tardèrent-ils pas
à se faire sentir. Le Journal des Jésuites, pour 1647, ne donne
pas le chiQre de la traite et se contente de cette mention laco-
nique : « Les Hurons ne descendirent point cette année (1). »
En effet, la crainte des Iroquois les avait retenus dans leurs
bourgades. On se rappelle que la traite de 16i8 fut assez fruc-
tueuse; mais, en 16 V9, elle était retombée à 100 poinçons, c'est-
à-dire à peu près 200.000 francs (2), Puis, dans les trois ou
quatre années qui suivent, il n'est plus fait aucune mention de
la traite. Mais la Relation de 1653 se charge de nous expliquer ce
silence : « .lamais il n'y eut plus de castors dans nos lacs et nos
rivières; mais jamais il ne s'en est moins veu dans les maga-
sins du pays. Avant la désolation des Hurons, les cent canots
venoient en traite, tout charg-és de castors. Les Alg-onquins en
apportoient de tous costez , et chaque année on avoit pour deux
cent et trois cent mille livres. G'estoit là un bon revenu, de quoy
contenter tout le monde et de quoy supporter les grandes
charges du pays. La guerre des Iroquois a fait tarir toutes ces
sources, les castors demeurans en paix et dans le lieu de leur
repos ; les flottes de Hurons ne descendent plus à la traite ; les
Algonquins sont dépeuplez, et les nations plus éloignées se
retirent encore plus loin craignant le feu des Iroquois. Le
magasin de Montréal n'a pas acheté des sauvages un seul
(1) Journal, \>. 95.
(2) Ibid., ]). 130.
LA PHEMIKKE HTAI'R DK LA COLONLSATION ADMIMSTHATIVE. 187
castor depuis un an. Aux Trois-Kivièrcs, le pou qui s'y est veu
a esté employé pour fortifier la place où ou attend l'ennemy;
dans le magasin de Québec, ce n'est que pauvreté ; aiusi tout
le monde a sujet d'estrc mécontent, n'y ayant pas de quoy
fournir au paiement de ceux à qui il est deu, et même n'y
ayant pas de quoy supporter une partie des charges du pays
les plus indispensables (1). »
On eut recours à divers petits moyens pour conjurer la ruine
imminente. A la fin de l'année 1GV9, le P. Jérôme Lalemant
écrit dans son Journal : « Ma/fosfr's. — Cette année, au départ des
vaisseaux, on commença à faire payer vingt sols pour le billet
de passage, au secrétaire du gouverneur : et prist-on sur les
amendes de quoy payer ou gratifier le mesme secrétaire et autres
officiers (2). » Mais ce supplément de revenu qu'on se créait
ainsi irrégulièrement n'empêcha point la Compagnie des Habi-
tants, ou, ce qui revient au même, l'administration publique, de
s'endetter considérablement à la Rochelle. Et ce fut même, parait-
il, pour tirer la colonie de l'embarras financier dans lequel elle
se débattait que M. de Lauson demanda la charge de gouver-
neur général et y fut nommé à la prière des Cent Associés.
Depuis 1638, Lauson s'était quelque peu désintéressé des
affaires de la Compagnie; tous ses instants avaient été absorbés
par des charges importantes. Il avait été, d'abord, intendant
en Dauphiné; puis directeur aux finances du roi. Mais, en 1650,
libéré de tout emploi, il tourna de nouveau ses regards vers la
Nouvelle-France, et en ayant obtenu le gouvernement, s'y rendit
dans l'automne de 1651.
Avant de quitter la France, il avait eu soin de se faire attribuer
toutes les fonctions seigneuriales et administratives de la com-
pagnie des Cent Associés. Il est assez remarqualîle, en effet,
({u'avant l'arrivée de Lauson au Canada, les concessions de terre
se faisaient directement au nom de la Compagnie de la Nouvelle-
France, en vertu des pouvoirs à elle donnés par le roi , avec
ordre au gouverneur général de mettre le concessionnaire en
(1) Relations, 1U53, p. 28.
(2) Journal, p. 131.
188 LA SCIENCE SOCIALE.
possession de l'étendue qu'on lui concédait. Lorsque Lauson
arrive au pays tout est changé : les concessions se font au nom
du Gouverneur, en vertu de pouvoirs à lui accordés par la Com-
pagnie de la Nouvelle-France, avec ordre au grand sénéchal
de mettre le concessionnaire en possession : et les titres ne sont
plus signés que du nom du gouverneur et de son secrétaire.
Rouer. Enfin, à peine Lauson est-il de retour en France que
l'ancienne formule est de nouveau adoptée (1).
Mais si le nouveau Gouverneur avait réellement l'intention, en
venant au Canada, de relever les finances du pays, avouons
qu'il s'y prit d'une étrange manière pour réussir. Il commença
par aug-menter ses propres appointements de 2.000 livres et ceux
de son allié, le gouverneur des Trois-Rivières, de 2.550. Puis il
amenait avec lui trois de ses fils, Jean, Charles et Louis, et il
leur fit à tous une ample distribution de terres et d'emplois.
L'ainé, Jean, eut la seigneurie de Lauson, avec le titre de grand
sénéchal de la Nouvelle-France ; Charles eut le fief Charny dans
l'ile d'Orléans, et le titre de grand maître des eaux et forêts :
enfin, Louis reçut la seigneurie de la Citière, et bientôt après
le fief de Gaudarville. Ces charg-es dont il gratifiait ses enfants
n'étaient pas, paraît-il, salariées pour le moment : mais elles
pouvaient l'être un jour, et elles assuraient du moins certains
privilèges honorifiques : je vois, par exemple, que le grand
sénéchal avait ses appartements dans le bâtiment de la séné-
chaussée. Le nouveau gouverneur établit en même temps un
lieutenant général civil et criminel à Québec, ainsi que des lieu-
tenants particuliers et des procureurs.
Pour faire face aux dépenses publiques, qu'il avait ainsi sen-
siblement augmentées, Lauson recourut à des procédés assez
arbitraires. On avait précédemment accordé au gouverneur de
Montréal un supplément de 1,000 livres ; Lauson les lui retrancha,
bien que son poste fût l'un des plus exposés aux attaques des
Iroquois. Il supprima en même temps le <( Camp volant » ;
compagnie de soldats qu'on avait formée quelques années au-
(1) Édils et Ordonnances, passim.
LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA COLONISATION ADMINISTRATIVE. 189
paravant et qui était destinée à « voler » au secours de tout
point menacé. Toutefois, il fut lîientôt contraint de le rétablir.
Il cessa ensuite de payer la rente de 1 .000 livres de castors
qui était due annuellement à la Compagnie de la Nouvelle-France,
c'est-à-dire au syndicat marchand. Enfin, il défendit aux liahitants
de faire la traite ducùté deTadoussac, et constitua dans cette partie
du pays une ferme particulière destinée à payer ses appointements
et ceux des conseillers et à supporter les autres charges du pays.
Toutes ces mesures abusives ne lui permirent pas de se débar-
rasser des Iroquois, et son administration fut remarquable, au
contraire, par les pertes cruelles et les humiliations infligées aux
Français par leurs implacables ennemis. Ceux-ci ne craignirent
pas de venir, à la vue de toute la population de Québec, et sous
le canon même du fort, enlever victorieusement les Hurons ré-
fugiés à File d'Orléans. Et ce fut là le moindre de leurs méfaits,
car ils tinrent constamment en éveil les colons et les sauvages
et ruinèrent leur commerce.
Quelque bien disposés que fussent le gouverneur et ses con-
seillers, ils ne purent, dans ces circonstances pénibles, se faire
sur la fortune publique ce nid moelleux qu'ils avaient rêvé pour
eux et leurs familles. Et leur position ne s'améliora pas par la
suite. Le vicomte d'Argenson, qui remplaça de Lauson en 1657,
trouva le pays dans la plus grande détresse, et se plaignit cons-
tamment de la misère où on le laissait. « Je prévois, écrivait-il, \j
une grande difficulté à pouvoir subsister dans ce pays, et il m'est
difficile d'aller bien loin avec mes appointements. Vous ne pou-
vez vous imaginer la cherté des vivres, outre la difficulté qu'il
y a d'en avoir. Les habitants sont dans une extrême pauvreté
et tous insolvables aux marchands ; cette pauvreté procède en
partie de l'avilissement de la traite. »
Cette traite, certains colons cherchaient en vain à la stimuler
en fournissant aux sauvages de l'eau-de-vie en échange des peaux
de castors. Il arriva même quelquefois que des fonctionnaires
haut placés eurent recours à ce moyen (1).
(1) Journal, p. 228-9; Cas de la Poterie, gouverneur des Trois-Rivières.
190 LA SCIENCE SOCIALE.
Du reste, d'Arsenson ne se gêna pas plus que son prédéces-
seur pour se créer, de sa propre autorité, les revenus qui lui
manquaient. Afin d'assurer les appointements des officiers pu-
Ijlics, il accorda la traite de ïadoussac à douze des colons les
plus considérables (1). Il se réserva en môme temps, une cer-
taine pêcherie d'anguilles. Enfin , il continua à retenir la rente
annuelle due à l'ancienne Compagnie. A tel point que celle-ci
finit par s'impatienter et envoya sur les lieux (1661) un avocat
au Parlement do Paris, Jean Péronne-Dumesnil, avec le titre de
contrôleur général, d'intendant et déjuge souverain, chargé de
faire une enquête sur les agissements du conseil. Cet agent fit
beaucoup de bruit; il dénonça comme coupables de fraude et
de malversations les principaux marchands et conseillers; et, ce
qui porterait à croire que ses accusations n'étaient pas tout à fait
sans fondement, ce sont les colères qu'elles firent éclater et le
traitement indigne dont Dumesnil fut l'objet de la part de la
petite oligarchie régnante (2).
Cependant, les Iroquois continuaient leurs ravages et la co-
lonie, menacée d'une complète destruction, ne cessait d'envoyer
en France députation sur députation, pour implorer l'aide de la
mère patrie.
VU.
Ainsi, les seigneurs canadiens, même si l'on tient compte des
gains illicites de quelques-uns d'entre eux, se trouvaient, par
suite d'abord de l'hostilité des marchands, puis de la guerre des
Iroquois , avoir été frustrés de la grande partie des profits de
la traite et des emplois salariés que celle-ci devait soutenir.
Or, étant donné leurs conditions de fortune et d'éducation,
les seigneurs canadiens , dépourvus de charges publiques ,
étaient réduits à l'impuissance. Il n'est donc pas étonnant qu'ils
n'aient rien ou presque rien fait pour la colonisation, dont ils
étaient destinés cependant à être le pivot.
(1) Ferlaïul, p. 446; Journal, p. 284.
{'X) Parkinan, p. 131-144.
LA l'REMIÈRE KTAI'E DR LA (OLOMSATION ADMINISTRATIVE. lîM
Quelques-uns , comme 3Iontmagny , Champflour. Lauson , à
l'expiration de leurs termes d'office, ou même avant, en certains
cas, repassèrent en France, laissant leurs concessions encore à peu
près tout en foret. Chavigny abandonna également sa seigneurie,
en 1G52, pour aller mourir en France (1). Et, parmi ceux qui
restèrent, un seul contribua à. diriger vers le Canada un courant
d'émigration de quelque importance : c'est Robert Giffard.
(iiffard, comme nous savons, était médecin et habitait Mor-
tagne, au Perche. 11 y conclut, en lG3i, avec des paysans de cet
endroit et des environs, des contrats par lesquels ceux-ci s'en-
gageaient à travailler, pendant un certain temps, sur sa seigneu-
rie de Beauport, et devaient recevoir, en récompense de leurs
services, un salaire en nature et surtout des concessions de
terre (2). Nous connaissons sept des familles qu'il amena avec
lui cette année même, et cinq de celles qui vinrent en 16.35. Mais
ce n'est pas tout : le courant se trouvait établi, et le Perche
ne cessa pendant plusieurs années d'envoyer de ses paysans au
Canada. Il en donna non seulement à la seigneurie de Giffard,
mais à toute la côte de Beaupré et à l'Ile d'Orléans. A lui seul,
dans le cours de cette période, le Perche fournit plus d'émi-
graiits que la Normandie tout entière, et les colons de ces deux
provinces représentaient les deux tiers des habitants.
Ce succès relatif s'explique de deux manières : Giffard n'était
ni plus ni moins à l'aise que la plupart des petits gentilshommes^
qui avaient obtenu concession d'une certaine étendue de forêt
au Canada; mais il possédait probablement plus qu'eux la con-
fiance des paysans dans son voisinage. On sait que les médecins,
comme les membres de la plupart des professions libérales, st-
recrutaient, à cette époque, dans la classe des petits cultivateurs.
Ces lettrés, fils de paysans, se substituaient dans la confiance des
populations de la campagne à la noblesse qui les avait abandon-
nées, etdéjà ilsexerçaient sur celles-ci beaucoup de cette influence
qui devait se manifester bientôt d'une manière si formidable.
En second lieu, Giffard avait évidemment affaire à des paysans
(1) Tenure seigneuriale, t. I, p. 378.
(2) Suite, t. II, p. 50-1; Rameau, p. 307-10.
192 LA SCIENCE SOCIALE.
d'un type énergique et qui ne requiéraient qu'une dose minime
de patronage. 11 suffisait qu'un homme éclairé, possédant leur
confiance , leur promit des terres fertiles avec quelque légère
assistance, pour qu'ils le suivissent de l'autre côté de l'Océan ; et,
une fois rendus, ils savaient si bien mettre à profit les ressources
de leur nouvelle patrie , qu'ils s'empressaient d'inviter leurs
parents et leurs amis restés en arrière à venir les retrouver.
Mais cet heureux concours de circonstances n'existait que dans
ce coin de la France; et, pour cette raison, le mouvement de la
population au Canada se faisait avec une extrême lenteur. « La
plupart de nos habitants , écrivait Boucher en 1 663 , sont des
gens qui sont venus en qualité de serviteurs, et, après avoir
servi trois ans chez un mastrc^ se mettent à eux. » C'est pré-
cisément parce que ces mastres étaient si rares, ou si l'on veut,
parce que les patrons agriculteurs (cartel est le sens de ce nom)
manquaient complètement à la colonie française , qu'elle était
forcée de se réjouir, lorsqu'il lui arrivait quinze ou dix-huit co-
lons dans le cours d'une année, tandis que la Nouvelle-Angle-
terre les recevait par milliers.
En résumé, le mécanisme de colonisation construit par Riche-
lieu avait pour rouage principal une tenure seigneuriale des
terres; et, comme le seigneur, de lui-même, ne tenait pas debout,
on avait cherché à l'étayer à l'aide du monopole de la traite ; or
il se trouvait que ce monopole était lui-même trop faible et va-
cillant; tout l'édifice menaçait ruine. L'État allait être forcé
d'intervenir encore une fois pour consolider l'échafaudage.
Mais avant d'aller plus loin, il nous faut connaître un autre
type qui s'est développé sous le régime que nous venons d'étudier,
(^e sera le sujet d'un prochain article.
A suivre.
Léon Gérin.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TyPOaRAPHIB FIUMIN-DIDOf ET C'^ — MKSSIL (EURE).
QUESTIONS DU JOUR.
EN VOYAGE.
Il est bien porté de ne pas être chez soi à cette époque-ci de
Tannée. Les Parisiens partent pour la campagne, les campa-
gnards vont aux bains de mer, les gens du littoral respirent l'air
des montagnes et les montagnards recherchent la brise salée de
Tocéan ; un immense besoin de changement s'empare de la po-
pulation fashionable de tous les pays d'Europe; les voyages et
la villégiature sévissent avec l'intensité d'une maladie épidé-
mique.
C'est pourquoi j'ai cru bien faire en intitulant cet article :
En voilage. Je dois supposer charitablement que tous les lecteurs
de la Revue voyagent et que je voyage moi-même.
Le respect de la vérité m'oblige cependant à avouer que je
suis tranquillement assis dans mon cabinet^ à la campagne, mais
non en villégiature, en bon air, mais sans ordonnance de mon
médecin; je suis chez moi. Il aurait été plus élég"ant d'envoyer à
la Science sociale quelques notes hâtives crayonnées sur mes
g-enoux ou tracées rapidement le soir sur la table de quelque
auberge suisse; pour sacrifier au goût général, je vais du moins
parler des gens qui voyagent; mes lecteurs me sauront gré de
cette concession.
Au surplus, les gens qui voyagent sont très amusants, bien
plus amusants en général que les voyages qu'ils font. Si vous
voulez, nous allons les passer en revue.
T. XII. 13
I9'é LA SCIENCE SOCIALE.
LES AVEKiLES EN V()VA(iE.
Il y acrahord la catégorie de ceux qui voyagent en se l)oiichant
les yeux pour ne pas voir. Je commence par celle-ci, parce quc^
cVst à la fois la plus drôle et la plus nombreuse.
Elle se décompose en d'innomlirables variétés, je m'attacherai
aux principales.
C'est, en premier lieu, celle des individus qui voyagent pour leur
plaisir, qui ont vu Sarah Bernhardt jouer sur tous les théâtres de
l'Ancien et du Nouveau Continent, qui ont tiré des pigeons par-
tout où la mode veut qu'on en tire, qui ont taillé le ijaccarat
dans tous les tripots renommés, et devant lesquels on ne peut
citer, ni une ville d'eaux, ni un casino, sans c|u'ils le connaissent.
Les hôtels, les slccpinf/ cars, les cabines de bateaux à vapeur
n'ont pas de critiques plus autorisés, et pourtant ils n'ont rien vu,
ils ont voyagé les yeux fermés comme des aveugles.
Le plus curieux, c'est qu'ils s'ennuient terriblement pour la
plupart; ils voyagent pour se distraire et n'y parviennent pas ;
l'ennui les accompagne avec fidélité.
Il y a peu de temps, faisant une traversée d'Amérique en
Europe, je me suis amusé à observer mes compagnons de route.
— C'est à peu près la seule chose sensée que l'on puisse faire
entre ses repas quand on se trouve empilé sur un transatlantique
et qu'une mer clémente vous laisse la disposition de vos facultés.
— Il y avait là de sombres Mexicains et des Cubains olivâtres,
qui traitaient le fumoir en pays conquis et perdaient beaucoup
de piastres â jouer le poker; leurs doigts étincelaient de bagues,
leurs cravates étaient ornées d'épingles en diamants et ils venaient
en Europe pour faire admirer leurs bijoux, étonner de leur faste
l'Ancien Continent, et aussi pour passer au jeu le plus clair de leur
temps. C'étaient des gens voyageant pour leur plaisir. Vous me
direz (pie le plaisir de continuer à J»aris ou à Monte-Carlo la
partie commencée à Mexico et poursuivie pendant toute une tra-
versée ne valait pas le déplacement. J'en conviens, mais est-il
ES VOYAGi:. 1!).")
bien nécessaire d'aller aux Antilles pour trouver des voyageurs
de ce genre ? Non, car l'Europe en fourmille.
Si vous voulez vous en convaincre, entrez dans le premier
venu des trains de luxe, dans lOrient-Express, ou le Sud-Express,
par exemple. A moins d'une mauvaise chance particulière, vous
êtes certain d'y trouver quelque prince, — les princes ont l'humeur
très voyageuse en ce siècle-ci, — fuyant l'étiquette de la cour
pour revêtir un complet gris et vivre en bourgeois riche sur une
de nos plages hospitalières et parisiennes ; vous y trouverez aussi
des oisifs de profession, assez heureux pour mener toujours la
grande vie sotte et vide que les princes ne peuvent se permettre
que par occasion. Parmi les premiers, les plus cotés sont les prin-
ces en disponibilité, libres de tous devoirs envers leurs anciens
sujets; puis viennent, par ordre, leurs fidèles leudes fin de siècle,
qui mettent leur point d'honneur à partager les plaisirs du chef;
les rejetons encore riches de l'ancienne aristocratie, compagnons
naturels des petites fêtes princières; les banquiers juifs qui prê-
tent de l'argent à fonds perdu aux héritiers d'un grand nom
pour acheter leur protection et se pousser dans la société; les
bourgeois cossus qui rêvent des soupers de la Régence et fréquen-
tent les lieux de plaisir de haute marque pour avoir l'occasion
de se frotter au grand monde.
Voilà une variété importante de voyageurs, et cette variété peut
bien être classée parmi les aveugles. Au surplus, examinons pour-
([uoi et comment se déplacent ceux qui la composent.
D'abord, ce n'est en aucune façon pour voir les pays qu'ils
traversent, ce qui explique assez bien qu'ils ne les voient pas : ils
montent en chemin de fer, comme ils font le reste, parce que c'est
e/iie de voyager de temps à autre, parce que cela fait partie de
la mode et du convenu, au même titre que ]es///o/ii/u/ ou l'habit
rouge. « Oùêtes-vous allé l'été dernier? » se demande-t-on quand
on se rencontre dans le monde, et il faut avoir une réponse à
cette question sous peine de se déclasser; si vous êtes resté sur
vos terres, on vous croira ruiné; si vous avez borné votre ambi-
tion à visiter un joli coin de pays, votre iuteilocuteur fera la
moue; mais si vous avez joué au lawn-tennis sur une plage en-
1<)(3 LA .SCltNCK SOCIALi:.
combi'ée, ou tenu la banque dans un casino brillant, votre hon-
neur sortira sain et sauf de l'épreuve.
Quelle bizarre tyrannie que celle-là? La mode et le genre en-
ferment la vie de leurs fidèles dans un cercle étroit dont il leur
est défendu de sortir sous peine de déchéance. Un homme élé-
gant peut bien aller à Biarritz, à ïrouville, à Nice, dans les ca-
pitales de l'Europe, autour des grands lacs italiens; depuis
<pielques années, il peut commencer à se montrer en Norvège ;
mais qu'il ne s'avise pas d'inventer un voyage intéressant pour lui
seul, de séjourner dans une station de second ordre; autant
vaudrait pour lui prendre l'omnibus de Bastille-Madeleine pour
se rendre au Jockey -Club. Cela ne se fait pas ^ et voilà un juge-
ment sans appel.
J'imagine qu'il y a deux causes principales à la mode de ces
voyages; d'abord les voyages coûtent cher, sui-tout quand on
est condamné aux centres de plaisir et d'élégance, aux villas
luxueuses et à tout le train de vie que cela comporte. C'est une
première raison. En second lieu, les voyages constituent pour les
souverains, pour les hommes d'État, pour les gens de haute mar-
que en général, des vacances véritables. Le diable sait si les têtes
couronnées du dix-neuvième siècle ont usé et abusé de l'inven-
tion des chemins de fer pour déposer leur diadème au vestiaire
de ieurs palais et venir s'amuser à Paris! C'est si commode
d'échapper ainsi à toutes les obligations, de se couvrir d'un
incognito et de se laisser descendre doucement au niveau de la
vie bourgeoise, égoïste et confortable I Les rois ayant donné
l'exemple, la troupe moutonnière des mondains s'est précipitée
sur leurs traces augustes avec l'empressement de courtisans bien
appris et nous avons vu apparaître la noblesse voyageuse, la
haute finance voyageuse, puis tout le menu fretin des tou-
ristes, des familles Benoiton, des excursionnistes, des Tartarins
de tout accent et de toute variété, des collégiens en prome-
nade, etc.
Df'puis ce temps-là, il n'est plus vrai de dire que le Français
ne voyage plus; il est toujours dehors, mais il n'en tire pas profit.
Et quel profit voulez-vous qu^il tire de ces périgrinations stu-
K.N VOVAGK. l07
pides à travers les kùtc/s dr premic)' (tnlrr de l'Europe? Car c'est
à ce genre de voyages qu'aboutit la mode dout j'ai parlé. La
vaste et monotone uniformité s'est étendue partout sous les pas
des voyageurs modernes, parce qu'ils exigent cette monotonie,
qu'ils veulent retrouver partout les habitudes de Paris, qu'ils s'ir-
ritent contre tout imprévu et se scandalisent de tout ,trait de
mœurs local. En retour de ces exigences, ils sont condamnés à
la banalité de la vie d'hôtel, ils voient la Suisse truquée, les cas-
cades déshonorées par le guichet d'un préposé et le tourniquet
breveté qu'on ne peut franchir qu'après avoir laissé son ticket en-
tre les mains d'un gardien à casquette dorée. Les mêmes valets, les
mêmes employés les reçoivent à Paris, au sommet du Righi ou au
bord des lacs. Tout ce qu'on peut enlever au pittoresque, on
cherche à le leur épargner et, une fois rentrés, ils peuvent s'ima-
giner qu'ils ont fait le tour de l'Europe sans sortir de chez eux.
Ils connaîtraient l'Europe tout aussi bien, si, réellement, ils étaient
restés chez eux. Si vous en voulez la preuve, interrogez l'un d'eux
au retour ; quand il vous aura répondu qu'il a eu froid en Italie
et chaud en Russie, que la bataille des fleurs à Nice et la Semaine-
Sainte à Rome l'ont beaucoup intéressé, son sac sera vidé jus-
qu'au fond ; ce qu'il ne vous dit pas et ce qui est pourtant la vé-
rité, c'est qu'il s'est terriblement ennuyé,
A côté des gens qui voyagent par chic, il existe une autre va-
riété d'aveugles assez curieuse et très répandue notamment parmi
nos voisins d'outre-Manche, c'est celle des touristes de profes-
sion, des (jlohe-tro tiers, comme on les appelle de l'autre côté du
détroit. On les rencontre un peu partout, sur les sentiers battus
qu'ils suivent le plus souvent et dans les parties moins fréquentées
où ils ne redoutent pas de s'aventurer. A les voir agir, aies en-
tendre parler, on dirait qu'ils ont reçu de la Providence une mis-
sion spéciale, qu'ils accomplissent une tâche déterminée, comme
le Juif-Errant de la légende ; cependant, aucun d'eux n'obéit à
une force supérieure ; c'est de leur plein gré qu'ils arpentent le
globe avec la conscience d'un malade auquel son médecin a or-
donné de marcher ; il faut donc qu'ils aient une raison à eux pour
choisir cette carrière bizarre.
198 LA SCIENCE SOCIALE.
J'ai fait une lois la monographie d'un (jloht'-trotlcr, pour me
rendre compte du mécanisme secret qui le mettait en mouve-
ment. Voici le résultat de mes observations.
Le sujet en question, que nous appellerons Archibald, si vous
le voulez bien, pour ne pas lui faire de réclame, est né et a grandi
sous le sceptre de la reine Victoria, Il a môme beaucoup grandi,
car il mesure six pieds anglais et h ijirhrs (environ l'",90). Il a
suivi très complètement les cours d'études nécessaires à l'éduca-
tion à'nnt/i'tiflnttan, et non sans distinction. Pendant son passage
à Oxford, il a eu la gloire d'être l'un des champions désignés pour
soutenir à force de rames l'honneur de la vieille université ; son
habileté au cricket est remarquable, et il a passé trois mois aux
Etats-Unis pour apprendre le base-hall. Orphelin de bonne heure
et héritier d\i ne fortune assez ronde, Archibald n'avait que faire
d'aller coloniser en Australie ou de vendre des cotonnades aux
Indes, mais l'idée d'une vie calme le révoltait ; c'est alors qu'il
imagina de courir le monde, d'abord par simple distraction, puis
bientôt avec la rage d'un entêté qui a juré de tout voir. Au retour
d'une première visite au Cap, ils se fit inscrire au Travellers Club,
vendit la maison paternelle, et se traça un programme de voyages
pour vingt années consécutives avec une moyenne de 50,000 ki-
lomètres par an. Depuis huit ans déjà, il l'exécute à la lettre,
sans une heure de faiblesse ni de découragement, avec la ré-
gularité d'un dictionnaire géographique paraissant par livrai-
sons.
Je l'ai rencontré l'an dernier en pulbiian cai-^ entre Chicago
et New-York ; il avait débarqué au Chili peu de mois auparavant,
|)0ur monter successivement sur différents pics des Cordillères,
du Mexique et des Montagnes Kocheuses. Cela fait, il rentrait à
Londres pour un court repos dans son appartement du Trarellers
(llnb et devait partir ensuite pour l'Himalaya; il en était, dans
son programme, au chapitre des Montagnes. Ses impressions de
voyages étaient simples; elles ressemblaient assez exactement à
ces tableaux de la hauteur comparative des principales sommités
du globe que l'on voit an bas de certaines cartes de géographie.
Son admiration la plus liante était pour le Popocatepelt, mais il
i:n voyagk. 199
soupirait après les monts Kénia et Kilimandjaro qu'il avait l'in-
tention de visiter A son retour des plateaux de l'Asie centrale.
Tout en l'écoutant, je considérais sa solide carrure, son air de
santé et de vigueur physique. Évidemment, ce earçon avait de
l'énergie à dépenser et sa manie de y/o/yr^-/;'o//rr fournissait un dé-
bouché à cotte énergie. Enfant d'une famille nombreuse, il aurait
€réé un run en Nouvelle-Zélande ou unranche aux États-Unis ; or-
phelin, il se trouvait dispensé de toute entreprise lucrative et s'a-
<lonnaità une entreprisede pure fantaisie, avec la même conscience
que s'il se fût agi de son pain quotidien. Au fond, c'était un produit
non utilisé de l'éducation de son pays; on avait développé en
lui l'activité physique, l'énergie morale et la ténacité ; n'ayant
pas l'occasion de l'appliquer à un but utile, il était devenu un
original, un maniaque comme beaucoup de ses compatriotes.
Ajoutez à cela le besoin général de curiosité, la tendance à s'ins-
truire par les yeux, à recueillir des renseignements, à surmonter
les difficultés matérielles, autant de traits de l'éducation anglaise,
et vous comprendrez mon globc-trotter; vous vous rendrez
compte de la satisfaction qu'il éprouve à mettre sa carte sur la
pointe la plus élevée d'une montagne, à traverser un continent
■comme un boulet de canon, à engager de gros paris pour faire le
tour du monde en soixante jours, comme cette jeune miss améri-
caine qui s'est fait l'an dernier une si forte réclame. Seulement
tout cet effort est sans résultat. Dans vingt ans, après avoir franchi
tous les cols , traversé tous les détroits, descendu tous les fleuves
et suivi toutes les grandes lignes de chemin de fer du monde en-
tier, ce pauvre homme n'aura encore rien vu; il ne se sera rendu
•compte de rien et pourra faire des découvertes en passant quinze
jours à la campagne dans le premier venu des comtés d'Angle-
terre.
il. LES BORGNES K\ VOYAGE.
(iràce à Dieu, tous les voyageurs ne forment pas aussi obsti-
nément les yeux que l'oisif ou le (jlobo-tvottcr. Il ne manque pas
200 LA SCIENCE SOCIALE.
de gens qui voyagent avec un but déterminé, avec l'intention
d'étudiei' une spécialité quelconque. Ceux-là voient quelque chose,
mais l'obstination avec laquelle ils se confinent dans leur spécialité
les fait ressembler à des borgnes. Ils consentent à entr'ouvrir un
(pil devant telle ou tell*; catégorie de faits, et considèrent que
tout le reste est indifférent. De ce nombre sont les archéologues,
les artistes, les savants, les diplomates, les économistes, les com-
merçants.
Les archéologues sont dans leur rôle en supposant que l'histoire
s'arrête au moyen Age et en supprimant tranquillement les
temps modernes. En voyage, ils ne voient que les monuments
anciens, font des hypothèses sur leurs origines, relèvent leurs di-
mensions, s'extasient devant un détail rare, et passent à côté du
reste. Les manifestations du beau n'ont de mérite pour eux que si
elles revêtent un cachet authentique d'antiquité.
11 faut pardonner beaucoup aux archéologues; le champ de
leurs études est trop restreint en tous temps pour qu'on puisse
leur reprocher de ne pas l'élargir en voyage.
Les artistes, au contraire, ne restent insensibles devant aucune
des manifestations du beau; ils sont de plus chargés en quelque
sorte de traduire le sentiment esthétique de leurs contemporains ;
le monument ou l'objet ancien doivent les intéresser à cause de
leur beauté, non à cause de leur époque; ils ne peuvent y voir
qu'une des impressions de l'art. Voilà donc des gens qui semblent
avoir l'esprit ouvert et auxquels les voyages seront profitables.
En fait, ils voyag^ent beaucoup ; on les voit en Orient, en Italie,
en Espag'ne, aux Pays-Ras, visitant les musées, allant s'inspirer
aux sources, comme ils disent, se formant le goût et étudiant les
maîtres de leur art. Cette méthode de travail est tellement admise
que nous avons fondé -une École de Rome tout exprès pour fa-
ciliter aux jeunes artistes français la connaissance des chefs-
d'œuvre que renferme l'Italie; il ne s'agit même plus là d'un
simple voyage, il s'agit d'un séjour prolongé.
(îomment ces jeunes gens utilisent-ils trop souvent leur séjour?
Nous ne leur demanderons pas, bien entendu, de revenir en
France avec des idées i)récises sur la constitution pohtique ou la
KN voYAGr:. 201
situation iiuliistrielle de l'Italie inodenie, mais nous soiiinies en
droit de saxoir s'ils sont devenus plus artistes, comuient leui'
voyage leur a profité au point de vue de leur spécialité.
Eh bien , tout le monde le reconnaît, ils reviennent plus forts
dans le procédé, mais souvent incapables d'invention. Quand on
les met ensuite en face d'une toile pour traduire leurs propres
impressions, quand ils cessent d'être élèves pour devenir des
maîtres, ils continuent à copier, placent dans leurs tableaux: des
femmes de la Campagne Romaine et font en somme de la pein-
ture convenue, sans ùme et sans inspiration.
C'est qu'ils ont trop observé, me direz-vous. Non, c'est qu'ils
ont ntal observé; c'est qu'ils n'ont pas vu ou qu'ils ont vu sans
comprendre.
Ce n'est pas comprendre Raphaël ou Micliel-Ang-e que d'ana-
lyser avec soin leurs procédés d'exécution, de distinguer leurs
différentes manières. Pour les comprendre, il faut se placer au-
tant que possible dans le milieu social où ils ont vécu et voir
comment ils ont rendu les impressions que leur causait ce mi-
lieu. Il faut pénétrer jusqu'à leur àme d'artiste, s'imaginer ce
qu'ils peindraient aujourd'hui si. Français du dix-neuvième
siècle, ils se trouvaient soumis aux mêmes influences que nous.
Un simple critique ne saurait arriver à cette intelligence su-
périeure du chef-d'œuvre, mais un artiste doit y arriver, ou bien
il n'est jamais qu'un barbouilleur plus ou moins habile, un Chi-
nois en possession de procédés supérieurs.
Toutefois, cette lumière plus vive ne peut l'éclairer utilement
que s'il la promène à travers l'histoire des grands maîtres, s'il
connaît bien leur genre de vie, le pays dans lequel ils ont vécu,
s'il parvient à reconstruire le cadre au milieu duquel ils ont
grandi. Si, peu curieux de ces faits, il se borne à parcourir les
musées, à voir tous les tableaux renommés, il perdra beaucoup
de temps, poiuTa devenir un critique, mais cessera d'être un
artiste. Mieux vaudrait, pour lui, conserver la fraîcheur de ses im-
pressions et la naïveté de son esprit; par là du moins il reste-
rait artiste.
En somme, l'artiste doit aboutir par le voyage non pas à la
Ûi)-2 LA SCIENCE SOCIALE.
copie, jnais à la personnalité. Il ne faut pas qu'il soit écrasé
par le document, il faut qu'il en tire parti suivant ses aptitudes
et sa manière de sentir. Il n'est pas impossible qu'un peintre
moderne soit un artiste de premier ordre, mais il est impossible
qu'il pense et qu'il sente comme Raphaël, ou comme Rubens,
ou comme Velasquez.
Un critique d'art doublé d'un observateur très sagace, M.
Taine, a montré d'une manière très nette quelques-uns des liens
qui unissent l'art d'une époque et d'une contrée données, à
cette époque et à cette contrée. Depuis lors, tous les artistes sa-
vent, par exemple, que Y école de la tache est née dans les bru-
mes des Pays-Ras et \ école de la ligne sous les ciels limpides de
l'Italie et de la Grèce. Voilà qui est bien, et, pour ma part, je jouis
beaucoup à la lecture de la Philosoj)hie de l'Art, mais j'aimerais
l)ien à voir les artistes sentir sinon exprimer d'autres liens, d'au-
tres rapports entre l'œuvre d'art et les circonstances qui la pro-
duisent. Au lieu de cela, ils semblent prendre souvent à tâche de
montrer à quel point ce sens leur manque. Quand un architecte
vous construit un toit en terrasse sous un ciel de Normandie, quand
un peintre met en scène dans un tableau moderne des personna-
ges d'une autre époque, ils donnent un témoignage irrécusable
de leur plagiat. Combien je préfère l'erreur de ces artistes de la
Renaissance peignant dos scènes historiques avec les personnages
et les sentiments de leur temps et de leur pays! Eux, du moins,
avaient une manière à eux de voir et de comprendre.
L'étude des grands maîtres par les voyages et la visite des mu-
sées ne profite donc pas toujours au sentiment autant qu'au
goût artistiques, et ])lus d'un peintre a parcouru l'Europe sans
voir ce qu'il avait à voir pour le développement de sa spécialité,
en fermant les yeux à des détails de la plus haute importance,
en restreignant artificiellement et de plein gré le champ de ses
observations.
il en va souvent de môme pour les gens d'affaires, et cela est
d'autant plus curieux qu'ils émettent la prétention d'être par
excellence des hommes pratiques; voyons-les à l'œuvre.
Les commcMTjints sont garantis par la nature même de leurs
F.N VOYAGE. iO.'t
occupations contre certaines erreurs grossières. Un commerçant
n'essaie pas d'importer auTonkin des ])roiizes de Barhedienne ou
des pianos d'Érard, parce qu'il sait d'instinct, et sans connaî-
tre le pays, que les peuples encore simples n'achètent pas d'ob-
jets de ce genre; s'il se trompe en voulant établir une branche
de commerce, il en est bientôt averti par les pertes qu'il subit;
impossible, par conséquent, pour lui de persister longtemps dans
une voie, quand elle ne conduit pas à la satisfaction des be-
soins réels de sa clientèle.
Aussi tout commerçant s'attache-t-il h connaître les besoins
constatés des pays qu'il visite et à les servir tant bien que mal.
(^'est déjà quelque chose, mais est-ce suffisant? non certes. Qu'un
commis-voyageur chargé de placer un produit se borne à sa-
voir que dans telle ville il pourra l'écouler actuellement, que
dans telle autre, il n'y a rien à faire, on ne saurait lui en de-
mander davantage. Pourvu qu'il s'enquière exactement, qu'il
se présente convenablement, qu'il sache vanter les qualités de
sa marchandise, c'est un bon commis-voyageur; jusqu'à la lin
de ses jours il parcourra les mêmes pays, fera la même tournée
et conservera, si rien d'imprévu ne vient le déranger, la clien-
tèle dont il a l'habitude.
Renvoyez cet homme à l'étranger, dans un pays peu connu,
pour faire une enquête commerciale, il cherchera simplement
le prolongement de sa clientèle nationale, s'étonnera de ce que
la bonneterie ne donne pas à Madagascar et reviendra en
déclarant qu'il n'y a rien à faire. Du moment que son produit
ne se place pas, tel qu'il a l'habitude de le vendre, son horizon
commercial est fermé.
Les négociants et les industriels français sont généralement
ainsi; il leur faut une clientèle qui subisse leur mode de fa-
l)rication, leur prix et leur goût, une clientèle docile qu'ils ex-
ploitent tranquillement plutôt qu'une clientèle qu'ils servent.
Avec ce procédé, ils perdent une infinité de marchés et préci-
sément les plus profitables de tous; ils s'exposent même à voir
un jour ou l'autre leurs fidèles acheteurs les abandonner, tentés
par un produit nouveau, et ils courent ainsi au-devant de cri-
:2()'< LA SCIENCE SOCIALE.
SCS que leur inhabileté à se retourner rend très graves pour eux.
il y a d'autres nég^ociants et d'autres industriels qui agissent
avec plus de sagesse et plus de hardiesse. Quand ils visitent
un pays nouveau, qu'ils font un voyage d'affaires, leur unique
souci n'est pas de trouver un délîouché à la marchandise qu'ils
vendent ou qu'ils fabriquent, mais de trouver la marchandise ré-
pondant au désir du pays, et une fois cette marchandise trou-
vée, de la vendre ou de la fabriquer.
Les premiers se posent ainsi tout le problème commercial :
Etant donnée une marchandise, quels sont les pays où elle se
vend? Les seconds vont plus loin et ajoutent cette autre question :
Etant donné un pays, quelle est la marchandise dont il a besoin ?
Les uns ne voient qu'un côté de l'affaire, les autres en voient
deux.
Ce sont, bien entendu, ceux-là qui réussissent le mieux. Là où
les premiers trouvent qu'il n'y a rien à faire parce qu'ils ne
veulent pas faire autre chose que ce qu'ils font, les seconds ima-
ginent qu'il y a une industrie nouvelle à créer et la créent.
C'est ainsi que le commerce français n'a pas trouvé à faire en ce
siècle en Cochinchine, ou au Tonkin, comme au siècle dernier
il n'a rien trouvé à faire aux Indes. Pendant ce temps-là, les An-
glais établissent leurs comptoirs sous la protection de nos sol-
dats, et on sait comment ils ont su tirer parti des Indes.
Est-il assez clair maintenant que bien des commerçants ne sont,
eux aussi, que des borgnes?
III. — A QUI LES VOYAGES PROFITENT-ILS?
Quels sont donc les individus qui tirent vraiment parti de leurs
voyages? Voilà bien longtemps que, d'après la sagesse des nations,
on s'en va répétant que les voyages forment l'esprit. Nous venons
de voir une série de types auxquels cet aphorisme ne s'applique
pas ou ne s'applique guère; y en a-t-il d'autres?
Certainement, et on en trouve dans toutes les catégories de
voyageurs que nous avons passées en revue.
KN vuVAGi:. :205
Prenez eelle (jui semble la moins bien préparée, celle des ^ens
voyageant pour leur plaisir; on peut citer parmi eux des voya-
g'eurs très clairvoyants.
Il est impossible, par exemple, de lire les ouvrages de lAIontes-
quieu sans être frappé de l'influence qu'ont eue sur ses idées ses
séjours à l'étrang-er; cependant ce fut en curieux qu'il visita l'Eu-
rope, sans avoir aucun but déterminé, s'arrêtant principalement
dans les capitales, vivant uniquement avec les gens de son monde,
recherchant par-dessus tout le commerce des esprits cultivés. A
Venise, il se lie d'une amitié fort étroite avec lord Chesterfield,
le retrouve quelcpes années plus tard à la Haye et passe avec lui
sur son yacht en Angleterre, sans autre pensée que celle d'ac-
compagner un ami. Une fois dans ce pays, il y séjourne pendant
deux ans, retenu par l'accueil empressé que lui assurent ses rela-
tions antérieures et, tout en menant la vie oisive d'un grand
seigneur, il regarde autour de lui, il observe, amasse une série
de faits qui s'imposent à son attention et prépare sans s'en douter
t Esprit dfis Lois. Ses idées sur le gouvernement vont prendre là
une allure toute nouvelle; quand il écrira, ses vues sembleront
une révélation à ses concitoyens, elles viendront en effet d'une
source inconnue.
Certainement l'impression de découverte qu'a causée Montes-
quieu aux hommes de son temps et de sou j^ays tient pour une
large part à ses voyages. Vous ne trouverez guère avant lui dans
la littérature française cette idée que les faits observés peuvent
servir utilement à la connaissance des lois sociales, kwx éternelles
déductions de principes abstraits, aux maximes générales, il a
substitué le procédé scientifique de l'analyse. Sans doute, la mé-
thode est fort incomplète, elle pèche par bien côtés ; ce n'est en-
core qu'un essai timide avec des réminiscences fréquentes du
système contraire. La généralisation est hâtive, mais la base du
raisonnement est changée, c'est là la grande innovation. lia fallu,
pour l'introduire, un esprit ouvert, puissant et sincère, placé en
face des contrastes que font naître les voyages. Ce sont eux qui
sont venus piquer sa curiosité et solliciter sa faculté de réflexion.
Il n'est donc pas impossible à un flâneur de faire des voyages
:20(5 LA SCIENCE SOCIALE.
utiles. Quand il veut J)ieii regarder les spectacles qu'il a sous les
yeux ; ([uand il est doué d'intelligence ; quand il ne croit pas tout
savoir d'avance; quand il ne voyage pas avec l'unique préoccupa-
tion de critiquer ce qu'il n'a jamais vu, il peut retirer de ses dis-
tractions mêmes de précieux enseignements : alors il gagne en
ouverture d'esprit, en sagacité, en expérience, l.e profit n'est
pas mince, on le voit.
.l'ai parlé plus haut des (/lohc-trotters maniaques passés à l'état
de simple mécaniques voyageuses, mais tous ne sont })as ainsi,
et là encore on peut trouver des voyageurs utiles. L'explorateur
n'est, en somme, qu'un (/lohr-tvottcr de choix, un t/lohe-trottei'
(huit l'énergie remuante a été mise au service d'un but sérieux.
On rit de ceux qui courent sur les grandes routes; on admire ceux
qui se frayent un chemin à travers les continents inconnus :
Livingstone, Stanley, Nordenskiôld, le capitaine Binger, n'ont
jamais paru ridicules à personne. Les dangers réels qu'ils courent
suffiraient aies en préserver; une autre raison les meta part des
(/lohe-trottcrs vulgaires. Ils ont vu en effet une chose que per-
sonne n'avait vue avant eux; ils ont ajouté à la somme des con-
naissances humaines; ils ont fait dans l'ordre matériel de véritables
découvertes, comme Montesquieu en a fait dans l'ordre intellec-
tuel, comme peut en faire quiconque regarde avec ses yeux sans
parti pris.
Dans chaque spécialité il y a ainsi des découvertes à faire. Un
artiste véritable fait des découvertes quand sa formation j)remière,
se combinant avec ses observations, vient le classer au rang des
maîtres. Tous sont ainsi le résultat de deux influences convergentes ;
Ils ont profité des perfectionnements accomplis avant eux, ])uis
ils les ont ])liés au service de leur génie particulier; ils ont créé
une manière qui est bien à eux. Raphaël, suivantles leçons du Pé-
rugin, a appris de lui son métier de peintre, puis, cela fait, il
est devenu Raphaël. Quand les architectes français du seizième
siècle se mirent à l'école des Italiens, ils y acquirent une élégance
de formes et une recherche inconnue jus(iue-là à nos monuments;
mais les œuvres qu'ils ont laissées sont marqués d'un cachet spé-
cial, elles ont leur style, elles vont bien au delà de simples imi-
K.\ VOVAtlK. 207
tations. Voilà évidemment des artistes (|ui avaient visité l'Italie
avec prolit, qui étaient allés y chereher des éléments nouveaux
d inspiration, non des modèles. De même, les peintres flamands
(pii venaient affiner leur goût et renouveler leurs im])ressions
près des chefs-d'œuvre de Florence, de Venise et de Rome. De
retour aux Pays-Bas, ils se retrouvaient Flamands de bonne race,
mais Flamands perfectionnés; ils s'étaient approprié des tjualités
précieuses qui, venant se combiner avec leurs inspirations natio-
nale, donnaient naissance à un art nouveau.
On pourrait parcourir ainsi toute l'histoire de l'art à travers les
différents âges de l'humanité, et montrer que partout où il s'est
manifesté avec éclat, cet éclat a succédé à la rencontre de deux
éléments, l'un, l'élément national fournissant aux artistes l'état
d'Ame particulier qui prédispose à la culture du beau et les condi-
tions matérielles qui la permettent; l'autre, l'élément extérieur,
agissant comme l'étincelle électrique pour enflammer, éclairer et
mettre en mouvement l'inspiration.
Cela est vrai encore de la littérature, comme des beaux-arts
proprement dits. Tout le monde sait que Corneille s'est nourri de
la lecture des poètes dramatiques espag-nols, et pourtant quel gé-
nie est plus français que le sien! La Fontaine lui-même, original
par excellence, a imité les fabulistes anciens, mais ses imitations
d'Ésope sont du pur la Fontaine.
Le vrai moyen de ne pas imiter servilement un chef-d'œuvre,
c'est d'arriver à le comprendre; l'homme qui accomplit un chef-
d'œuvre artistique ou littéraire fait œuvre personnelle ; l'artiste
cjui s'élève jusqu'à rintelligence du chef-d'œuvre ne saurait le
copier.
Tous les gens qui voyagent sans se donner la peine de com-
prendre sont exposés, au contraire, à copier de la façon la plus
sotte. Le touriste achète les costumes pittoresques des pays qu'il
traverse pour s'en travestir ridiculement ; le barbouilleur croit
faire de la peinture italienne quand il a mis sur sa toile un laz-
zarone napolitain, ou de la peinture orientale quand il a drapé
son modèle dans un burnous; l'homme politique, voyant le bon
effet d'une mesure lég-islative à l'étranger, s'imagine que cette me-
208 LA SCIENCE SOCIALE.
sure a par clle-nièmc toute sa vertu, ne voit rien des circonstan-
ces spéciales qui en assurent le succès et l'introduit dans les
codes de son pays sans se douter de l'échec auquel il court ; le.
commerçant qui se borne à constater les protits actuels d'une en-
treprise l'achète à grands frais à l'heure de sa prospérité, ou
bien monte une concurrence difficile, tandis que l'observation
attentive lui aurait indiqué rafiaire encore inconnue qui a l'a-
venir pour elle.
L'observation en toutes choses est donc la meilleure garantie
contre l'imitation maladroite. Il faut voyager, il faut regarder et
étudier, aussi bien pour sortir de l'éternelle et écœurante bana-
lité dont sont affligées nos écoles d'art, que pour trouver de nou-
veaux théâtres à l'activité de nos commerçants et de nos indus-
triels.
J'ai indiqué plus haut l'exemple des Anglais établissant leurs
maisons de commerce là où les Français se contentent d'envoyer
des soldats et déclarent qu'il n'y a rien à faire. En face d'une
race plus entreprenante, plus prompte à saisir l'occasion favo-
rable, plus observatrice par conséquent, les Anglais, à leur tour,
laissent échapper la fortune. Aux États-Unis, des syndicats de
capitalistes de Londres viennent acheter, depuis (juelques années
un nombre assez considérable d'affaires déjà montées et en plein
rapport ; attirés, par exemple, par le grand succès des conserves
de viande et des salaisons américaines, ils se sont emparés d'une
des packing Jiouses les plus considérables de Chicago. J'espère
pour eux que l'affaire paiera, mais tandis qu'ils exploiteront cette
industrie un peu encombrée déjà à Chicago, les anciens proprié-
taires (\e\\a. parkinff housc iront la créer dans quelque coin perdu
de l'Ouest, ou bien, se lançant sur une piste nouvelle, ils feront
une entreprise de grand risque et susceptible de très gros profits.
A côté des besoins existants mais déjàs atisfaits, ils en j^ressentent
d'autres au-devant desquels ils courent ; ce sont les pionniers de
l'industrie, ils voient déjà ce que les autres ne voient pas encore.
Je faisais p-irt un jour de ces réflexions à un de mes an-
ciens camarades de collège qui voyage une grande partie de
l'année et se plaint d'avoir vu trop de choses, d'avoir bu à
K.\ VOYAGE. 20!»
trop de coupes, de soiil'lVir, en nu mot, de l;i terrible maladie
du désenchantement universel. « Tout cela, me dit-il, c'est très
l)ien pour les gens qui voyagent sérieusement, pour les artistes,
pour les hommes d'Etat, pour les commerçants ; je comprends
(piils aient besoin d'observer et d'étudier; mais quand on se
promène par simple besoin de distraction, que veux-tu qu'on
observe? Cela m'est parfaitement égal que les Américains
créent des industries, si cela leur fait plaisir, que la politique
marche comme elle voudra et que l'esthétique soit dans le
marasme. — Sans doute, mais cela t'ennuie de t'ennuyer, je
suppose? Tu trouves que tu n'as plus rien à voir. Eh bien ,
donne-toi la peine d'ouvrir les yeux, et tu seras étonné de la
merveilleuse variété qui se révèle partout ; tu seras intéressé
par les détails qui te paraissent aujourd'hui les plus insigni-
fiants, tu feras de continuelles découvertes. Pour commencer, en-
tre dans la première venue des chaumières de ton pays; je
suis bien certain que tu ne sais rien de ce qui s'y passe. »
Bien entendu, mon ami a souri tristement et continuera à s'en-
nuyer jusqu'à la fin de ses jours; c'est un aveugle impénitent.
Je souhaite que son exemple serve à ceux qui n'ont pas encore
pris l'habitude invétérée de fermer les yeux.
Paul de Bousiers.
LA PROPRIÉTÉ.
Cours (le Méthode dr la Science sociale
III.
LA PROPRIÉTÉ PATRONALE ET LES ÉLÉMENTS
ANALYTIQUES DE LA PROPRIÉTÉ (1).
Lorsque les Communautés se dissolvent, brisées par la néces-
sité d'un Travail plus intense; lorsque les méthodes de travail
exigent que les familles aient une disposition plus exclusive du
Lieu et que, par conséquent, les ateliers de la culture et de l'in-
dustrie.soient possédés par le simple ménage, il se révèle alors
parmi les simples ménages trois degrés d'aptitude à la Propriété
de ces ateliers.
On voit, tout d'abord, des ménages aptes à diriger et à rete-
nir utilement en leur possession un atelier de culture ou d'indus-
trie, égal à ce qu'il faut pour utiliser la totalité des forces et
pour satisfaire l'essentiel des besoins de leurs membres. Ces
ménages, qui présentent le degré d'aptitude le plus exactement
(1) Voir nos précédeiiles étiulps sur la Propriété, la Science sociale, t. XII, paj^c
114. Parmi les nombreuses erreurs typographiciues qui se sont glissées dans notre der-
nier article, inalgré nos corrections, nous sommes obligé de relever les suivantes, qui.
sur despoiiits essentiels, dénaturent noire pensée : à la page 117, à la 23<^ ligne, au lieu
de : destination du Lieu , il faut lire : destination du liieti; à la 30» ligne, au lieu de
recevoir le Lieu, il faut lire : recevoir le Bien ; à la page 128, à la y<= ligne, il faut lire :
le type le plus complet, au lieu de : le type normal ; à la page 130, à la 28'^ ligne, au
lieu de : destinations du Lieu, il faut lire : destinations du Bien.
LA rnOPRIÉTÉ. 211
détciMniiial)le, servent par là inrmc de degré de comparaison aux
autres; d'ailleurs, se suffisant à eux-mêmes, ils constituent un cas
simple. Enfin, comme la mesure de leur atelier répond aux
forces et aux besoins d'une famille en simple ménage, leur Pro-
priété est appelée Ftimilialf.
Mais, en dehors de ces ménages-types, apparaît la foule beau-
coup plus nombreuse des ménages qui demeurent plus ou moins
au-dessous de cette capacité. Ces ménages ne sont aptes à diriger
et à retenir utilement en leur possession qu'un atelier inférieur à
ce qu'il faut pour l'emploi total des bras et pour la satisfaction
essentielle des besoins de leurs membres. Leur atelier de culture
ou d'industrie est un diminutif plus ou moins marqué de la Pro-
priété Familiale.
Incapables de se suffire à eux-mêmes, ces ménages ont cepen-
dant besoin d'avoir un foyer où ils reposent, un atelier où ils
travaillent; ils appellent donc nécessairement un correctif de
leur insuffisance, une complication.
Ce correctif est fourni par la troisième classe de ménages, classe
moins nombreuse que la seconde et par conséquent que la pre-
mière, car elle suppose des aptitudes éminentes. Cette troisième
classe est formée par les ménages aptes à diriger et à retenir
utilement en leur possession un atelier de culture ou d'industrie
supérieur à ce qu'il faut pour la satisfaction essentielle des be-
soins de leurs membres. Ce sont les ménages de cette classe qui
forment la troisième espèce de Propriété : la Propriété Patronale.
Il est clair que la capacité, que l'aptitude à posséder, de ces
ménages est le supplément de l'incapacité et de l'inaptitude
des ménages de la catégorie précédente. Ils recueillent la partie
du domaine ou de l'industrie que laissent aller les incapables, ils
s'en assurent, par des procédés différents, — par la force, par la
loi, par l'achat , — la disposition exclusive , la Propriété ; et comme
ils ne peuvent , par définition , l'exploiter seuls , ils appliquent
sous leur direction à l'exploitation de cette Propriété les mêmes
incapables qui l'ont abandonnée. C'est ainsi que ces grands
propriétaires patronnent et font prospérer la culture et l'industrie
d'une part, et les familles ouvrières d'autre part; c'est pourquoi
212 LA. SCIENCE SOCIALE.
cette troisième espèce de Propriété est justement appelée Pa-
tronale.
La Propriété Patronale, ainsi déterminée, se classe naturellement
en troisième lieu, après la Propriété Communautaire et la Propriété
Familiale, parce que c'est la Propriété qui amène le plus d'ex-
clusivisme, qui exige le plus d'aptitudes et le plus de capacités,
enfin c'est la Propriété qui complète toutes les autres; elle doit
donc passer la dernière.
Entrons maintenant dans l'explication du tableau de la Pro-
priété Patronale ; voici ce tableau :
III. — PROPRIÉTÉ PATRONALE {partiadiri'c ou colkriive).
1. — Propriété Patronale du Foyer:
A. — du Toxjer maître,
B. — du Foyer ouvrier.
2. — Propriété Patronale de l'Atelier :
A. — du Domaine :
a. — du domaine chef,
b. — du domaine dépendant;
B. — de l'Industrie :
Cf.. — en grand atelier,
p. — en fabrique collective.
A côté de ces mots : Propriété Patronale , nous avons manjué
sur le tableau : particulière et collective ; qu'est-ce que cela veut
dire?]^orsque nous avons étudié la Propriété Communautaire, nous
avons déjà fait remarquer que la Communauté pouvait être com-
posée soit d'ouvriers soit de non-ouvriers ; de là deux espèces
de Propriétés Communautaires ; la Communauté ouvrière et la
Communauté non-ouvrière. Nous avons séparé la Communauté
non-ouvrière de la Communauté ouvrière parce qu'elle présentait
tous les caractères de la Propriété Patronale. La Communauté
non-ouvrière ou Propriété Patronale collective doit même se
classer après la Propriété Patronale particulière; parce que, lors-
((u'clle oCfre son type normal, la Société iniv actions, elle a pré-
cisément pour but de remplacer le grand patron dans les cas
où les conditions mêmes du Travail exig-ent une telle disposition
. LA TROPRIÉTÉ. i I .'{
delà chose appropriée, (ju'elle suppose des ressources ou entraine
des risques bien supérieurs à ce que peut fournir ou supporter
une seule famille patronale.
Dans la Propriété Patronale, nous rencontrons d'abord, tout
comme dans les espèces précédentes, deux grandes variétés dé-
terminées par les différentes destinations du Bien : suivant que
le Bien sert au Mode d'existence ou aux Moyens d'existence,
nous avons la Propriété Patronale da Foyer ou la Propriété Pa-
tronale de r Atelier. La Propriété Patronale du Foyer se classe
avant celle de l'Atelier pour les raisons déjà données lorsqu'il
s'est agi des espèces précédentes. Étudions successivement cha-
cune de ces variétés.
La Propriété Patronale ayant pour objet « un bien qui dépasse
les besoins et les aptitudes d'un simple ménage ordinaire », —
c'est-à-dire d'un simple ménage ouvrier ou de petit patron, — le
Foyer peut dépasser ces aptitudes de deux manières : tantôt le
Foyer est très important, à la taille et à l'usage du grand patron :
c'est la grande maison, le château, c'est le Foyer maître, qui dé-
passe de beaucoup les capacités et les besoins du simple ménage
ouvrier. Tantôt le Foyer est bien à la mesure et à l'usage de la
famille ouvrière, mais celle-ci se trouve inapte à le posséder, soit
par incapacité radicale , soit parce que ce Foyer est lié à un Ate-
lier dont elle ne saurait pas retenir la possession aussi bien que
celle du Foyer lui-même, par exemple la maison d'un domaine
agricole ; soit enfin parce que ce Foyer ouvrier fait partie d'un
ensemble de foyers qui ne peuvent être possédés isolément et
dont la totalité dépasse les capacités d'une famille ouvrière, telles
sont les maisons, dites casernes, à logements ouvriers, dans les
grandes villes. Ce Foyer est bien un foyer réduit, un foyer-ouvrier,
mais il est la Propriété de quelqu'un qui n'en jouit pas par lui-
même, qui a simplement la capacité de le posséder et d'en faire
jouir les familles ouvrières qui n'ont pas su ou qui n'ont pas pu en
avoir la Propriété. C'est chez le grand patron que se rencontre
le plus ordinairement la capacité de posséder ces Foyers ouvriers.
Ainsi on. distingue deux genres de Foyers dans la Propriété
Patronale : 1" le Foyer maître qui est le foyer possédé par le pa-
214 LA SCIENCE SOCIALE.
tron pour son usage personnel ; et 2° le Foyer ouvrier, qui est le
foyer possédé par le patron pour l'usage des familles ouvrières
incapables de le posséder. On classe la Propriété Patronale du
Foyer maître avant celle du Foyer ouvrier, parce que le seul fait
qu'un foyer soit possédé par une personne et habité par une
autre crée immédiatement une complication au sujet de la Pro-
priété.
La Propriété Patronale do rAtelier présente deux grandes va-
riétés secondaires : la Propriété Patronale du Domaine et la Pro-
priété Patronale de l'Industrie, selon que l'Atelier est un atelier
d'extraction ou un atelier de fabrication ou de transports.
ba Proprirté Patronale du Domaine est la propriété qui a pour
objet un atelier d'Extraction (culture, foret, ou mine), tel qu'il as-
sure des moyens d'existence suffisants et pour la famille patronale
et pour les familles ouvrières qui l'exploitent sous la directioin
de [la famille Patronale; elle présente deux types bien distincts :
1 " La Propriété Patronale du Domaine chef, et 2° la Propriété Patro-
nale du Domaine dépendant. La Propriété Patronale du Domaine
peut en effet dépasser les aptitudes et les capacités d'un simple
ménage ordinaire de deux façons. Le Domaine peut être très im-
portant ; son exploitation et sa possession exigent alors des capa-
cités supérieures, de beaucoup, à celles qui sont nécessaires pour
la possession et pour l'exploitation ai' \\\s. petÀt domaine; c'est le
Domaine-chef\ qui échappe par sa nature même aux familles ou-
vrières ou de petits patrons. Mais il arrive souvent , — et c'est ce
qui constitue le second type, — que le Domaine, tel qu'il se com-
porte, est bien celui dont serait capable, en principe, une fa-
mille ouvrière, apte à la Propriété Familiale ; et cependant ce do-
maine se trouve précisément entre les mains du grand patron, à
cause du très petit nombre de familles ouvrières qui, en fait, sont
capables de la Propriété Familiale. Cette fois, ce n'est plus le Do-
maine qui est trop important, c'est la famille ouvrière qui n'est
pas assez capable. C'est au grand patron, qui ne peut exploiter
lui-même ces domaines, tju'il appartient d'en faire jouir, sous sa
dépendance, les ménages incapables de les posséder. Par le Do-
maine (lépendanl (pii assure les avantages essentiels de la Pro-
LA l'nOl'HIlMK.
i>iri
priôté à ceux qui sont inaptes à en exercer tous les droits, les
i^rands patrons patronnent les familles ouvrières dans la Pro-
priété.
La Propru'lr Pdlnnialr <l(- /' f/o/nsfrir est la propriété qui a
pour objet un atelier de Fabrication ou de Transports tel (piil
assure des moyens d'existence suffisants pour la famille patronale
et pour les familles ouvrières qui y travaillent sous la direction
de la famille patronale: elle présente, elle aussi, deux types bien
distincts: 1° la Propriété Patronale de Tlndustrie en Grand Atelier
et 2" la Propriété Patronale de l'Industrie en Fabrique Collec-
tive.
La Propriété Patronale de l'Industrie en Grand A tel ie?^ e^i ceWe
ou le patron est maître de toutes les parties du travail. Pour
travailler, il est besoin d'un atelier, d'un outillage, de matières
premières et de capitaux ; dans le Grand Atelier, le patron a en
main la propriété et la direction de tous ces éléments. Dans la
Propriété patronale de l'Industrie ewFabi^iqup collectivp, au con-
traire, le grand patron abandonne quelques-uns de ces éléments ;
il reste maître du travail, en ayant les capitaux nécessaires pour
approvisionner ses ouvriers de matières premières, et pour payer
leurs salaires; l'atelier et l'outillage ne lui appartiennent plus,
ils constituent la propriété des familles ouvrières. En fait, dans
l'organisation normale de la Fabrique Collective, il ne reste plus
de Propriété immobilière au grand patron, si ce n'est quelque
magasin ou hangar servant de dépôt pour les matières premières
et les produits Fabriqués. Aussi la Fabrique Collective ne doit fi-
gurer à la Propriété Patronale de la grande industrie qu'après
le Grand Atelier, comme un type réduit et qu'on ne peut appré-
cier au point de vue des qualités éminentes qu'exige la Propriété
Patronale de Tlndustrie. sinon par comparaison avec le Grand
Atelier; aussi se classe-t-elle après lui.
Les différentes variétés de la Propriété Patronale déterminées
et classées, demandons-nous quelle est sa caractéristique. La
Propriété Patronale étant par définition une Propriété qui offre
des moyens d'existence non seulement à la famille du Grand pa-
tron mais encore aux familles ouvrières qu'il emploie , on com-
210 LA SCIENCE SOCIALE.
prend aisément que pour être utilement possédée elle exige de
très grandes capacités.
C'est qu'en effet un grand patron ne possède utilement un do-
maine ou une industrie que quand il applique par un procédé
quelconque des familles ouvrières à leur exploitation. A quoi
servirait une grande terre ou une puissante usine si de nombreux
ouvriers ne les faisaient produire? faire participer à leur propriété
les familles ouvrières, leur en mettre une partie entre les mains
est une nécessité absolue pour les familles patronales. Cela paraît
d'ailleurs d'autant plus aisé qu'un grand nombre de familles ou-
vrières, incapables de posséder, ont cependant besoin d'avoir un
foyer où elles puissent reposer, un atelier où elles puissent ga-
gner leur vie. L'inaptitude à la Propriété, et les besoins de ces
familles paraissent les désigner aux grands patrons. Cela serait
tout simple, en effet, si lesgrandspatrons, en faisant jouir de leurs
biens ceux qui sont incapables de les posséder, ne devaient récla-
mer un prix pour cette jouissance ; quel sera ce prix ? sera-t-il en
nature? ou en argent? quelle sera sa quotité? comment sera-t-il
payé? Autant de questions fort difficiles à résoudre et qui ont
agité tous les peuples depuis l'origine des temps. L'esclavage, le
colonage, le servage, le métayage, le fermage, etc., ont été tour
à tour employés, suivant l'état social des peuples, pour arriver à
assurer la jouissance de la Propriété à ceux qui ne la possè-
dent pas et une juste rémunération à ceux qui la détiennent.
Savoir cboisir le meilleur système et l'appliquer de la façon la
plus profitable pour tous les intéressés, ce n'est pas petite af-
faire.
Il y a plus encore. La plupart du temps la tâche des grands
patrons de la Propriété ne consiste pas seulement à faire jouir
de la pro])riété les nombreuses familles qui ne la possèdent pas;
ils doivent encore diriger dans l'utilisation de cette propriété
ceux-là mêmes à qui ils la concèdent. Voyez dans la culture : il
n'y a qu'avec le système du fermage (pie le grand propriétaire
peut ne pas diriger dans le travail les familles paysannes : avec
le métayage, l'exjjloitation en régie, il est forcément patron du
Travail en même temps que patron delà Propriété. Dans la Ka-
LA l'HurRlÈTÉ. 217
bricatiou et dans les Transports, le grand propriétaire est presque
toujours le patron, le directeur du Travail.
En principe, ce sont les mêmes hommes qui doivent diriger le
Travail et qui doivent posséder la Propriété : seuls, ils ont les ca-
pacités nécessaires pour détenir utilement la grande propriété
et lui faire produire par un travail intense son maximum de ren-
dement. Cet aperçu suffit pour faire comprendre à quelle compli-
cation sociale nous voilà parvenus. Prenez les uns après les autres
tous les objets de la Propriété Patronale : le Domaine et la grande
Industrie, et vous verrez combien il est difficile d'assurer la jouis-
sance de ces Propriétés à ceux qui ne les possèdent pas, surtout
lorsqu'on doit en même temps diriger ces mêmes hommes dans le
travail nécessaire pour l'exploitation de ces biens. Toutes les ca-
pacités que demandent la prévoyance, le progrès des méthodes
sont nécessaires au grand propriétaire pour assurer d'une façon
continue et utile sa jouissance de la Propriété à ceux qui ne la
possèdent pas; c'est là l'œuvre d'une élite, c'est sur elle que re-
pose toute la stabilité sociale.
II.
Nous en avons fini avec la détermination et la classification des
difierentes espèces de la Propriété et de leurs variétés. Mais de
même qu'après avoir classé lesdifiFérentes espèces du Travail, nous
avons déterminé les parties constitutives du Travail, les éléments
analytiques communs à toutes les espèces du Travail, nous allons
maint enant déterminer les parties constitutives de la Propriété,
les éléments communs à toutes les espèces de la Propriété, les élé-
ments Analytiques de la Propriété.
Quelle que soit l'espèce de la Propriété dans laquelle se classe
le bien observé : Communauté, Propriété Familiale ou Propriété
Patronale, il faut, pour le connaître, y déterminer les quatre
éléments suivants (1) :
(1) Ces quatre élémcnls ligurenl en léle du labloau général de la Propriété que
nous avons donné précédemment : voir la Science sociale, T. XII, p. 4i.
21S LA SCIENCE SOCIALE.
I. La Composition.
II. Le Mode de possession.
III. Les Subventions.
IV. La Transmission.
I.a Coiiiposition, — c'est-à-diiv : quel est le l)ieii matérielle-
ment, — se connaît en analysant :
1. Sa Nature,
2. Sa Quantité,
3. Sa Qualité,
4. Sa Disposition.
(f. Relation des parties constitutives du bien.
b. Relation de ce bien avec les choses extérieures.
Un exemple fera très bien saisir ce qu'on entend par la compo-
sition d'un bien. Qu'est-ce que la Composition d'un domaine de
petit paysan normand par exemple? Sa Nature : c'est une maison
avec grange et étable entourée d'un pacage et d'une prairie à
faucher; sa Quantité : est de 2 hectares; sa Qualité : bonne; pa-
cage abondant, prairie pouvant donner deux coupes ; sa Disposi-
tion ; la maison, les bâtiments d'exploitation et les pacages sont
d'un seul tenant; la prairie est éloignée de 500 mètres du lot prin-
cipal, les bâtiments et le pacage bordent le chemin n" 3lJ de telle
commune située dans tel canton, etc. — Ainsi se trouvent très
nettement déterminée la Composition matérielle du bien ; les af-
fiches de vente faites par les notaires sont d'excellents modèles
du genre.
Le Mode de jjosscsslon indique quelle est l'étendue et l'exercice
du droit sur le hïew. Ce Mode de possession se détermine en
analysant :
1. A quel titre posscde-t-on le bien?
2. Par quelle organisation de personnes exerce-t-on ses droits?
Ainsi notre domaine normand est possédé par la famille ({ui
l'exploite à titre de propriété, il pourrait l'être à titre d'usufruit,
de location; c'est le propriétaire lui-même qui exerce ses droits:
il pourrait les faire exercer, s'il louait son bien, par un in-
tendant, un homme d'affaires.
LA l'ROPKIKTi'ô. 219
Il est hon de remarquer que sous le nom générique de Pro-
priété, on étudie en Science sociale tous les modes de jouissance :
la propriété, l'usufruit , la location, l'usag-e, etc., sont autant de
modes de possession.
Los Subventions montrent d'une façon précise comment ceux
qui ne possèdent pas un bien participent cependant à sa Jouis-
sance. — On distingue :
1. Les Subventions actives.
2. Les Subventions passives.
Les Subventions actives sont celles que donne le bien, les Sub-
ventions passives sont celles que reçoit le ])ieii. Pour continuer no-
tre exemple, les Subventions actives d'un petit bien sont les dots
qu'il fournit à l'établissement des enfants, au fur et à mesure
qu'ils le quittent; les subventions passives sont dans les droits de
pAture dont il jouit sur les prairies communales, etc.
La Transinissio)t permet de savoir ce que devient le bien que
Ton a étudié : ainsi, est-il vendu, donné, partagé, confisqué,
transmis par succession? etc. Nous n'avons pas besoin d'ap-
puyer sur l'importance de ce quatrième élément ; c'est de son
l)on fonctionnement pour chaque espèce de la Propriété que
dépend la continuité et la stabilité de tous les organismes sociaux.
Ces quatre éléments sont classés dans cet ordre, parce qu'il
est le plus simple. En effet, quel que soit le bien auquel on ait af-
faire, il faut tout d'abord connaître sa nature, sa Composition. A
cause de sa matérialité même cette nature est l'élément le plus
facilement saisissable ; d'ailleurs il est évident que le Mode de pos-
session, les Subventions et la Transmission varieront avec la nature
même du bien, avec sa Composition. — La nature connue, le bien
déterminé, la première chose à savoir est comment et de quelle
manière possède celui qui détient ce liien, quel est son Mode
de possession. Après celui ou ceux qui possèdent le bien, vien-
nent naturellement ceux qui ne le possèdent pas et qui cependant
en recueillent quelque avantag-e, quelque Subvention, ou lui en
fournissent. Enlin, on doit se demander si l'état de choses que
l'on vient de déterminer est durable, et, quand il ne dure pas,
220 LA SCIENCE SOCIALE.
quelles sont les modifications qui ont lieu, (juelle est la Trans-
mission de ce bien.
La détermination et le classement des éléments analytiques,
des éléments communs à toutes les espèces de la Propriété, nous
donnent le tableau suivant :
I. — La Composition :
1 . La Nature,
2. La Quantité,
3. La Qualité,
4. La Disposition :
a. Relation des parties constitutives du bien,
h. Relation de ce bien avec les choses extérieures.
II. — Le Mode de possession :
1 . A quel titre possède-t-on ?
2. Par quelle organisation de personnes exerce-t-on ses droits?
III. — Les Subventions :
1 . Subventions actives,
i. Subventions passives.
IV. — La Transmission.
Ces quatre éléments sont si bien les éléments constitutifs de
la Propriété, que si on analyse la Propriété la plus réduite,
c'est-à-dire celle où l'exclusion des autres à l'égard du Lieu est
la plus faible, on les retrouve, à l'état naisaatit, il est vrai.
Nous allons faire cette recherche, dans le but très pratique de
montrer quel est If sens oxtrhnoment larf/r qu'il faut attribuer
à ces mots : Composition, Mode de Possession, Subvention, Trans-
mission, mots qui n'ont leur sens strict que dans la Propriété
qui s'affirme, dans la Propriété compliquée. Le Proœmium qui
se trouve dans le tableau général de la Propriété au-dessous des
éléments analytiques n'a pas d'autre but (1).
Et d'abord (juelle est la Propriété la plus réduite que nous
puissions rencontrer? quelle est la disposition la moins exclu-
(1) Voir ce Pro(r;niiiiii au tableau géni'ral Awhx Propriété.
LA l'itoriiiKTi-;. 221
srve du Lieu? La disposition la moins exclusive du Lieu est
assurément le So/ dispoiiihlr , le sol qui se présente à l'usage
des hommes sans être encore distribué entre eux. Le Sol dispo-
nible est pour ainsi dire le type embryonnaire de la Propriété ;
c'est le premier contact que l'homme a avec le sol. Ce sol qui est
dit disponible, qui n'est pas censé approprié, fournit cepen-
dant aux besoins des familles nomades, des familles des pasteurs
de la steppe, et il remplit précisément, à cause de cela, les quatre
conditions que nous retrouvons dans toute espèce de Pro-
priété. Nous allons donc bien voir apparaître ici à l'état nais-
sant les quatre éléments de la Propriété.
Le Sol disponible qui est censé n'appartenir à personne et qui
est de nature à demeurer ainsi , tout en étant mis en usage, se
rencontre dans la grande steppe asiatique, dans une contrée
où la terre ne peut donner d'autre produit qu'une herbe spon-
tanée. Le premier fait qui frappe l'observateur quand on étudie
le sol disponible, est que l'on a devant soi un sol qui n'est
capable de produire qu'une herbe spontanée, telle est sa na-
ture, telle est la composition du bien, c'est à cette nature que
ce Sol doit de demeurer disponible : expression reçue mais , en
fait inexacte.
Si facile que la nature du Sol disponible en rende l'exploita-
tion , cette exploitation des herbes spontanées est cependant sou-
mise à certaines règ-les et exig-e une véritable appropriation. Les
pasteurs nomades s'approprient le sol de la steppe en excluant
tout d'abord des régions où ils vivent les pasteurs étrangers,
puis en s'obligeant entre eux à parcourir cette steppe de façon
à laisser à chacun le temps nécessaire pour l'exploitation dont
il a besoin. Tel est dans sa double détermination le Mode de
possession du Sol disponible ; le parcours, en tant qu'il exclut les
étrangers et qu'il assure à chacun des participants sa part
nécessaire de jouissance, montre bien que ce sol, dit disponi-
ble, n'est pas à la libre disposition de tout le monde. Le Mode
de possession du Sol disponible par les pasteurs nomades est
donc le parcours, l'occupation exclusive pendant le temps que
dure la récolte des herbes spontanées par le bLtail; c'est bien
^'22 LA SCIKNCE SOCIALE.
là la moindre appropriation. xMais ce parcours a une loi; la
même communauté pastorale ne doit pas parcourir, Tété, les lieux
réservés à ses pâturages d'hiver, et les différentes communautés
ne doivent pas se trouver en même temps avec tous leurs
troupeaux au mémo point de la steppe. Aussi peut-on conclure
que si le sol de la steppe est à la disposition de toutes les com-
munautés patriarcales formant une même tribu, si le sol reste
disponible en ce sens, il n'en est pas moins vrai que la loi de
son parcours est un commencement d'appropriation. Le pa?'-
cours de la steppe en vue de la récolte de l'herbe par les
troupeaux est donc le mode de possession le plus réduit que
Ton puisse observer.
Dans ces steppes essentiellement riches , l'herbe pousse en assez
grande abondance pour suffire en toute circonstance aux be-
soins des troupeaux de ces communautés. Si cette abondance,
cette surabondance, cette réserve indéfinie, n'existaient pas,
les familles pastorales devraient être subventionnées autrement
que par la steppe; elles devraient, comme les communautés
pastorales du nord de l'Afrique, demander au commerce ou au
pillage le supplément de nourriture qui leur manquerait. Dans
la steppe asiatique, c'est la surabondance des productions spon-
tanées qui subventionne les communautés pastorales. Nous ne
voyons donc pas se poser ici la grosse question de la partici-
pation à la jouissance de la Propriété en faveur de ceux qui ne la
possèdent pas; la question des Subventions ne se pose pas à
cause de la siirahottdcuicf des productions spontanées.
Enfin cette jouissance du Sol disponible est permanente pour
toutes les communautés pastorales et pour toute la race. Cette
permanence tranche la question de Transmission; elle la résout
par l'éternelle durée de ces Communautés qui se renouvellent
membre à membre sans interruption.
On voit ainsi que, dans la Propriété la plus réduite, la plus
embryonnaire, dans le Sol « disponible » lui-même, on décou-
vre, à l'état naissant, il est vrai, les quatre éléments de la Pro-
priété.
Nous connaissons maintenant et les grandes Espèces et les
LA ritOl'UlKTK. 223
Éléments analytiques de la Propriété, nous avons vu comment
cette disposition exclusive du Lieu que demande le Travail allait
en s' accentuant depuis la Communauté jusqu'à la Propriété Pa-
tronale. Mais cette disposition du Lieu n'est possible que parce
que les hommes ont en même temps la Propriété des instruments
de travail, des objets mobiliers nécessaires à son exploitation
et à sa jouissance.
Quelle est la loi d'appropriation de ces B'j'/i\ inobU'wrs? C'est
ce que nous étudierons la prochaine fois.
(J sta'rrr.^
Robert Pinot.
L'EGYPTE ANCIENNE.
VIII.
LES RACES ÉTRANGÈRES DANS LA VALLÉE DU NIL (1).
m. — LA RACK INDO-EUROPÉENNE : LES GRECS.
En étudiant Faction exercée sur FÉgypte par la conquête
perse, nous avons constaté Tintroduction dans la vallée du Nil
d'une forme nouvelle et plus large du pouvoir public. Tout en
présidant d'une manière sage et salutaire au g'ouvernement du
pays, le Grand Roi se tenait à l'écart de toute ingérence dans les
arts nourriciers du peuple.
De plus, les communautés médiques, fortement assurées par
le lien du sang-, et amplement pourvues, dans un pays cultivable,
des moyens d'accroître sur place leurs ressources sans se dis-
soudre et s'expatrier au loin , ne désiraient aucune portion du sol
(1) Voir les précédents articles, t. LX, p. 212, 5'i9; t. X. p. 160, 338 ; t. XI. p. 80,
•252; t. XII, p. 69.
SocRCEs : Hérodote, Histoires. — Thucydide, Guerre du Péloponèse. — Maspero,
Histoire ancienne des peuples de POrienl ; Paris, Hachette, 1878. — F. Lenorniant,
Manuel d'histoire ancienne de l'Orient; Paris, Lévy, 1869. — E. Reclus, Nouvelle
Géographie nniverselle, I.IX et X; Paris, Hachette. — Comte de Cholel, Excur-
sion en Turkestan; Paris, Pion, 1889. — Fustel de Coulanges, La Cité antique;
Paris, Hachette, 1785. — Ebers, D'Alexandrie au Caire, al du Caire à Philx; Vàiis.
Fimiin-Didot, 1880-1881. — Ph. Virey, le Tombeau de Hekhmara ; Paris, Leroux.
1889. — Univers pittoresque : Carthage, par Bureau de la Malle; Grèce, par Pou-
queville; Egypte anrienwe, par Champoliion-Figeac; Paris, Firmin-Didot. — £. Re-
villout , Itevue égyptologique; Paris, Leroux. — E. de Rongé, Notice des monu-
ments du Louvre ; Piir'is, de Mourgues, 1878. — Le même, \otice sommaii'e; Paris,
de Mourgues, 1876.
l'égyi'Tl: ancienne. ^25
égyptien. Établir une concurrence avec les caiavaniers ani-
moniens ou les banquiers choachytes, n'était pas non plus dans
les désirs, dans les aptitudes, de ces communautés cpii vivaient sur
le type du « domaine plein ». En fait d'étrangers, la vallée du Nil
ne reçut, par l'effet de la conquête, que le satrape de Memphis et
la garnison perse du Mur-Blanc.
Ainsi, la réduction de l'Empire pharaonique en province assu-
jétie au Grand Uoi ne changea essentiellement rien à la condition
d'aucun de ses habitants. Les nomarques continuèrent de se trans-
mettre leurs nomes suivant l'antique coutume successorale ; de
patronner leurs colons ; d'amasser et de distribuer les récoltes.
Toutes les hiérarchies de scribes purent cadastrer les champs,
surveiller les travaux, contrôler l'entrée et la sortie des greniers,
noircir à l'envi le papyrus, comme aux temps des dynasties na-
tionales. Dans les temples, dans les villes sacerdotales, tout alla
comme auparavant, à la condition de payer seulement au satrape
le tribut, qui parut justitié d'ailleurs par quelques améliorations
apportées de temps à autres aux voies où s'ahmentait le commerce.
En somme, si rien n'était changé , nous ne devons pas nous
en étonner; les iMèdes ne colonisaient point l'Egypte, ils n'y
avaient apporté qu'une seule chose nouvelle, un gouvcriwnicnt
qui ne jKitronnait pas les arls noun'iciei's. Ce gouvernement
restait sans action sur la marche de la société égyptienne.
Il en fut tout autrement avec la race grecque ou pélasgique,
dont l'intervention en Egypte doit nous occuper aujourd'hui.
I. — LA CGLOMSATIOX GRECQUE : SES ORIGINES.
La première apparition des Grecs dans le Delta du Nil révèle
en effet des caractères que nous n'avons point rencontrés jus-
qu'ici chez les envahisseurs du sol pharaonique.
C'était après la retraite de V Ethiopien No uut-Meïat7io un [i),
le dernier des conquérants nubiens. Psammétik, représentant de
(1) Voir Masiieio, Hisloiie ancienne. \>. i86.
T. XII. 15
:226 LA sciENCii sociale.
la dynastie saïte, — le même qui devait plus tard épouser la
fille d'Améniritis, — était alors en butte aux persécutions des
autres nomarques assyrianisées du Delta. La basse Egypte souf-
frait de la division des princes qui entravait la régularité du sys-
tème cultural ; elle avait souffert aussi de Toccupation éthio-
pienne, de la rupture des relations commerciales établies par les
rois saïtes avec les contrées de l'Asie. Le célèbre oracle de Buto
avait répondu aux préoccupations générales par une phrase énig-
matique et imagée : u La vengeance viendra de hi mer, quand
apparaîtront les hommes d'airain. )>
Bientôt une tempête poussa vers la côte égyptienne une flottille
montée par des hoplites ioniens et cariens, de Milet et d'Halicar-
nasse, qui avaient pris la mer pour chercher au loin quelque lieu
où s'étai)lir. Les guerriers grecs, couverts de leurs armures, des-
cendirent à terre pour piller.
Psammétik, réfugié et caché dans les lagunes , apprit d'un de
ses partisans cet événement extraordinaire. Il s'aboucha avec les
pirates, et obtint leur concours pour sa cause, en leur promet-
tant l'établissement qu'ils cherchaient. Apjiuyé sur cette troupe
d'élite, dont l'armement supérieur et l'audace jetaient partout
l'épouvante, le prince saïte défit ses rivaux et se rendit rapide-
ment maître de la basse Egypte. Il tint exactement les promesses
faites à ses vig-cureux auxiliaires : ceux-ci reçurent des terres sur
les deux rives du Nil, pour s'y établir en agriculteurs et en mar-
chands ; et on leur confia des enfants égyptiens pour qu'ils leur
apprissent la langue grecque. « De ces enfants descendent, dit
Hérodote, les interprètes d'aujourd'hui. »
Les Ioniens et les Cariens possédèrent longtemps ce premier
établissement, situé sur la branche pélusiaque du Nil, un peu
au-dessous de Bubastis. Le Père de l'Histoire y avait vu encore
les bassins de leurs navires et les ruines de leurs maisons. « Us
ont été les premiers, dit-il, qui se soient fixés en Egypte, parlant
une autre langue ([ue celle du pays (1). » Lorsque le quatrième
successeur de Psammétik, Ahmès ou Amasis, les transporta dans
I) Cf. llérotlolf. livre II, IJL 154.
L'LCfYI'TI:: ANclK.N.Ni;. 221
mit' meilleure station , près de Meinpliis , la postérité de ces [)re-
miers Grecs établis en Egypte formait une population d'environ
deux cent mille â.mes,(l).
L'exemple de ces premiers colons fut suivi : trente navires
ioniens vinrent peu après fonder, à l'entrée de la bouche Bolbi-
tine, le « Camp des Milésiens », que d'autres bandes d'émigrants
renforcèrent successivement (2).
Ainsi, les étrangers dont nous nous occupons se présentent
sous des traits qui n'ont rien de commun, non seulement avec la
race égyptienne, mais encore avec aucune des autres races d'en-
vahisseurs que nous avons rencontrées sur les bords du Nil.
D'abord, ils arrivent par tnrr : ce sont des navigateurs. En
second lieu, leur organisation ne rappelle en rien les tribus nom-
breuses et cohésives des Pasteurs-Cavaliers, le flux toujours mon-
tant des invasions éthiopiennes, les immenses armées des Assy-
riens, des Chaldéens et des Perses, Ce sont de petites flottilles,
de petites bandes mises en mouvement par une initiative muni-
cipale, pour des entreprises presque privées. Enfin, et comme
conséquence, le pirate grec ne tend point à renverser Pharaon
pour prendre sa place, à occuper militairement le pays pour y
prélever le tribut. S'il loue son secours comme soldat de métier et
de fortune, c'est pour obtenir la terre et le droit d'habiter. Il cher-
che seulement à s'établir au milieu du peuple indigène, par la
culture ou par le commerce de mer et d'importation : sa demande
d'interprètes en est la preuve. 11 vient, en un mot, coloniser.
Les Grecs et leurs ancêtres les Pélasges ont été, en effet, éminem-
ment colonisateurs; ils ont montré une aptitude particulière à
fonder, en terre vacante ou en terre peuplée, un grand nombre
d'établissements lointains et isolée. Leur action s'exerce en Egypte,
ou à l'étranger en général, d'une manière toute différente de celle
desMèdes; et cependant ils font, comme eux, partie de cette grande
division de l'humanité qu'on a qualitiée à' Indo-Earopéenne ; ils
présentent avec ces derniers, au point de vue social, plusieurs traits
communs indéniables, qui révèlent la même origine. L'un et
(!) Maspero, Histoire ancienne, p. 256.
2 IbiiL. |>. 491.
2:28 LA SCIENCE SOCIALE.
l'autre de ces deux types, la communauté iiiècle et la colonie pé-
lasgiquc, appartiennent à la classe des Sociétés que nous quali-
fierons isiucs des steppes riches, par opposition à celles issues des
steppes pauvres, c|ui nous sont apparues antérieurement.
L'aptitude de la race pélasgique à la colonisation démontre
néanmoins que cette société constitue, dans l'ensemble indo-euro-
péen, une variété spéciale, différente des Mèdes. Pour faire la lu-
mière sur les causes de cette différence, il est utile d'examiner la
formation sociale des Pélasges, en remontant, autant que possiljlc,
à ses commencements.
Plusieurs opinions ont été émises sur l'origine des Pélasges, qui
demeure environnée d'obscurité (1). Mais le lieu principal de for-
mation et de développement de la race, le territoire dont les con-
ditions particulières ont assuré aux Pélasges les aptitudes c|ui les
distinguent, paraît pouvoir être reconnu d'une façon sûre : c'est
l'ensemble de pentes montagneuses et de vallées cultivables ou-
vertes sur la mer, que l'on rencontre d'abord entre le Caucase
et les plateaux d'Arménie, puis dans la partie du nord-ouest de
l'Asie Mineure.
On peut conjecturer avec assez de raison que, parmi les commu-
nautés de race aryenne occupant les montagnes de l'Arménie à
une époc^ue fort reculée, un certain nombre de petits groupes,
plus avisés, plus impatients du joug et de l'indolence des grandes
communautés, plus nécessiteux par l'effet même de cet esprit
d'indépendance, descendirent dans les vallées cultivables que
nous venons de signaler, particulièrement en Colchide , et s'y
livrèrent, sur un sol fertile^ à une culture intense produisant la
richesse. Entourés par les populations remuantes et pillardes des
plateaux à pâturage transhumant et des pentes où l'on peut vivre
de la cueillette, les cultivateurs élevèrent des villes fortifiées,
sorte de camps et de magasins à la fois, entourées de ces mu-
railles en appareil gigantesque auxquelles on a donné le nom
de constructions cyclopéennes.
La tradition pélasgique a conservé jusqu'en Grèce et en Italie
(Ij 1 ouiiuevillC; Grèce, p. 4.
l'égyi'tI' ANCiENNn:. 229
l'usage (Ventourer les villes par dos murailles fortifiées considé-
rées comme nécessaires aux agriculteurs : « Avec des villes ou-
« vertes, dit Thucydide, on ne savait jamais si les récoltes ne
(( seraient pas enlevées par des ravisseurs étrangers (1). »
Ce sont ces laboureurs à villes fortifiées, qui constituent les
Pélasges primitifs. Le trait distinctif de la race est la culture
nitcnsp pratiquée au milieu de populations vivant de la pâture
ou de la cueillette : et non pas, comme chez les Mèdes, la culture
rudimentaire annexée à Fexploitation des pâturages morcelés.
— Quelle est la raison de cette diversité entre deux races qui
ont peuplé des régions, la Médie et l'Asie Mineure, dont la struc-
ture n'est pas sans rapports (2)? Il faut la chercher dans l'origine
différente des deux populations. Nous comprenons comment
l'invasion du plateau de l'Iran par les iMèdes, pasteurs nomades,
a organisé tout le pays en communautés indépendantes à domaine
plein ; nous sommes conduits à penser que les premiers cultiva-
teurs des vallées de l'Asie Mineure ne sortaient pas directement
d'un milieu exclusivement pastoral.
— Si, conformément à une opinion fort générale, nous admet-
tons que l'humanité primitive s'est divisée et séparée à partir
d'un point situé dans le voisinage des montagnes de l'Arménie,
nous serons amenés à considérer les premières migrations des
Pélasges comme circonscrites dans l'ensemble de ces montagnes
et des vallées qui les entourent.
— Si nous adoptons l'opinion de F. Lenormant, nous admet-
trons que, quelques trois mille, ans avant notre ère, les tribus des
Yavnnas^ ou u jeunes », essaims de la race aryenne lancés en
avant dans la direction de l'ouest, occupaient la position la plus
occidentale parmi l'ensemble de cette race; et en particulier,
nous placerons « vers les sources de l'Artamis et du Bactrus les
tribus pélasgiques dont descendirent les Grecs, les Latins et les
autres Italiotes (3) ».
(1) Thucydide, Guerre dv Pe'loponèse, I, 2.
(2) « L'Asie Mineure, dit Cuiiius, est comme un petit Iran qui s'élève au milieu
de trois mers. » (Cité par Maspero, Histoire ancienne, p. 236.)
1^3 F. Lenormant. Manuel d'Histoire ancienne rie l'Orient, t. IL p. 274 à 277.
230 LA SCIENCE SOCIALE.
Dans ce premier lieu que Lenormant leur assig^ue comme
origine, les Pélasg-es hal^itent une région montagneuse, le Paro-
pamissus (1), le <( Caucase indien ». Leur route vers l'ouest les
conduit, par des pays de même nature, en suivant les chaînes
élevées qui dominent au nord le plateau de l'Iran, jusqu'aux
versants méridionaux du véritable Caucase, vers l'Arménie, la
Colchide et l'Asie Mineure. Cette route; s'établit par les systèmes
montagneux aux pieds desquels se trouvent, au nord, KaiYi-tépé,
Poti-Hdtoum et Askahad, puis par les chaînes de FElbrouz et du
Kara-dagh (2). Elle est bien délimitée, au r/iidi part les déserts
Baloutches, celui de Lout et la steppe froide de l'Adjemi ; au
nord, par les steppes sablonneuses qui s'étendent de Pendeh et
de Merw jusqu'à la Caspienne. Le nouveau chemin de fer trans-
caspien, construit par l'armée russe, longe, durant une partie de
son trajet, la base de ces montagnes : le tracé de la ligne sépare
exactement, dans cette partie, la région arrosée et cultivable de
celle des sables arides. Le contraste du paysage, suivant qu'on le
regarde à gauche ou à droite du wagon, a été parfaitement saisi
et rendu par un des plus récents voyageurs en ces contrées,
jeune officier français, qui se rendait à l'inauguration de pont
célèbre de l'Amou-Daria (3).
Ainsi, dès le début, par sa situation première ou par la longue
route que nous venons d'indiquer, la branche pélasgique peut se
caractériser comme la plus montagnarde de toutes les branches
de la race aryenne qui devaient émigrer vers l'ouest. C'est par
ce caractère que les Pélasges diffèrent, soit des Mèdes, qui furent
d'abord pasteurs nomades, soit de leurs frères les Celtes, arrivés
jusqu'en Europe à l'état de pasteurs de steppes.
Les communautés mèdes, nous l'avons déjà observé, arrivaient
au lieu de leur établissement, libres, égales entre elles, formant
autant de petits corps fermés dont chacun prétendait, à l'instar
de ce qui se passe sur la steppe, vivre de ses propres ressources
(1) La contrée Piivironnant Hérat.
(2) V. É. Reclus, t. X ; carte de l'Asie anti'rieure, hors texte, indiquant le relief.
(3i Coude de riiolet. E.icvvsion en 7'iir/,es/rni, p. Sl-S'i ; \k l'iD. Voir la carte à la
fin du volume.
l'k(;yi'TI': a.ncik.nm:. i31
sans rien emprunter à celles des communautés voisines, pareilles
et symétriques d'ailleurs. Elles étaient conduites ainsi au type du
doinaiiK' plein et de la bourgade isolée se suffisant à elle-
même (1).
Il en était tout autrement des populations montagnardes au
milieu desquelles se sélectionnèrent les cultivateurs pélasg-es :
elles étaient modifiées par la variété des travaux que permettent
les lieux à productions diverses occupés par elles ah antiquo. Une
influence très considérable avait été exercée sur elles, au point
de vue des relations de voisinage, par la juxtaposition des pro-
duits divers auxquels chaque famille, à un moment donné, devait
avoir recours. Dans la région montagneuse, ces familles avaient
trouvé, les unes la ressource du pâturage transhumant, soit des
bœufs, soit des moutons; d'autres, le travail fructueux et at-
trayant de la cueillette, dans le pays d'origine de la plupart de
nos arbres fruitiers; un certain nombre enfin, les bénéfices plus
pénibles, mais plus assurés, de la culture. Toutes devaient envi-
sager, soit comme une nécessité, soit comme un avantage,
Yôcliamjp des pi'Ofluits divers, forme primitive du commerce,
dont l'exercice amène à l'inégalité des conditions et développe
/'esprit d'entreprise.
Au début de ses conquêtes , Cyrus, imbu du pur sentiment
médique, répondait aux envoyés de la Grèce : « Je n'ai point
crainte de ces hommes, qui ont au milieu de leur cité une place
qu'ils adoptent pour s'y réunir et se tromper les uns les autres
par de faux serments. » Cyrus, au rapport d'Hérodote, « lança
ce discours à l'adresse de tous les Grecs, à cause de leurs agoras,
où ils se réunissent pour acheter et vendre : car les Perses ne
s(, vent point ce que c'est quune agora, et nont pas même de
m ({reliés (2) ».
Ce simple trait rapporté par le Père de l'Histoire nous dépeint
d'un seul coup la différence qui existe entre les sociétés à for-
mation montagnarde et celles qui sont directement issues des
Pasteurs nomades.
(1) Voir, dans la Science sociale, « l'Egypte ancienne », l'arliclc précédent.
(2) Hérodote, livre I, 103.
232 LA SCIE;\CE SOCIALE.
Dans ime région montag-neuse rapprochée des côtes mariti-
mes, les sols les plus fertiles, les terrains alluviaux, se rencon-
trent surtout dans les vallées les plus basses et les plus large-
ment tracées, celles qui confinent au littoral. Aussi est-ce dans
des positions de ce genre, dans des vallées ouvertes sur la mer,
que vinrent s'asseoir les riches cultures et les villes fortifiées des
Pélasges.
Lorsque le sol fertile devint insuffisant, en même temps que la
place manquait dans l'enceinte de la cité pour de nouveaux
cultivateurs, les Pélasges, formés à Vr-sprit (V entreprise par les
conditions mêmes de leur origine, prirent la mer pour aller
chercher sur d'autres rivages des lieux qui leur permissent de
fonder d'autres établissements semblables aux premiers ; des ter-
ritoires propres à une culture intense, et d'un accès facile par
mer.
Leurs migrations furent des migrations maritimes : de là pro-
bablement vint le nom qui leur fut donné, le nom de gens de la
mer (-£').7.yoç, la mer) (1). La Grèce d'Europe reçut des Pélasges
bon nombre de ses premiers habitants et les fondateurs de ses
plus anciennes cités.
Comme la région montagneuse d'où arrivaient ces émigrants,
la Grèce réunissait, rapprochés les uns des autres à très courte
distance, les lieux de pâturage transhumant, de cueillette et de
culture; elle présentait, par ses côtes très découpées, un abord
très étendu sur une mer placide et semée d'iles, que sillon-
naient déjà d'autres vaisseaux. Le contact et l'exemple des pi-
rates et commerçants tclchines de l'ile de Crète, des Phéniciens,
et des Berbères comme Danaiis (2), apprirent aux Pélasges qu'on
pouvait utiliser les transports par mer autrement que pour la
recherche des bons établissements agricoles.
Ils rapprochèrent leurs villes fortes des havres maritimes (3),
unirent l'industrie à la culture avancée pour multiplier les objets
échangeables, et se lancèrent, eux aussi, dans le commerce par
(1) V. Thucydide, Guerre du Péloponcse, liv. I,G.
(2) Poiiqiieville, Grèce, p. 4 et 5,
(3) Tiiiicydidi'. Guerre du Péloponèse, I, 7.
\
l'égyi'ti-: ancienne. 233
mer. La brancbo erecque des Pélasgcs l'emporta bientôt sur
toutes les autres, au point qu'elle revint en nombre couvrir de
villes florissantes l'Asie Mineure qui avait été son berceau, impo-
sant aux rivag'es asiatiques les noms grecs (VÈo/ir, de Doritlr et
à' lon'w.
Voilà donc les Grecs agriculteurs et guerriers, navigateurs et
commerçants, avec tous les caractères bien déterminés cbez les
pirates que nous avons vus descendre en Egypte. Ils apportèrent
dans l'exercice do leur nouveau métier cet esprit <T entreprise
communiqué à leur race par sa formation montagnarde.
Le commerce de mer, qu'ils exerçaient, veut être comparé au
commerce des Déserts, tel que le pratiquaient les Ammoniens :
car nous les trouverons tous deux en présence sur les bords du
Nil. Tandis que la caravane suit ponctuellement de puits eu puits,
sous peine de mourir de soif, la ligne créée dès l'origine par les
confréries religieuses , et ne peut ni s'en écarter, ni en choisir
une autre, le vaisseau, ou la flottille, vogue librement sur la
mer, à la distance et dans la direction qui lui conviennent. Le
caravanier prend et laisse, aux deux extrémités et aux stations
intermédiaires de son invariable parcours, des articles toujours
les mêmes ou qui varient très rarement ; le négociant maritime,
au contraire, aborde en des lieux différents, découvre des débou-
chés nouveaux pour des denrées nouvelles, étend et varie ses
opérations. De là, chez le premier, la stabilité de la clientèle, et
en même temps la traditionnelle immobilité dans la fabrication;
chez le second, au contraire, la concurrence, l'initiative et les
progrès des méthodes, qui se répercute dans la culture, dans
l'industrie, dont il écoule les produits.
Avec le progrès continu des méthodes aiguillonné par la con-
currence commerciale, adieu la stabilité des situations person-
nelles et celle des institutions. Tout change et se renouvelle sans
cesse, avec une tendance marquée vers l'essai, vers le perfection-
nement.
Non seulement, comme au sein de la race chamelière, la société
se hiérarchise en plusieurs classes, suivant la richesse; mais, de
plus, on passe de l'une à l'autre de ces classes avec toute la rapi-
2.'{i LA SCIENCE SOCIALI':.
dite que peut permettre le .sulistraliini patriarcal de la race.
C'est bien là le tableau des cités grecques, opposé à la placide
évolution des fortunes, à l'immobilité du droit, que nous avons
remarquées dans les villes sacerdotales de l'Egypte.
Que feront cependant, au sein de la cité hellénique, ceux
qui n'ont pas réussi? Quel emploi les citoyens riches et puissants
qui gouvernent voudraient-ils tenter de tous ces bras attirés
autour des comptoirs, de ces énergies nombreuses amassées au
sein de la masse prolétaire, dans une race où l'esprit d'entreprise
est développé à un tel degré par la formation première? On ar-
mera les citoyens pauvres, la jeunesse ardente et sans ressources;
les étrangers auxquels le travail manque sur le port seront ad-
joints à cas hoplitf's (Ij. La ville et ses notables, par des cotisa-
tions intéressées, fourniront les navires et les premiers fonds; un
chef aventureux et expérimenté prendra le commandement de
la flottille. Ainsi, munis des moyens d'action que donne une in-
dustrie toujours en progrès et en avance sur le reste du monde,
les émigrants iront aux rivages étrangers fonder une colonie,
comptoir et débouché d'abord de la cité mère, puis bientôt sa
rivale, si les circonstances s'y prêtent quelque peu (2).
Voilà comment procédaient, en particulier, les citoyens de
l'Achaïe et de l'Attique, fondateurs des colonies ioniennes, ces
hommes « nés pour ne jamais être en repos et n'y jamais laisser
les autres » (3). Voilà pourquoi les Grecs, bien qu'issus comme
les Mèdes des communautés aryennes, et bien qu'ayant long-
temps conservé dans leurs foyers la forme même de ces commu-
nautés (V), fondèrent de nombreuses et lointaines colonies, tandis
que les Mèdes n'en fondèrent pas.
Le regretté Fustel de Coulanges, en constatant la ressem-
blance des institutions familiales et la diversité des institutions
politiques chez les diverses branches des Aryas, fait cette re-
(1) '07r),iro:, fantassin |)(s;iininent armé.
(2) Cf. Tluuydide, Guerre du Péloponèse, liv. I, '}.~. etc., ot toute l'histoire de
Corcyre et d'Epidamnc
(3) Ibid., I, 70.
Ô) Ibid., I, G.
l'hgyi'tk ancienne. 235
marque judicieuse : « Les premières ont été fixées dès le temps
où la race vivait encore dans son antique berceau de l'Asie
centrale; les secondes se sont formées peu à peu dans les di-
verses contrées où ses migrations Font conduite (1).
Le commerce de mer, base de la transformation dernière
subie par la branche grecque de la race pélasgique, fait faire
un nouveau pas en avant à la question des Pouvoirs publics.
Chez le cultivateur mède, c'est à l'intérieur de la communauté
que s'exerce le travail nourricier : le pouvoir public ne patronne
pas l'art nourricier comme dans les monarchies issues des Dé-
serts, il se borne à saisir Ips rapports des communautés entre
elles ^ laissant la famille indépendante quant à ses moyens
d'existence. Mais le souverain saisit tous ces rapports d'une façon
absolue^ parce que les familles sont incapables de les régler
elles-mêmes : leur formation sociale, dérivant de la vie du pas-
teur nomade, est « courte par cet endroit », pour employer l'ex-
pression de Bossuet. Telle fut aussi, à peu près, la situation des
rois antiques dans les commencements des petits États de la Grèce.
Mais, avec le développement de la marine, lorsque le salut et la
force des Grecs furent incontestablement dans leurs vaisseaux (2),
un changement survint dans les institutions politiques (3), 11 fut
d'autant plus rapide et plus complet, que le commerce de mer
prenait plus d'importance : Corinthe, Athènes , par exemple,
entrèrent plus tôt dans cette voie et s'y avancèrent plus loin
que Lacédémone. Chez l'armateur et le négociant grec, c'est
hors du foyer, c'est par des rapports établis avec les concitoyens
et les étrangers que s'exerce l'art nourricier : leur existence
dépend de ces rapports, dépend des mesures générales prises
au dedans et en dehors de la cité. L'indépendance du citoyen
d'Athènes, ou de toute autre ville commerçante, ne paraît as-
surée que par l'influence qu'il peut exercer lui-même sur le
règlement de ces rapports. Le commerçant a l'habitude et
(1) Cf. la Cité antique, p. 125, 130. Tout l'ouvrage démontre la conservation,
chez les Grecs et les Romains, de la communauté aryenne.
(2) Cf. Thucydide, liv. I, 7, 73, 74.
(3) Id.,liv. 1, 13. Voiraussi, pourles progrèsde la marine grecque, liv. VU à XIX.
236 LA SCIENCE SOCIALE.
l'expérience des affaires, des transactions ; il cherche le plus pos-
sible à éviter la nécessité d'un juge, il y parvient dans la géné-
ralité des cas, sachant débattre lui-même ses intérêts, céder ou
exiger à propos. Le pouvoir public, chez les Grecs, saisit bien les
rapports entre les citoyens, comme en Médie, et, par là, il tend
à diriger, à patronner leur art nourricier, comme en Egypte;
mais ce pouvoir n'est plus déféré à un juge, ni à un patroc uni-
versel : il est fUtcnu jxir les citoyens pux-mêmes, d'abord par
les riches et les capables, puis par tous indistinctement lorsque
le commerce de mer est devenu le grand, le seul intérêt des
cités. Combien la société établie sur ce plan est différente de
celle où le juge Deïokès obtint si facilement le rang suprême!
Appuyé sur cette base chancelante, l'opinion de tous, le
pouvoir était essentiellement instable; mais la race ainsi formée
fut extraordinairement vigoureuse et persistante.
Le citoyen grec, à son foyer, n'est pas plus indépendant que
le Barbare ; il subit dans la gnis antique la même contrainte que
le Mède au sein de sa communauté. Il n'était pas plus à l'aise,
lui, le serf de la majorité, dans sa cité, à laquelle il appartenait
corps et biens, que l'habitant de la bourgade médique jouissant
en paix de son champ et de ses rigoles.
Cependant, s'il était riche, influent, orateur, il dirigeait plei-
nement l'effort général de tous vers un accroissement continu
de puissance. S'il était pauvre, il s'associait aux entreprises loin-
taines, et pouvait espérer de ses efforts personnels la fortune et
la situation la plus élevée; en attendant, il comptait par son
suffrage, et pesait par sa décision sur les affaires de la répu-
blique , affaires qui sont aussi les siennes puisque son sort en
dépend. Dans les deux cas, son génie propre, son eapril d'cntrc-
prisc, recevait satisfaction. Telle était la liberté grecque.
Cet état social répondait si parfaitement à l'esprit de la race
hellénique, telle que l'avait formée la pratique du commerce
par mer, qu'elle l'emporta sur tous les rivages, sous tous les
cieux où elle parut. La foule des colons et des hoplites qui
débarquèrent en Egypte aux temps de Psamétik et de Nekos,
LEGYl'Tli ANClIi.NNli. i237
d'A[)i'iôs et cl'Amasis, ne consentirent point à se ranger sous les
lois et les mœurs égyptiennes. On finit par leur concéder le port
ouvert de Naucratis (1 ), sur la bouche canopique du Nil ; ceux qui
ne voulurent pas s'y fixer, mais seulement exercer le commerce
en Egypte en vue des débouchés maritimes, reçurent des em-
placements distincts, le droit d'élever leurs temples, de conserver
leurs mœurs et de régler leurs affaires commerciales à leur
guise (2). Au contact de cette (( nation active, industrieuse, en-
treprenante, pleine de sève et de jeunesse », la vieille Egypte
se replia sur elle-même ; les Prêtres d'Ammon s'enfermèrent
dans leurs exploitations traditionnelles du culte des morts et des
caravanes vers le midi; les gens du peuple considérèrent le
Grec comme un homme impur et souillé, dont le couteau ou la
marmite transmettaient la souillure (3).
Mais les nouveaux venus s'emparèrent rapidement du com-
merce, important et exportant avec une activité jusqu'alors in-
connue en ces lieux, remplaçant par leurs artisans libres le
maçon, le blanchisseur, le ])oulanger à la corvée des villes
royales, offrant aux princes pour leurs g"uerres, quel que fût leur
parti, des corps d'auxiliaires pleins de bravoure et supérieure-
ment armés. Neko entreprit, pour l'extension de leur commerce,
le canal du Nil à la mer Rouge; on les vit créer une flotte pour
Apriès, combattre pour lui au nombre de trente mille, former
la garde d'Amasis, figurer à la fois dans l'armée égyptienne
et dans celle de Cambyse. Au moment de la conquête perse,
le Delta était transformé en colonie grecque^ avec des ramifi-
cations jusqu'au Désert (i).
Ici un problème se pose : si les navigateurs grecs ont colonisé
la Basse-Egypte, Font remplie de leurs émigrants jusqu'à en
être les maîtres, comment se fait-il que les plus anciens des na-
vigateurs, ceux qui furent les instituteurs des Grecs pour le
commerce maritime, les Phéniciens, plus voisins encore de ce
(1) « La force des vaisseaux ».
('2) Hérodote, II, 178. — Maspero, Histoire uiicienne, p. 527.
(3) Maspero, flis/oirc ancienne, p. 491,492.
['t) Ibid., Histoire ancienne, p. 4'J3, 494, 505, 512, 526, 527-530.
238 LA SCIENCE SOCIALE.
pays, n'y aient point réalisé antérieurement une colonisation
semlîlable? Évidemment le fait seul du commerce maritime, fait
commun aux deux sociétés dont il s'agit, n'est pas la raison
unique et décisive de la colonisation grecque , puisque l'exercice
de cet art permit à chacune de ces deux races de tenir une con-
duite opposée.
Je propose à cette difficulté une solution, qui nous amène
à étudier brièvement les origines phéniciennes.
Nous avons présenté jadis comme étant la plus antique des
lignes de navigation celle c|ui, au temps des premiers carava-
niers du Désert de sable, reliait les bouches de l'Indus au fond
du Golfe Persique (1), point du globe qui est considéré par
plusieurs comme le centre primitif du commerce. Or c'est pré-
cisément dans la grande oasis d'Ornuiz ou Bassora, le pays des
dattes, et dans les îles voisines situées près des eûtes du Golfe,
({ue l'on place les premiers établissements commerciaux des
Phéniciens.
D'après Movers, dont l'opinion est généralement admise, le
nom même des Phéniciens signifie les gens du pays des Pal-
miers (2) ; — c'est-à-dire les gens de f Oasis. ¥. Lenormant nous
indique, à travers la Péninsule arabique, la ligne d'oasis qu'il
considère comme le tracé de la migration phénicienne, du pays
d'El-Katif jusqu'en Syrie; tracé dont il n'est guère possible de
douter, dit-il : « car partout ailleurs l'étendue du désert à tra-
verser eût été un obstacle infranchissable à leur marche (3) ».
Je ne sais si l'on doit admettre comme prol)able une migra-
tion en masse, par cette ligne, d'une nation dite Phénicienne;
mais on peut comprendre qu'il y ait eu là une des plus anciennes
voies commerciales créées à travers les Déserts, et qu'en effet
ce soit par cette voie que les premiers groupes de patrons com-
merçants aient atteint les rivages de la Méditerranée.
On applique assez généralement aux Phéniciens l'épithète de
Cananéens. Je me demande ce que l'on veut dire par cette ap-
(1) V. Ju Scicuce sociale, << Kj;yi>lo ancicnno >■, I. IX, i>. 235.
{:i) V. Mas|ii'ro, llisloire ancienne, p. 189.
;Vi Lenoirniiiil, Manuel (l'Histoire ancienne, t. III. |). 'i. 5.
LiaiYl'TE ANClliNNE. ÛIV.)
pellation. Autant les dénominations ethnologiques peuvent avoir
un sens concret et réel lorsquellcs s'appliquent à des races pu-
rement pastorales, dont les communautés fermées se mêlent
très difficilement aux éléments étrangers, autant elles répondent
peu à la réalité lorsqu'il s'agit d'une petite société adonnée au
commerce de mer dès les premiers temps du monde, courant
toutes les mers et touchant à tous les rivages lointains ou rap-
prochés; exerçant une profession extrêmement périlleuse, qui
l'oblige à se recruter perpétuellement par de nouveaux auxi-
liaires et qui tend plus qu'aucune autre à mélanger les hommes
et les races. Que l'on examine, à tous les rangs de la société, la
population des grands ports ouverts au commerce lointain, dans
toutes les parties du monde : soit New- York, soit iMarseille, soit
Macao, Hong-Kong, ou enfin les « Échelles du Levant », qui
nous rapprochent de notre sujet ; est-il possible d'établir la fi-
liation ethnique de la masse d'hommes qui s'agite dans ces ports,
qui y exerce tous les métiers tenant au commerce, depuis le
banquier jusqu'au manœuvre? Une seule race, au point de vue
ethnique, se fait remarquer par son type spécial et persistant
au milieu de ces agglomérations cosmopolites : la race noire. Or
cette race est précisément absente dans les représentations figu-
ratives anciennes qui nous restent concernant les Phéniciens. Il
est facile de constater la différence des types que les Egyptiens
consacraient à la représentation des Phéniciens et des nègres :
on peut, à cet effet, rapprocher, par exemple, les dessins exacts
relevés par 31. Ph. Virey dans le tombeau de Rekhmara, com-
parer les nègres et les Kouschites représentés à la planche VI,
avec les Phéniciens de la planche V. porteurs de leurs grands
vases de bronze (1).
Mais, quelle que soit la descendance ethnique des individus,
une chose persiste dans les sociétés : le moule social , la forme
(1) Voir, pDur l'explicalioii de ces planches, le texte de l'ouvraj^e, p. 33 à 36 Ou
iemar(iuera i\ne les peintures du tombeau do Rekhmara remontent au temps de
Tlioutmès 111. Riia-iiien-Koper. c'est-à-dire environ à l'an 1600 avant J.-C. Les inariii>
de la Grande Verte, à celte époque, étaient bien Phéniciens et non Grecs; il ne i>eul
> avoir de confusion sur les types.
240 LA SCIENCE SOCIALE.
du groupement, dérivée de l'organisation primitive des migra-
tions et du travail auquel se livre la population. A ce point de
vue, les Phéniciens peuvent se dépeindre en peu de mots : Ce
sont des cumnierçant.s par mei\ issus des caracmdarn des Steppes
pauvres. Ils sont arrivés aux bords de la Méditerranée, de la
« Grande-Verte », précédés d'abord, puis conduits, par l'asso-
ciation religieuse de leurs prêtres Cabires, les prêtres de Baal (Ij.
La flotte de chaque ville a été la flotte du roi, et d'ordinaire ce
roi était revêtu d'un caractère religieux. Les Phéniciens ont
étendu à travers le monde, par les transports maritimes, leur
« civilisation à la fois religieuse et scientifique (2) », tout en con-
tinuant à conduire des caravanes, vers les Indes, en Arabie, en
Syrie, en Afric^ue, et jusqu'aux pays du Nord (3). Mais la forma-
tion originaire se décèle toujours parmi eux : on y remarque
un groupe de dirigeants, puissant et capable, dont le déplace-
ment successif de Sidon à Tyr, de Tyr à Carthage, et primitive-
ment d'Ormuz à Sidon , emporte avec lui la prospérité et la ri-
chesse phéniciennes (4) ; ce groupe éminemment stable ne se
mêle point à la foule d'esclaves , de soldats mercenaires et de
populace sans fortune (5) qui remplit les villes mères ou les
comptoirs éloignés, et cjui subit son patronage dans les inoijens
d'e.iistejLce. Avec de tels éléments en sous-ordre, — ceux que
Menés put utiliser, grâce au Nil , par la culture à patronage uni-
versel, — les Phéniciens, demeurés purs commerçants par l'aban-
dance des ressources maritimes, ne pouvaient fonder à l'étran-
ger, soit sur les côtes, soit dans les terres, que des camps
fortifiés pour le commerce et le transit, des stations analogues
aux zrrlbas créées en pays nègre par les négociants nubiens,
ou aux marchés comme Kazeh, Nyangwe, Udjidji, établis par les
marchands indo-arabes de Zanzibar sur la route du Tanganyka;
établissements appuyés sur quelques bandes de soldats Baràbas
(1) Maspcro, Histoire ancienne, \). 148, 440.
(2) ma., p. 148.
(3) Ibid., j). 169, 187, 'IVi, 234, etc.
(4) Ihid.,]). 441, 44i. — Lcnonnant, l. III. p. 72.
(5) Maspcro, Histoire ancienne, \>. 350.
l'égyi'ïe ancienne. 241
ou Hadramoûtes , sur des chefs mercenaires et des esclaves
armés (1). De tels moyens permettent linstallation de compluirs
d'exploitation (2) ; ils ne suffisent pas à fonder des colonies de race.
En fait, les Phéniciens ne colonisèrent pas, même à Carthag-e, où
leurs forces reposaient presque exclusivement sur des mercenaires
venus de tous les points du monde (3). En somme, la Phénicie se
classe, — avec TÉgypte , l'Assyrie, tous les empires fondés dans
les Oasis, — parmi les sociétés issues des Déserts de sable, dont la
caractéristique est le patronage des moyens d'existence par des
pouvoirs pu])lics autocratiques; d'ailleurs, ses moyens d'existence
se sont à peu près bornés au commerce, par où elle avait com-
mencé et qui lui a surabondamment suffi : de ce chef, elle
n'avait pas la force de résistance que fournissent à une race les
émig"rants formés par la culture.
Quelle différence avec l'émig-ration des hoplites grecs, ce trop-
plein des cités helléniques, filles et brillantes hérilières des vieilles
cités pélasg-iques agricoles, déversant sur les terres étrangères
des masses de citoyens énergiques, habiles non seulement à se
patronner, mais à se g-ouverner eux-mêmes, unis entre eux et avec
la mère patrie par le lien de la fédération civique! Le contraste
est absolu; mais il ne nait pas de l'exercice du commerce mari-
time, auquel se livraient également les Grecs et les Pliéniciens;
il provient des conditions antérieures, de la condition première
sous l'empire de laquelle chacune des deux races a entrepris la
navigation.
L'avantage devait rester, dans la lutte qu'engendrait forcément
le commerce de mer, à la société la mieux douée^ la plus per-
fectionnée et la plus perfectible , à celle qui formait dans son sein
un nombre incomparablement plus grand de citoyens actifs, entre-
prenants, habitués à la concurrence, aptes à gérer eux-mêmes
leurs affaires. Dès que les marines pélasgiques, — étrusques et
grecques, — parurent dans la Méditerranée, la puissance des Phé-
(1) Voir la Science sociale, «Le Continent africain », t. VIFI, p. 516 à 524.
(2) Ibicl., p. 234, 235.
(3) Univers piltoresque ; Carthage, par Bureau de la Malle, p. 7, 29, 35, 45, 27,
28, G5 à 77.
T. XII. 16
242 LA SCIENCE SOCIAIE.
niciens entra clans l'ère de la décadence : devant (( l'irrésistible
esprit d'expansion (1) » qui animait les nouvelles nations mari-
times, les « gens des Oasis » durent battre en retraite (2); et,
laissant le champ libre aux entreprises de leurs rivaux, évacuer
jusqu'à leur comptoir deMemphis, abandonner le monopole du
commerce égyptien (3).
Les Grecs n'eurent donc point de compétiteurs maritimes à
évincer pour arriver à la colonisation de la basse Egypte ; et les
rapports de leurs colons avec les cités mères ne subirent point
d'entraves sérieuses à travers la Méditerranée. Aussi le lien de
la fédération hellénique s'étendit-il jusqu'aux bords du Nil.
Les révoltes du Delta égyptien, donnant la main à la colonie
grecque de Cyrène, contre la domination perse coïncidèrent
avec les efforts que la Grèce dirigeait contre le Grand Roi. Inaros,
Amyrtée, Néphéritès, tous les prétendants pharaoniques levant
la bannière égyptienne contre la suzeraineté médique , étaient
probablement suscités par les Grecs, en tous cas presque exclusi-
vement soutenus par des auxiliaires grecs. Si les cités d'Asie
Mineure fournissaient des mercenaires à la solde de la puissance
perse, les flottes de la Hellade s'empressaient au secours des
colons de la basse Egypte. Deux cents navires athéniens vinrent
assiéger, — infructueusement du reste, — le satrape dans la forte-
resse du Mur Blanc; Agésilas de Sparte traita avec Néphéritès,
et Chabrias se mit au service de Nectanebo (4).
Enfin se joua la suprême partie entre Artaxerxès-Okhos et
le dernier des Pharaons, Nectanebo. Vaincu d'abord par Diophan-
tos d'Athènes et Lamios le Spartiate, généraux du prétendant
égyptien, Okhos revint avec d'innombrables hordes asiatiques,
appuyées de quatorze mille mercenaires grecs, et mit le siège
devant Péluse. C'étaient des Grecs encore qui tenaient cette place
pour le compte du Pharaon : Nectanebo , véritable Égyptien par
l'esprit et les mœurs , prit en dégoût cette terre saturée d'étran-
(1) Lcnorniant, Manuel, t. 111, p. 78.
(2) Maspero. Histoire ancienne, p. 443, 444.
(3) Ibid., p. 24. 2ii3.
(4) Ibid., p. 556 à 565.
l'ÉGYI'TE ANniENNK. 24.'i
gers. Abandonnant ses auxiliaires et la place assiégée, clef de
la basse Egypte, il s'enfuit en Ethiopie arec son trésor (1), le fa-
meux trésor du groupe patronal égyptien. Ainsi la monarchie
de Menés, en la personne de son dernier représentant national,
retournait aux lieux de sa primitive origine, laissant place nette
à « la nation active et entreprenante » déjà si fortement ancrée
dans la vallée du Nil. Sur ce théâtre que désertait la vieille ma-
jesté pharaonique, la race grecque allait voir apparaître, dans
l'éclat de sa grandeur naissante, le plus merveilleux de ses héros.
II. LES GRECS EX EGYPTE : ALEXANDRE ET LES PTOLÉMÉES.
Par l'effet même de leur colonisation rapide et continue, les
cités grecques croissaient en nombre et en puissance; mais le
lien qui pouvait les unir se distendait de plus en plus, sous
l'effort des ambitions rivales, de la concurrence. L'immense em-
pire médique fascinait en Grèce tous les esprits ; son existence
était un danger permanent pour la liberté hellénique , en même
temps que la force, la grandeur, la cohésion de cet empire exci-
taient l'envie des cités rivales, dont chacune à son tour aspirait à
l'hégémonie, au commandement suprême. L'unité d'action assu-
rée par un pouvoir central plus stable et plus ferme que le
conseil pan-hellénique paraissait à tous le moyen unique et dési-
rable d'en finir avec le Grand Roi et d'assurer à la race grecque
son expansion définitive.
Pendant ce temps, un rameaux détaché, obscur, presque oublié,
de la famille pélasgique croissait derrière la chaîne septentrio-
nale des monts Olympe qui se termine à l'Ossa. Moins adonnée
au commerce maritime cjue la Grèce méridionale, la Macédoine
avait conservé la puissante organisation sociale des Pélasges pri-
mitifs : sous l'autorité d'un roi, chef politique et chef de guerre,
ses habitants échangeaient entre eux les produits du bétail trans-
humant du Pinde supérieur, les fruits des pentes étagées et les
(1) Maspero, Uisioiic ancienne, p. 567, 568.
244 LA SCIENCE SOCIALE.
grains récoltés par les laboureurs dans la grande vallée qui
remonte du golfe Thermaïque vers Pella et jusqu'à Édesse.
Fortement poussée dans la voie du progrès par des relations
constantes avec ses entreprenants voisins, la Macédoine devint
assez rapidement un État prospère et riche, sans ressentir encore
les effets de l'instabilité qui minait les cités grecques. Son roi,
Philippe, thésauriseur, tenace, rusé, parfaite incarnation du génie
propre à cette Auvergne hellénique , organisa avec la cavalerie
thessalienne et les fantassins montagnards une armée incompa-
rable, dont Félite, la célèbre phalange (1), groupait d'une ma-
nière solide les terribles piquiers des petits plateaux. Prises
à revers et divisées , les cités maritimes reconnurent tour à tour
la suprématie macédonienne. C'est ainsi que se fit l'unification
des forces de la race grecque. Quand Alexandre monta sur le
trône, la Grèce entière eut un roi, dont la mission était tracée
d'avance : conduire la race unie des Hellènes à la conquête de
l'Asie, Par la centralisation de toutes ses énergies , la Grèce était
devenue la Grande Nation,
Après les victoires du Granique et d'Issus, Alexandre était déjà
maître de l'Asie Mineure et de la Syrie lorsqu'il entra en Egypte,
Il fut reçu comme un libérateur et un ami parles Grecs du bas Nil
et par ceux de Cyrène ; grâce au concours de ces derniers, il put
pénétrer jusqu'à l'oasis d'Ammon, centre le plus vénéré des
prêtres-caravaniers en Afrique.
La vaste confrérie religieuse des déserts avait déjà profité
depuis longtemps de l'extension donnée à son commerce par ses
rapports avec les marines grecques; elle voyait d'un œil favo-
rable la substitution, dans le monde alors connu, de l'influence
et de l'activité helléniques à la domination et à l'inertie des
Perses. Fort instruits dans toutes les mythologies antiques, et
généalogistes intéressés, les prêtres Ammoniens saluèrent le jeune
conquérant du titre de « fils d'Hercule et de Bacchus », c'est-à-
dire d'Ammon, Ils reconnurent qu'il descendait par son père,
des Héraclides, ce que l'histoire semble confirmer (2), et qu'il
(1) V. Univers piitoresquc : Grèce, par Poiiqueville. p. 202.
(2) Thucydide, liv. II, 99.
L' EGYPTE ANCIENNE. 2i5
était également descendant de Bacchus, ou d'Ammon , par les
femmes. C'était là une prétention des rois de Macédoine (1) \ la
reconnaissance par les Prêtres d'Ammon de cette origine mater-
nelle, rattachant le héros Grec à l'antique groupe familial des
Pharaons, légitimait aux yeux des indigènes le nouvel ordre de
choses. Avant de quitter TEgypte, il était nécessaire au héros
macédonien, au salut de son armée qu'il allait conduire si loin,
de laisser en ordre et en paix, en bonnes dispositions à son
égard, la population dense et nombreuse de la vallée du Nil.
Vis-à-vis des Grecs du Delta, d'avance acquis à sa cause, il lui
suffit d'un témoignage de bienveillance éclairée, qui fut en même
temps un trait de génie : la fondation, dans un site maritime de
premier ordre, de la grande cité d'Alexandrie, dont le port a
conservé jusqu'à l'époque moderne le premier rang parmi les
stations navales du Levant. Vis-à-vis des Égyptiens, Alexandre
suivit exactement la politique de Darius, il ne changea rien à
leurs mœurs, à leurs coutumes, respecta les temples ; et, laissant
en la place du satrape perse son gouverneur Cléomène, il partit
pour ses lointaines conquêtes, hanté jusqu'à la fm par l'idée de
la majesté surhumaine qui lui était apparue dans la terre des
Pharaons, de la divine extraction que lui avaient reconnue les
prêtres égyptiens. Sur les bords de l'Hyphase, au moment de
commencer sa retraite des Indes vers Babylone, Alexandre éleva
un autel « à son père Ammon (2) ».
Dans le partage de l'empire d'Alexandre, l'Egypte échut à
Ptolémée. Nous n'avons pas à décrire les luttes qui armèrent les
uns contre les autres les généraux ambitieux auxquels le con-
quérant laissa le fruit de ses heureuses expéditions et de son
génie militaire : ce sont là des faits de l'histoire grecque : voyons
ce qui se passa en Egypte.
Ptolémée, fondateur de la dynastie des Lagides, que l'on compte
comme la 32° dynastie pharaonique, était, en même temps qu'un
général avisé, un profond politique, ne brusquant rien, sachant
. (1) V. E. Revillout, Renie érjyptologiquc , 1881, p. 231. — Univers pittoresque ;
Afrique ancienne, p. 93 à 95; Grèce, p. 256.
{2) Univers pittoresque ; Grèce, ^ 211.
5iG LA SCIENCE SOCIALE.
attendre : c'est à cette qualité qu'il dut sa fortune. A l'inverse
des autres successeurs d'Alexandre, il ne se précipita point sur
la province qui lui était dévolue avec l'avidité d'un larron re-
doutant l'audace de ses confrères. Ptolémée prit son temps,
choisit la saison la plus commode pour faire le voyage de Baby-
lone à Mempliis (1), et se décora simplement, à son arrivée
dans sa future capitale, du titre de gouverneur. Les règnes de
Philippe Arridée, du jeune Alexandre, qui détinrent nominale-
ment la couronne impériale, furent par lui respectés scrupuleu-
sement, et les noms de ces princes fainéants inscrits avec le car-
touche pharaonique sur les monuments égyptiens construits ou
restaurés par ses soins. Mais il va sans dire que, dans sa province,
loin de tout contrôle, indépendant en fait, le gouverneur exer-
çait d!après ses propres idées toutes les fonctions pharaoniques*;
il résidait sur les lieux et avait le pouvoir réel.
A l'extinction de la famille d'Alexandre, Plolémée se ressou-
vint officiellement qu'il était issu, lui aussi, quoique peu légi-
timement, du sang de Philippe de Macédoine (2) et de la lignée
des Héraclides, On vit alors combien sa conduite avait été sage :
n'ayant rien dérangé à l'ordre établi, ayant laissé s'accomplir
jusqu'au bout les destinées de la dynastie alexandrine (3), Pto-
lémée se trouvait, ipso facto, revêtu du prestige que conservait
en Egypte le grand nom du conquérant fds d'Ammon. Dix-neuf
ans après la mort d'Alexandre, il devenait, en droit comme en
fait, le successeur légitime et incontesté du trône pharaonique, et
pouvait à son tour faire sculpter son protocole royal sur les mo-
numents de Karnak et de Thèbes. Il y est désigné comme « l'ap-
prouvé d'Ammon et de Phré, If (jardu-n de la vie (soter), Pto-
lémée, vivant à toujours et chéri de Phtah. » A côté ligure le
nom de son épouse préférée, la reine Bérénice, qualifiée « domi-
natrice du monde ».
Le jugement sain, l'esprit de conduite bien équilibré qui por-
(1) Champollion-Figcac, p. 391.
(2) E. Hevilloiit, Revue egyptologique, 1881, j>. 231. — Univers piUoresque;
Grèce, p. 241.
(3) IbùL, p. 229. — Chami)oIIion-Figpac, p. 397.
l'Egypte ancienne. 247
tait Ptolémée à ne pas vouloir violentei' les circonstances, en
même temps que sa parfaite connaissance du milieu complexe
où il avait à évoluer, sont hautement marqués clans toute Fad-
ministration de ce fondateur de dynastie, avec cet entregent
propre à la race grecque, à la race adonnée aux transactions et
aux affaires (1), dont il était issu. Aux Égyptiens des nomes su-
périeurs, à ceux que les phénomènes du lieu maintenaient dans
les conditions de vie purement égyptiennes, il accorda des tem-
ples et des travaux dignes en tous points des anciens Pharaons.
Ses successeurs firent de même. Aux Grecs du Delta vivant du com-
merce ou exploitant les terres qui échappent au régime des ca-
naux, il concéda tout ce qui pouvait améliorer leur situation :
pour eux, il fit frapper des monnaies en quantité considérable;
il fit construire le gigantesque phare d'Alexandrie (2), une des
merveilles du monde antique. Pour satisfaire les tendances de
la race grecque vers les cultures intellectuelles, pratiquées d'une
façon libre, et non plus emprisonnées dans les mailles de la tra-
dition comme au sein des temples égyptiens, il fonda la célèbre
école d'Alexandrie (3), où se discutaient tous les systèmes phi-
losophiques et les théories religieuses du monde. Il alla jusqu'à
distribuer aux Grecs une partie des terres sacerdotales, celles
probablement qui échappaient au régime de l'inondation ; mais,
par voie de compensation, il créa pour les prêtres égyptiens un
véritable budget des cultes, prélevé en grande partie sur l'impôt
des maisons librement possédées par les Grecs ou les grécisés [k) .
Ainsi Ptolémée suivait avec exactitude la marche des faits so-
ciaux et arrivait adroitement à enlever aux confréries sacerdo-
tales de la basse Egypte leur situation terrienne très indépendante,
que ne justifiait plus leur puissance commerciale depuis que le
négoce était, pour la plus grande part et surtout pour ses débou-
chés, tombé aux mains de la population grecque.
Mais ce que voulait Ptolémée, ce à quoi il tendait comme chef
(1) Ebers, Dm Caire à Philx, \). 249, 335, 381, 391, 409, 412.
(2) ChatnpoUion-Figeac, Éfjypte ancienne, p. 409.
(3) Ibid., p. 410. 415.
(4) E. Rcvillout, Bévue égyptologique, 1883 n* 3, p. 106, 107.
248 LA SCIENCE SOCIALE.
de dynastie, ce n'était pas la puissance éphémère et branlante
qu'un citoyen riche saisissait dans les villes grecques sous le nom
de tyrann'u' /c'était bel et bien une monarchie solidement assise,
perpétuelle, héréditaire. En un mot, il ne visait point à cons-
tituer un pouvoir à la grecque, mais à restaurer l'ancienne mo-
narchie pharaonique. Pour cela, tout en laissant les cités mari-
times et commerçantes s'administrer, — autant que possible, —
comme il leur convenait; tout en favorisant leur liberté et leur
expansion, il ne fallait pas appuyer la dynastie sur la base chan-
celante de l'opinion : mais la fonder sur les conditions propres
à la partie stable, immobile, du peuple d'Egypte, sur le patro-
nage que la nécessité impose aux cultivateurs des terres inon-
dées. Il fallait profiter de ces circonstances qui font que « ja-
mais, au dire d'Hérodote, les Égyptiens n'ont pu vivre sans
roi ».
11 était facile à Ptolémée, avec l'activité qu'il tenait à la fois
et de la formation grecque et de sa propre vie, jusque-là fort agi-
tée; avec le concours de grands chefs de service issus de la même
race; et au moyen d'une certaine simplification administrative
(jui dut résulter de la circulation monétaire ; il lui était, dis-je,
facile de remplir à la satisfaction générale le rôle de patron uni-
versel qui appartenait au roi d'Egypte. Il resta, pour l'accom-
plissement de ses fonctions royales, ce qu'il était auparavant avec
le titre de gouverneur.
Après avoir sapé la puissance sacerdotale par le nouveau ré-
gime imposé aux temples, Ptolémée et ses successeurs arrivèrent
à reconstruire exactement l'édifice pharaonique. La conception
du pouvoir public, telle qu'elle s'était formée dans les cités grec-
ques, n'excluait pas ce pouvoir du paljrjn/tgf éclairé des moyens
(t existence de la nation; — elle y joignait seulement l'idée du
contrôle par les intéressés. Les Lagides reprirent donc, avec quel-
ques perfectionnements, la gestion directe de la terre arrosable.
Ils avaient la force en main; les nomarqucs redescendirent au
rang de fonctionnaires, de régisseurs pour le compte du trésor
royal, dont le système médique les avait fait sortir. Ce ne fut
point sans quelques révoltes dans la haute Egypte, où notam-
l'ÉGVI'TE ANCIEN.Nli:. 249
ment se soulevèrent, mais sans succès, Harmachis et Anchtu (1),
des l'opail de vieille lignée.
Ptolémée se coucha donc dans le lit de Pharaon ; et, à l'in-
verse de Cambyse, il n'y rencontra point d'épines. En s'étendant
sur cette couche royale, les Lagides se pénétrèrent si bien de
leur rôle, s'adaptèrent si bien à leur fonction, qu'ils en vinrent
juscju'à transporter à leur propre farnillc le mode de groupement
familial de la race égyptienne.
J'ai déjà insisté souvent sur la coutume successorale des Cha-
meliers, dont nous retrouvons l'application dans les dynasties
pharaoniques et dans celles des nomarques héréditaires; j'ai
mentionné la conséquence de cette coutume, qui avait institué
pour les Pharaons Yusage d'épouser leur sœur lorsque celle-ci
se trouvait dépos'itaire du droit de transmission de la couronne.
Cet usage s'était, du reste, répandu en Egypte, même en dehors
des familles royales ou seigneuriales (2) .
Or, en examinant de près, à la lueur de cette indication, la
succession au trône telle qu'elle s'est produite dans la dynastie
lagide, on est conduit à cette conclusion : les Ptolémées ont aban-
donné l'hérédité macédonienne par ordre de primogéniture, pour
adopter la transmission du droit royal de fille en mâle et de mâle
en fille, la coutume pharaonique en un mot, y compris Y usage
royal d'épouser sa sœur.
Je crois devoir insister sur ce point. C'est d'abord une question
historique à mettre en lumière. Puis, il y a là, pour notre étude
égyptienne, un fait capital : il s'agit de vérifier, par voie de consé-
quence lointaine, Thypothèse que nous avons émise et dévelop-
pée : à savoir que la race égyptienne est dérivée des Pasteurs
Chameliers primitifs du grand Désert.
Il est constant en effet que les Ptolémées n'ont point importé de
Macédoine la coutume dont il s'agit et l'usage des mariages frater-
nels : ils l'ont donc prise en Egypte. C'est alors un fait égyptien. Or,
(1) E. Revillout, Revue crjyptolocjiquc, 1881, Il et HT, p. 145-147.
(2) V. Em. de Rouge, .Vo^ice sur les monuments du Louvre ; Stèles et inscrip-
tions, no'176, 187, 205,210. ele. — V. la Science sociale, « lÉ gypie ancienne », t. X,
p. 356, 357.
250 LA SCIENCE SOCIALE.
de toutes les dynasties pharaoniques, la dynastie lagide est la seule
pour laquelle des renseignements précis fassent connaître exacte-
ment tous les princes et toutes les princesses de la famille royale.
C'est donc la seule qui nous permette de vérifier complètement notre
hypothèse sur la coutume successorale égyptienne. Si nous trou-
vons chez les Lagides la coutume chamelière en excercice, nous
sommes en droit de conclure qu'elle était aussi réellement la base
du droit héréditaire pharaonique, la coutume nationale égyp-
tienne , et qu'alors la race égyptienne dérive des Pasteurs cha-
meliers.
Il faut évidemment tenter cette vérification. L'intérêt qu'elle
présente entraînera, je l'espère, le lecteur à tolérer l'aridité pro-
pre à ce genre de recherches.
Arrivé à l'âge de quatre-vingts ans, Ptolémée Soter voulut as-
surer la transmission calme et régulière de ce pouvoir, indispen-
sable au bonheur de l'Egypte, qu'il détenait, depuis l'extinction
de la dynastie Alexandrine, avec le titre de fils d'Ainmon, de des-
cendant de Bacchus par les femmes. Il consulta ses amis et ses
conseillers grecs sur le choix d'un héritier, qu'il se proposait
d'instituer avant de mourir. L'usage macédonien désignait Ptolé-
mée Céraunus, le fils d'Eurydice, parce qu'il était l'aîné des fils. Dé-
métrius de Phalèrcs, l'éminent homme d'État athénien, le dit au
roi. Celui-ci désigna cependant Philadclphe, fils de Bérénice,
son épouse préférée, qui fut chantée par Théocrite et qu'il avait
fait reconnaître et inscrire à ses côtés comme « dominatrice du
monde ». Céraunus quitta immédiatement l'Egypte, « où son
droit de primogéniture venait d'être si publiquement mé-
connu » (1). Philadelphe fut associé au trône dans une fête splen-
dide que présidèrent ensemble Ptolémée Soter et Bérénice.
Alors furent frappées les monnaies qui portent les têtes accolées
de Soler et de Philadelphe, avec celle de Bérénice au revers (2).
Après la mort de son père, Philadelpue songea à se marier de
la manière la plus profitable à ses intérêts politiques, à la stabi-
lité de la dynastie. Nous assistons ici à une sorte de tâtonnement,
(1) ChampoHionFij^c;ic, |). 402, W.», 411, 41G.
(2) Ibid., i>. 412.
l'ÉGYI'TK ANClENiNE. 251
(l'hésitation dans la conduite de ce prince, le premier de sa lignée
dont le mariage devait avoir une influence sur la constitution de
la famille royale . Philadclplie semble avoir cherché d'abord à faire
remonter jusqu'à la génération précédente, dans cette famille
« descendant de Bacclius par les femmes », l'établissement d'un
groupement conforme à la coutume égyptienne. Il épousa en effet,
en premier lieu, Ai\siaoë^ fille de Lysimaque de Thrace et d'une
autre Arsinoë, .sœur de Sofcr (1). 11 eut un fils qui lui succéda
sous le nom d'Évergète. 3Iais en second lieu, plus tard, com-
plètement décidé à mettre de côté les lois macédoniennes pour
suivre Y usage pharaonique, il épousa sa propre sœur, veuve du
même Lysimaque et nommée aussi Arsinoë. Celle-ci figure avec
lui sur les monnaies et les édifices (2). N'ayant pas eu d'enfants,
cette seconde Arsinoë avait adopté Évergète, le fils de la pre-
mière (3).
Notons, pour le retrouver plus tard, le mariage de Bérénice,
fille de Philadelphe et d'Arsinoë la I", avec Antiochus de Syrie (4).
Évergète, au décès de son frère, venait de plein droit à la
couronne : par naissance ou par adoption, soit que l'on fit re-
monter l'origine du groupe à la sœur de Soter, soit qu'on l'ar-
rêtât à Bérénice, femme de celui-ci, Évergète était Xa fils de la
fille ainée. Versant de plus en plus du côté de l'antique Egypte,
Ptolémée alla au secours des prêtres Éthiopiens contre leur per-
sécuteur Ergamène, et annexa l'Ethiopie à son empire. Mais ce
qui nous intéresse en ce moment, c'est son mariage. Il épousa
Bérénice, fille de Magas de Cyrène (5). Cette seconde Bérénice était
la fille ainée du groupe remontant à la première reine Bérénice,
car Magas était, d'un premier mariage antérieur à celui de Soter,
le fils de la première Bérénice (6).
Cet exemple me parait assez concluant. C'est à cause de l'exis-
tence de cette Bérénice, fille ainée du groupe, que la fille de
(1) ChanipoUion-l'igeac, \>. 402.
(2) Ibid., p. 415, 417.
(3) Ibid., p. 417
(4) Ibid., p. 415.
(5) IbkL, p. 402.
(6) D'Avezac, Afrique ancienne, \k 99 à 101.
252 LA SCIENCE SOCIALE.
Philadelphe devint reine de Syrie. Évergète introduisit ainsi défi-
nitivement la dynastie Lagide dans le moule pharaonique. La
seconde Bérénice, une des plus célèbres reines d'Egypte, figure
comme « maîtresse du monde » dans les inscriptions de Philœ et
sur d'autres monuments (1).
PiiiLOFATOR succéda à Évergète, comme fils de la seconde Bé-
rénice. Il ne commit pas l'imprudence qui avait amené la perte
d'Apriès, Pharaon grécisé (2) : au contraire, ce Ptolémée, profon-
dément pharaonisé, si je puis ainsi dire, resserra tous les liens du
groupe en épousant sa sœur Arsinoë (3), de manière à assurer à
son fils la qualité de fils de la fille aînée. Quoique son mari l'ait
fait assassiner, Arsinoë figure avec Evergète sur les monuments
de Thèbes et de Karnak (i).
Leur fils unique, Épiphank, était possesseur du droit royal. Il avait
cinq ans et demi à la mort de son père. La régence dura neuf ans,
elle eut trois titulaires. Le dernier, Aristomène, paraît avoir été
bien au courant de la question généalogique à laquelle se reliait
l'ordre des successions royales : car il imposa par traité à Antio-
chus de Syrie la promesse d'unir sa fille Clèopùtre au jeune Epi-
phane (5). Or Cléopâtre de Syrie avait pour mère la Bérénice plus
haut citée, fille de Philadelphe et d' Arsinoë (6) ; elle se trouvait
la fille aînée du groupe. Épiphane n'ayant point de sœur. Epi-
phane figure sur un édifice attenant à l'Aménophium de Thèbes
avec sa mère Arsinoë et « sa royale épouse Cléopâtre, tutrice de
l'Occident (7). »
Il mourut à vingt-neuf ans, la vingt-quatrième année de son
règne, laissant deux fils, F^hilométor et Évergète II, et une fille,
nommée Cléopâtre comme sa mère, comme elle dépositaire du
droit royal (8); nous l'appellerons Clropatrc IT.
(1) Chainpollion-Figeac, p. 41Î), 420.
(2) V. l'arliclc ])ré(é(ieiil dans la Science sociale, t. XII, p. 82, 83.
(3) Champollioii-Figeac, p. 402.
(4j /ôid., j). 424, 425.
(5) Ibid., p. 426, 427.
(6) Ibid., p. 415, 418.
(7) /6u/.,p.431.
(8) Ibid., p. 402, 403.
l'ègyi'TE ancienne. 253
A partir de ce moment la dynastie lagide entre dans une série
de crimes, de révolutions et de divorces, qui rendent sa filiation
extrémonient enchevêtrée. Nous allons essayer de la suivre à l'aide
de notre fil conducteur.
PHIL03IÉT01V, l'alné des enfants d'Épiphane, avait cinq ans : il fut
d'abord associé au trône par sa mère Cléopàtre (1). Celle-ci mourut
sept ans après Épiphane. Philométor, à l'âge de vingt et un ans,
épousa sa sœur Cléopàtre 11% dont nous venons de parler (2). Par
ce mariage, le frère et la sœur furent associés, quant à la posses-
sion du trône, sur le pied de l'ég-alité (3). Quand il mouruf, Philo-
métor laissait sa veuve avec deux enfants : son fils Eupator, et sa
fille Cléopàtre 111% mariée d'abord à Alexandre de Syrie, puis à
Démétrius [k).
La tutelle du jeune Eupator fut réclamée les armes à la main
par Évergète, le second fils d'Épiphane, auquel l'intervention
des Romains avait fait accorder déjà la Cyrénaïque (5). Éver-
gète II, s'étant saisi du pouvoir, épousa Cléopàtre 11% sa sœur,
veuve de son frère, et le même jour mita mort le jeune Eupa-
tor. Par ce crime, il rendait à Cléopàtre 11% à laquelle il venait de
s'associer, le droit de transmission du trône.
Il eut d'elle un fils, Memphitès ou Philopator II ; il le fit tuer
comme Eupator, puis répudia Cléopàtre IP pour épouser la fille
aînée de celle-ci et de Philométor, nommée aussi Cléopàtre (6)
(la IIP), celle qui avait été la femme d'Alexandre et de Démé-
trius.
Pourquoi ce nouveau crime et ce divorce? Je sais qu'Évergète
reçut de ses contemporains le surnom de Kakergetès (malfaiteur);
mais cependant il est raisonnable de chercher à ses actions un
motif intéressé.
Si Memphitès eût vécu, il aurait été, lui fils aine de la fille
ainée, titulaire de plein droit de la couronne à la mort de Cléo-
(1) Chanipollion-Figeac, p. 433.
(2) Ibid.,Y>- 436.
(3) E. Revillout, Reçue éç/ypfologiqiie, 1883, p. 6.
(4) Champollion-Figeac, p. 436, 437.
(5) Ibid., p. 435.
(6) Ibid., p. 403. — V.E. Revillout, Reçue égijptolojique, 1883, p. 6, 7.
LA SCIENCE SOCIALE.
pâtre sa mère, et à ce moment il eût pu évincei' Évergète, son
père, simplement associé à Cléopàtre ir.
En le supprimant et en épousant la fille aînée, Cléopàtre IIP
dite Cocce, plus jeune que son oncle Évergète, ce même Éver-
gète tendait à prolonger jusqu'à la fin de ses jours, vraisembla-
blement , son association à la couronne , ce qui n'eût pas pu se
faire si Cléopàtre Cocce en avait épousé un autre.
Évergète II eut de Cléopàtre Cocce deux fils et trois filles.
Lainée des filles, Tryphène, mariée à Antiochus de Syrie, mourut
bientôt (1).
L'alné des fils, Soter II, était déjà marié à sa sœur Cléopàtre
(la IV*), qui devint l'aînée par la mort de Tryphène, et il en eut
une fille, Bf'n'nicc.
Sa mère, à laquelle un testament du feu roi, inspiré par la
mode romaine et appuyé par Rome, donnait le choix de l'héritier,
imposa à Soter le divorce d'avec Cléopàtre IV% et lui fit épouser
sa plus jeune sœur Sélène, dont il eut deux fils que nous retrou-
verons plus loin. Remarquons ici que Bérénice était fille de
l'aînée.
Je passe sur d'autres divorces, sur l'association momenta-
née à la couronne, par Cléopàtre Cocce, de son second fils
Alexandre T', qui la fit périr (2), pour suivre simplement la
filiation.
A la mort de Soter II, il restait de la lignée ptolémaïque seule-
ment sa fille Béjy'nice et un fils d'Alexandre T', nommé Alexan-
dre II (3). Il restait en outre trois enfants de Soter II.
Bérénice^ investie du droit royal, s'associa par le mariage son
cousin Alexandre 11^ que je viens de mentionner; dix-neuf jours
après cette union, Alexandre assassina Rérénicepour régner seul.
Encore un crime que nous pouvons expliquer : Alexandre II était
fils, en effet, de Cléopàtre, fille elle-même de Soter II, déjà
morte ('i-) ; en supprimant Rérénice qui n'avait pas encore
(1) ChampoUion-Figeac, p. 403.
(2) Ibid.,p. 'i03, 447, 448, ii9.
(3) Ibi(L, p. 451.
(4) Ibid., p. 449. — Voir Revue égypMogique, 1887, p. 7.
L IXYI'TE ANCIKNNE. 200
d'enfant, il se trouvait, lui Alexandre, être le seul descen-
dant de Soter II en ligne féminine, c'est-à-dire fils de la fille
ai né p.
Au bout de huit ans de règne, chassé par les Alexandrins qui,
dit-on, ne lui pardonnaient pas l'assassinat de Bérénice, il se
réfugia à Tyr, et y mourut, laissant par testament le trône pha-
raonique, dont il était légal possesseur par ce meurtre, au peuple
Romain (1).
Le Sénat refusa la couronne, mais accepta le trésor, ce « trésor
des biens d'injustice » que la fille aînée détenait toujours pour son
fils, et que Cléopâtre Cocce avait rassemblé dans File de Cos,
puis transféré à Chypre, et qu'Alexandre avait emporté à
Tyr (-2).
.Monnaie de Cléopâlre Tryplicne.
En n'acceptant point de s'annexer l'Egypte, du moins pour
le moment, Rome avait à pourvoir au trùne pharaonique. Il
y avait deux prétentions : celle des fils de Sélène, princes de-
venus Syriens, qui était certainement la plus conforme au droit
égyptien , mais que le Sénat rejeta pour cause politique (3) , et
celle des bâtards de Soter II, qu'il admit. Ptolémée Dionysios.
surnommé Aulétès, l'ainé de ceux-ci, élu par les Alexandrins, fut
couronné. Les Alexandrins le préféraient probablement comme
étant le mari de Cléopâtre Tryphène , fille peut-être de la pre-
mière Tryphène mariée en Syrie , elle-même fille d'Évergète II,
'l) Champollion-Figeac, p. i52.
(2) Ibid., p. 40i, 449, 451, 453.
(3) Ibicl, p. 452.
250
LA SCIENCE SOCIALE.
et morte depuis longtemps (1). Ce piètre roi fit un voyage à Rome
et y resta fort longtemps, pour combattre les intrigues formées
près du Sénat par les fils de Sélène (2) ; dans son royaume,
on le crut mort, et on remit le pouvoir aux mains de sa fille Bé-
rénice.
En digne descendante d'une longue suite de criminels royaux,
Cli'ojiâtro, <r;i|iics une monnaie i^rcciiuc.
la jeune Bérénice tenta de soustraire le trône à son père, qu'elle
savait vivant : elle appela près d'elle un prince syrien, l'épousa,
puis l'étrangla, « le trouvant trop avare » (3). Elle s'unit ensuite
à Archelaûs.
(1) Voir E. Revilloiil, Renie njyplolorjique, 1887, \\ on, 90. — Ebeis, Du Caire à
Philx, p. 381.
(2) Sélène pouvait prétendre être la fille ainee, de préférence à sa nièce Tryphène,
qui n'était pas fille d'un Plolémée d'ÉgypIe.
(3) Chainpollion-Figeac, p. 455,
l'Egypte ancienne. 257
Pompée ramena Dionysios en Egypte; Archelaûs fut tué dans
le combat, et Bérénice mise à mort (1).
Dionysios mourut trois ans après, faisant comme un bon
Romain son testament, par lequel il laissait la couronne à l'aîné
de ses fils, conjointement avec la fille qui lui restait, la grande
Cléopâtre (2); reconnaissant jusqu'à la fin la tradition pharao-
nique, la transmission du droit royal parla fille ainée.
Déjà les légions romaines foulaient la terre des Pharaons :
Cléopàtre, qui était majeure à la mort de son père, associée suc-
cessivement à ses deux jeunes frères, devint par la mort de ceux-
ci seule titulaire du pouvoir. Elle fit reconnaître comme « roi des
rois » son fils Gésarion, qu'elle avait eu, dit-on, de César (3) ;
c'était le fils de la fille atnée, et il fut le dernier représentant de
la famille royale des Lagides, de cette trente-deuxième dynastie
au sein de laquelle le sceptre pharaonique s'était transmis, de
fille en mâle et de mâle en fille, pendant deux cent quatre-vingt-
quatorze ans.
Nous donnons, aux pages suivantes, sous forme de tableaux ,
l'ordre suivant lequel se succédèrent les Ptolémées d'après la
coutume égyptienne empruntée aux chameliers du grand Désert.
Malgré ses désordres et ses crimes, la dynastie ptolémaïque ré-
gna sur l'Egypte pendant près de trois siècles. C'est qu'elle répon-
dait aux besoins des deux races si différentes qui occupaient alors
la vallée du Nil. Tout en donnant aux cultivateurs égyptiens le
patron universel qui leur était indispensable, les Lagides étaient
néanmoins des Grecs ; ils laissaient à la race colonisatrice, <( ac-
tive et entreprenante )>, qui ne pouvait supporter le patronage
sans contrôle du Pharaon, toute la latitude qui lui était nécessaire.
Les Ptolémées permirent au génie grec de détruire tout ce qui
lui était contraire dans la constitution égyptienne, tout ce qui de-
vait normalement succomber sous l'effort de la colonisation hel-
lénique. La famille royale s'était personnellement coulée , nous
l'avons vu, dans le moule pharaonique, mais seulement quanta
(1) Charnpollion-Figeac, p. ib6.
(2) IbicL, p. 405, 457.
(3) Ibid, p. 459, 460. — Ébers, Du Caire à Pliilx. p. 338.
T. XII. 17
258
LA SCIENCE SOCIALE.
la forme ; elle trouvait dans les institutions se rattachant aux né-
cessités agricoles la stabilité nécessaire aux cultivateurs indig-ènes,
stabilité que les institutions grecques lui auraient refusée : mais
un nouveau mode de pouvoir public n'en était pas moins im-
porté en Egypte , et ce mode différait à la fois, soit de la concep-
1" Tableau (jrnt'alogiqur (1).
ARSINOE, sœur de Soler.
"s . '
-> r
Ptoléinée Soter.
^ ^
I
A_
^
ARSINOÉ II. Philadelphe. ARSINOE II bis.
. ^ -^l/
Hérénice, reine de Syrie. Evergète I^"'.
"->r'
CLÉOPATRE DE SYRIE.
v_
Philopatoi'.
^
V
Ei)iphane.
j
BÉRÉNICE, reine.
Mafias.
liERKMCE II.
ARSINOE m.
Philoniétor.
^.
CLEOPATRE 11.
) V
Éveraète II.
Eupator. CLEOPATRE III dite COCCL.
V
Menipliilès.
-V—
1
Trvphène. Soter II. CLEOPATRE IV. Alexandre. Sélène.
V
V ., ^
-/^
TRYPHÈNEi' Dionvsios. BERENICE. Cléopàlre.
^^ . "■ ^ ^ v/
._-A-
Les princes syriens.
Alexandre IL
Testament en laveur du peuple romain.
Rcrénice. CLEOPATRE. Ptoléniée. Denys. Arsinoë.
(Morte sans enfants.) | ^ y '
Césarion.
(l)Nola : la FILLE aINÉE figure en majuscules.
L EGYPTE ANCIENNE.
2" Tableau historiqup.
2")9
Rois nj-ftnt régné
comme JîJ» de Ut jULt ah
1. Ptolémée Soter et
Bérénice sa femme.
H. Philvdelphe, <ils
de Bérénice.
III. ÉVERGÈTE I", fils
d'Arsinoë; il épouse
Bérénice II, dont il a
un fils , Philopator,
et une fille , Arsi-
noë III.
IV. Philopator comme
fils de Bérénice II.
V. Épipm ANE, fils d'Ar-
sinoë III, laisse une
fille, Cléopâtre I", et
deux fils, Philoinétor
et Évergète.
\I. Philométor , fils
aîné d'Épiphane et de
Cléopâtre de Syrie.
VII. Évergète II, fils
d'Épiphane.
VIII. SOÏER II, fils
d'Évergète H et de
Cléopâtre III dite
Cocce.
IX. Bérénice III.
Fcuinics (lépositairert
du droit royal
conmiu HHcs frînirs du i/roitjM
1. Arsinoê, soeur de
Soter. I"= femme de
Lysimaque.
2. Arsinoi', fille de la
précédente et mère
d'É vergeté.
2 bis. Arsinoê, fille de
Soler, qui n'a pas
d'enfants et adopte
Évergète.
3. Bérénice II, fille
de Magas, qui était
fils de la !••« Bérénice.
4. Arsinoe III, fille
de Bérénice II et d'É-
vergète !«'.
5. Cléopâtre de Sy-
ric, fille de Bérénice,
fille de Philadelphe,
et d'Anliochus de
Syrie.
6. Cléopâtre II, fille
de, la précédente et
d'Épiphane.
7. Cléopâtre III, dite
Cocce, fille de la pré-
cédente et de Philo-
métor.
8. Bérénice III, fille
de Soter II.
9. Après sa mort ,
Alexandre II vient
au trône du chef de
sa mère Cléopâtre ,
fille de Soter II.
rrincoa aitpoli's
par leur naissance
mais
n'ayant pus rûfirné.
Eupator
et Memphitès^
, tués par
Évergète II.
Les enfants de
Sélène.
IX bis. Alexandre II,
comme fils de Cléo-
pâtre.
Alexandre et Bérénice n'ayant point d'enfants, l'intervention
trône Dionysios, bâtard de Soter II, au mépris des droits
X. Dioisvsios, fils de
Soter II, père de Bé-
rénice III, frère de
Bérénice IV.
XI. Césarion, fils de
Cléopâtre.
PrincLs ayant régné
comniL'
associés à la JUI<: aîiov.
II. Pni L \ DELP U E,
époux des deux Arsi-
noe, Il laisseune fille,
Bérénice , épouse
d'Antiochus de Syrie.
Bérénice IV, tuée par
son père.
Cléopâtre la Grande.
IV. Philopator, époux
d'Arsinoë III, qui ne
laisse pas de fille.
Vr. Philo-
métor , / époux de
, Cléopà-
VII. ÉvER-i tre II.
GicTË II. y
VII bis. Le même
Évergète II, comme
associé à Cléopâ -
tre III.
VIII 6«A\ Alexandre I",
comme associé à sa
mère Cléopâtre III.
Il épouse Cléopâtre,
fille de Soter, qui se
fût trouvée la fille aî-
née si elle eût sur-
vécu à sa sœur Béré-
nice III.
IX. Alexandre II,
époux de Bérénice III
qu'il assassine.
romaine place sur le
des fils de Sélène.
X bis. Les fils de Sé-
lène, associés à Bé-
rénice IV.
XI bis. Denys et Pto-
lémée, frères de Cléo-
pâtre la Grande.
i260 LA SCIENCE SOCIALE.
iion primitive égyptienne , soit de la formation médique. Au lieu
Je laisser maîtresses et puissantes les Confréries religieuses quant
à ce qui concernait leur commerce corporatif, le nouveau régime
favorisait la marine grecque, et étendait, vers Cyrène et sur la
mer Rouge, les créations de i^oris comme Bfhu'/iice^ Arsinoè\ Pto-
Ifhuah (1), etc., qui introduisaient jusque vers les têtes de ligne
des Prêtres d'Ammon la concurrence d'un négoce individuel.
Au lieu de prélever sur les Confréries le tribut imposé militaire-
ment par les Perses, la race grecque s'empare du commerce lui-
même et des gains qui en découlent (2). Les nomes, ces divisions
de la terre égyptienne, établies pour ainsi dire à perpétuité par
les nécessités de la culture, ne sont plus considérés comme de
grandes communautés se régissant librement dans leur fort inté-
rieur sous la direction d'un chef naturel; une administration gé-
nérale est établie , dont les chefs supérieurs , choisis d'après
leurs capacités, sont des Grecs ou des grécisés (3).
Mais cette administration ne régit plus mns contrôle le sujet
égyptien comme aux temps pharaoniques : le contrôle est exercé,
— qui le croirait? — par les communautés sacerdotales, dépouil-
lées de leur monopole commercial, et néanmoins maintenues dans
leur prestige d'une manière suffisante pour pouvoir se faire les
interprètes des plaintes des individus lésés (V).
L'action de la race grecque en Egypte se manifeste encore
d'une autre manière, dans cette même administration. Les Lagi-
des utilisent l'afflux des métaux précieux, fruit du commerce par
mer pratiqué suivant le mode hellénique , pour organiser une
vaste circulation monétaire ; la comptabilité-matière en vigueur
sous les Pharaons disparait. Les trapèzitcs ou banquiers royaux
prennent la place des manipulateurs de blé dans la Double Maison
blanche. Dès lors, les distributions de vivres et de tous les objets
utiles sont remplacées par des salaires monnayés (5) : l'ouvrier et
(1) Il y eut [ilusieurs villes de chacun de ces noms, les unes en Egypte, les autres en
Cyrénaïque.
(2) V. Ebers, D'Alexandrie au Caire, p. 30, 31.
(3) E. Revilloutjftecite égyptologiqiie, 1887, I et II, p. 37, 38.
(4) Ibid., p.3i, 36, etc.
(5) Cf. la Science sociale « l'Égyple ancienne», t. XI, p. 92. — Ebeis, Alexandrie
L' EGYPTE ANCIENNE. i261
le fonctionnaire recouvrent l'indépendance de la vie au foyer. Les
mœurs égyptiennes sont par là profondément modifiées. En con-
séquence, un décret de Pliilopator vient consacrer l'extension
dans le peuple des usages et des coutumes appartenant à la race
grecque, en brisant l'ancienne égalité de la femme et du mari.
La situation prépondérante de la « dame de maison » est brisée;
désormais la femme égyptienne, soumise à l'autorisation maritale,
cessera de gérer elle-même les affaires de la famille, de présider
aux partages entre les enfants (1) .
Enfin, considérons, à l'époque des Ptolémées, les œuvres d'art,
cette efflorescence d'une civilisation, qui est à la société ce que
la physionomie est à l'individu : si les inscriptions sur les mo-
numents restent égyptiennes, l'art lui-même pourtant, l'art, qui
traduit chez une race la façon de concevoir et de sentir le Beau,
s'imprègne ^alors du faire et de l'idée des artistes grecs. La ron-
deur des formes, la mollesse de l'expression, luttent avec la ligne
anguleuse et sèche, avec la froideur un peu dure des anciennes
compositions. Le juge éminent auquel j'emprunte cette appré-
ciation constate à ce propos la différence qui sépare les Grecs de
la race phénicienne, la j)lus antique des sociétés adonnées au
commerce par mer : si Fart grec a envahi l'Egypte, l'art phéni-
cien, au contraire, semble un reflet de celui des anciennes dynas-
ties égyptiennes (2).
La terre des Pharaons n'est pas, à cette époque, un pays conquis,
comme il le fut sous la domination des Mèdes : c'est un pays en-
vahi, pénétré de toutes parts et jusqu'aux moelles, qu'une race
nouvelle recouvre, et qu'elle arrache à la longue étreinte de l'im-
mobile Asie.
Les rois grecs d'Egypte , les Ptolémées, ont fait preuve de la
plus grande flexibilité sociale, — si je puis m'exprimer ainsi, —
en maintenant hors d'atteinte tout ce qui dans la vallée du Nil de-
et le Caire, \>. 15. — E. Revillout, Revve éfjijplolorjirjue, 188", T et II; papyrus XLIV de
Londres, où sont cités notamment un marchand d'habits et un marchand de blé.
(1) V. E. Revillout, Revue érjyptolorjuiue, 18S0, I et H, p. 137.
(2) V. E. de Rongé, Notice sommaire des monuments égyptiens exposés au
Louvre; avant-propos, p. 33. — Eliers, Du Caire à Philx. p. 61, 381.
2r)2 LA SCIENCE SOCIALE.
meure intransformalîle à cause des nécessités du lieu , en se pliant
eux-mêmes aux formes des anciennes dynasties pharaoniques.
Mais, en même temps, le génie grec introduisait l'Egypte dans la
sphère du mouvement européen antique, dans ce concours d'ac-
tivités suscités au sein du bassin de la Méditerranée par la domi-
nation pélasgique durant toute la période gréco-romaine.
[A suivi'e.)
A. de Préville.
SAINT BONIFACE
ET
.ES MISSIONNAIRES DE LA GEUMANIE
AU VHP SIÈCLE (1).
VI.
SAINT BONIFACE PRÉDICATEUR. [Suile.)
II. COM.MKXT LK MISSIONNAIRE ANGLO-SAXON UTILISAIT LES
APTITUDES DE SA RACE DANS l'ÉDUCATION CHRÉTIENNE DE LA
TUURINGE.
Grégoire II écrivait aux Saxons, voisins ou conquérants de la
Thuring-e, et qu'avait baptisés Boniface : « Dépouillez donc le
vieil homme, déposez toute malice, colère, indignation et parole
injurieuse. Ne souillez pas votre bouche par de honteux propos...
ne soyez point oisifs dans le bien, mais travaillez à ce que le
Christ habite en vous >'(2). Le Pape adresse encore de semblables
conseils aux néophytes thuringiens (3). Il impose donc à tous ces
barbares un programme complet d'éducation chrétienne.
Tel est, précisément, le programme des quinze « Sermons »
écrits ('i-), où saint Boniface semble avoir résumé, dans les pro-
(I) Voir la Science sociale, t. IX, p. 26, 321, 4i9;t. X, p. 509; t. Xf, p. 518.
i2) Grc(jnrii II Epist. MI, 505, B.
(3) Greyorii II Epist. VI, 503-504.
(4) S. Bonifacii Sermones. (Patrol. lai. LXXXIX, 843 seq.)
2G4 LA SCIENCE SOCIALE.
portions d'un cahier manuel, les thèmes principaux de sa prédi-
cation au milieu des chrétiens. Gomme toute œuvre de circons-
tance, ces discours, d'un genre familier et populaire, abondent
en allusions, en figures, en développements, en conseils, inspirés
à l'orateur par sa situation du moment. A première lecture, il
est vrai, beaucoup de ces particularités passeraient inaperçues,
si l'on ne connaissait par d'autres documents, biographies et cor-
respondance, le caractère de Boniface et sa manière de traiter
les hommes. Mais, puisque de ce côté nous sommes renseignés
à souhait, il est possible de reconstituer historiquement et en
imagination la parole vivante de l'apôtre. Ainsi comprise, l'étude
des « Sermons » va nous faire assister à l'éducation chrétienne
des Thuringiens.
Commençons par observer V éducateur . Et, comme il travaille
à une tâche des plus complexes, tâchons de préciser le point de
vue auquel nous l'observons.
Former des chrétiens par le ministère de la parole n'est pas
une simple fonction de professeur. Boniface , dans sa chaire de
Geismar, regarderait comme une défaite ce qui passait à Nutscell
pour son grand succès. Là, dit Willibald, « de nombreux disci-
ples affluaient vers lai pour boire aux sources d'une science pure
et saine ». Enseigner le vrai n'est que le début de la tâche pour
un prédicateur. Boniface, — rappelons-nous la transformation
des semi-païens d'Amônebourg, — veut encore susciter et suscite
des résolutions qui tiennent définitivement à l'encontre de vices in-
vétérés, ou même d'habitudes légitimes, mais imparfaites. Gon-
çoit-on tout ce que les Hessois ont dû comprendre et s'imposer
pour renoncer à leurs superstitions séculaires et aux égoïstes cal-
culs qui étaient le fond de la piété païenne? Et, non contents
d'avoir purifié leur foi et leurs mœurs, quelques-uns quittent
leur foyer, leur terre, leur lil)erté, pour se cloîtrer dans l'obéis-
sance et dans la vie commune. Quelle victoire de la parole di-
vine sur les influences du milieu et le tempérament moral de la
race! C'est ainsi que, par les sermons de Boniface, selon le pro-
gramme du Pape, un Homme nouveau est créé, vivant et domi-
nateur de V Homme ancien. Cette création et cette suprématie
SAINT BOMFACE. 265
dépassent incontestablement refficacité de la parole humaine.
Une action spéciale de la Vérité première fixant la conscience, et
de la Volonté souveraine affermissant les résolutions, donne seule
ici le dernier pourquoi. L'éducation chrétienne des Thuringiens
par les sermons de Boniface est donc, en son ensemble, un effet de
la grâce.
Mais, bien que l'effet total soit divin, l'instrument est hu-
main : c'est l'éloquence de Boniface. L'œuvre éducatrice s'est
donc poursuivie sous des modes naturels : telle est la loi de tout
instrument. Si le pinceau et le ciseau reproduisent l'idéal de l'ar-
tiste, ils le reproduisent chacun selon son pouvoir; si le prédi-
cateur coopère à une transformation divine, il caractérise sa
coopération par les qualités naturelles de sa parole. Ainsi, toute
part laissée, comme elle doit Tètre, à la vertu principale de la
g-râce dans l'éducation chrétienne des Barbares, nous allons
observer comment Boniface y subordonne sa nature, son tem-
pérament oratoire d'Ang-lo-Saxon.
Ce tempérament n'agit pas seul. Il est contrarié , favorisé,
modifié de plusieurs façons par les circonstances de son action, il
y a donc à considérer successivement les qualités du sermonnaire
et les circonstances où il prêche ses sermons. Ce sera le sujet de
cet article. Voyons d'abord les qualités.
I. — BOMFACE, EXERCÉ A COMPTER PREMIÈREMENT SUR SOI-MEME,
JUGE ÉQUITABLEMEXT LA NATURE HUMAINE.
Il n'est pas très facile de démêler exactement les qualités na-
turelles d'un sermonnaire. Le sermon est un genre de composi-
tion où doivent agir à l'unisson des puissances très diverses.
D'un côté, la foi, la théologie, le zèle, la piété : toules choses de
même nature essentielle, sinon de même degré, chez tous les
prédicateurs. De l'autre, un caractère humain avec ses mille par-
ticularités individuelles et sociales. Tout cela se môle dans un
plan de discours, dans une phrase, dans un mot, et le sermon en
sort. On reconnaîtra donc qu'il est malaisé de définir en celui-ci
260 LA SCIENCE SOCIALE.
la part qui revient au Docteur de l'Évangile, et à tel homme de
telle race, qui est ce Docteur. On comprendra également qu'une
comparaison entre deux orateurs sacrés de formation sociale
opposée facilite la solution de ce problème. Ici, nos termes de
comparaison sont aisément devinés par le lecteur : il les voit ve-
nir. Kemettons donc en scène nos deux contraires habituels : le
prédicateur irlandais et le prédicateur anglo-saxon.
Bien entendu , ne choisissons pas ces ternies au hasard.
Tout orateur religieux exploite de préférence un certain ordre
de pensées, de sentiments, d'effets oratoires; il se fait ainsi
une manière de rendre l'auditeur attentif, persuadé, résolu.
Comme d'ailleurs le but suprême en chaire est de réformer la
vie humaine, les prédicateurs exploitent le plus souvent leurs
idées et leurs impressions sur celle-ci. Ils y appliquent, — autant
que chacun d'eux en est capable, — cette sorte de philosophie
pratique que tout homme dégage plus ou moins de son expé-
rience personnelle. Selon les éléments de cette expérience ils sont
austères censeurs ou insinuants conseillers, ou l'un et l'autre,
à des degrés infiniment variables. Aussi, pour comparer, sous
le rapport des moyens oratoires, la ])rédication anglo-saxonne
et la prédication irlandaise, devons-nous rechercher dans les
deux races quelles leçons de l'expérience pouvaient avoir recueil-
lies les pnédicateurs.
La parole est à l'Irlandais Columban (1). Il commence son
exorde, et sans plus tarder nous met au fait de ce qu'il a expé-
rimenté : « Folie aveugle, fosse obscure, volonté de l'homme
qui caches ce que l'on te confie et ne rends point ce qui t'a
été donné. On te caresse, c'est en vain; on te nourrit, c'est pour
te voir ingrate; on te comble, bienfait perdu I Sangsue impa-
tiente, sans pitié dans ta satiété, mais fiatteuse à jeun, vorace
sans pudeur, capable de tout sucer (2). »
Peut-être surprendra-t-on quelque rhétorique dans ce cri trop
bien rythmé? N'importe, il a du souffle, il vient du cœur. C'est
(1) .S'. Colnmbani Scrmones, seu Inslnicliones oariac. iMaximu Bibliothecu
Veterum Painnii, s;ec. VII, t. XII, 8 et seq.).
(2) Instructio VII, 1 i, E.
SAINT BONIFACE. 267
le cri d'un cœur déçu. N'a-t-on pas l'habitude, dans un même
clan, de compter, à la vie, à la mort, sur l'appui de tous?
D'autre part, en face de l'adversaire collectif ou personnel, ne
faut-il pas obstinément tenir ses positions (1)? Columban est donc
sorti de son île avec un irrésistible besoin de confiance en au-
trui et une raideur intransigeante dans la lutte. Alors chez les
Burgondes, chez les Helvètes, chez les Lombards, il a eu beau,
selon son expression, caresser, nourrir, combler les âmes de ses
effusions apostoliques, il s'est heurté fougueusement aux préju-
gés populaires, aux passions des princes, aux droits et aux sus-
ceptibilités des évèques, à la suprématie pontificale, (f ce je ne
sais quoi de morgue hautaine que vous mettez à vous réclamer
de l'autorité suprême et du pouvoir dans les choses divines (2) »,
écrit-il à un Pape. Tout ce qu'il a donné aux hommes, les hom-
mes ne lelui ont point rendu. De sorte que cet homme bon, affec-
tueux jusqu'à la tendresse, si débordant de joyeuse expansion
dès qu'il peut abandonner son cœur aux mains d'un ami (3),
termine son apostrophe à la volonté avec celte exagération can-
dide d'une naïveté devenue méfiante : « Cœur de l'homme, qu'as-
tu d'honnête? Rien (4)! » L'universelle confiance de l'Irlandais a
sombré dans le pessimisme.
Telles ne sont point cependant, — malgré l'absolu des formules,
— les conclusions définitives de toute expérience des hommes.
On peut à l'infini varier d'opinion sur l'animal « ondoyant et
divers » : il déconcerte les plus inventifs. Tout dépend du mi-
lieu où on l'observe.
N'est-il pas, à l'opposé du milieu irlandais, une société où
l'enfant, dès qu'il peut comprendre et agir, reçoit perpétuelle-
ment cette leçon de choses : « Quoique valent ou paraissent valoir
les autres, occupe-toi d'abord de valoir par toi-même. Ne compte
pas sur autrui, compte sur toi; travaille à y compter sérieuse-
ment ». C'est là, dans une famille du type saxon, en des monas-
il) La Science sociale, IX, p. 30-35.
(2) S. C'olumbani Epist. IV ad lionifacium papam, 30, F.
i,3j Epislola ad Fedolium, ad discipiilos et inonaclios suos.
(4; Insfruclio VU, loc. cit.
208 LA SCIENCE SOCIALE,
tères peuplés de Saxons et organisés poiii* eux, que Boniface s'est
exercé à découvrir par lui-même^ et à suivre sa voie person-
nelle ; là, qu'il a toujours mesuré ses espérances à ses forces
personnelles, bien calculées, bien éprouvées (1). Quelle utilité dès
lors, quel attrait lui offrirait cette naïve confiance universelle
d'où revint si douloureusement Columban? L'éducation person-
nelle du milieu aug"lo-saxon, totalement opposée à l'éducation
communautaire du clan celtique , a rendu Boniface éminemmenl
circonspect.
Jamais, dans ses relations avec les bommes, il ne s'est départi
de cette circonspection. A ses intimes amis, il ne s'est confié
qu'après mûr examen. Confiance rare, dont trois ou quatre fu-
rent l'objet dans une carrière de soixante-quinze ans : le vieil
évoque de Vinton est un type déjà connu de cette amitié très
prudente, très éprouvée, très sûre de part et d'autre (2). Ceux
que nous rencontrerons dans la suite auront comme lui dû-
ment conquis une exceptionnelle confiance.
Après cette élite, Boniface rencontrait le commun des hommes :
à Exeter, ses maîtres et compagnons de noviciat et d'études ; à
Nutscell, ses élèves; dans ses voyages d'exploration et d'apostolat,
ses collaborateurs. Voilà, depuis sa cinquième année jusqu'à la
quarante-huitième environ, de quoi se compose le milieu immé-
diat de sa vie; l'objet de ses relations quotidiennes d'inférieur,
d'égal, de supérieur. Quelles qu'aient pu être, parmi ces hommes,
les différences individuelles, tous du moins sont de sa race, for-
més comme lui : gens circonspects ne s'attachant qu'à bon escient
et sans jamais abdiquer leur réserve personnelle. Tous ces Anglo-
Saxons ne s'accordent jamais qu'une confiance motivée et relative :
Boniface ne veut compter sur les hommes que dans la mesure
où réellement il les a éprouvés.
Voilà ce qui le préserve des désenchantements et du pessimisme
de Columban. Fût-il même trahi par un de ses collaborateurs, il
constate douloureusement le fait sans en rien conclure de géné-
ral contre la nature humaine. « Nombreux, — dit-il, — ceux que
(1) La Science sociale, t. X.
[2) Bonifacius Danieli Lpisl. XH, 7O0, B.
SAINT BONIFACE. 200
j'ai pensé voir un jour à la droite du Christ, parmi les brebis;
mais devenus des bêtes galeuses et insoumises, ils promettent de
tenir leur place à gauche, parmi les boucs » (1)!
Tout est dit par là. Ces trahisons, seules de toutes les épreu-
ves de son apostolat, — c'est lui qui l'avoue, — elles l'atteignent
au cœur (2) I Mais son esprit les voit de haut : elles ne troublent
point la sérénité de son jugement. Il se garde de toute théorie
absolue sur l'universelle corruption humaine : attentif aux hom-
mes plutôt qu'aux abstractions, il tâche de les estimer individuel-
lement pour ce qu'ils sont. Il les juge donc toujours avec ce bon
sens équitable qui lui vient de sa réserve circonspecte. Nous pou-
vons ainsi affirmer qu'il apprenait à juger sainement les hommes
en apprenant à compter d abord sur soi.
Ne cherchons donc pas, dans ses sermons, ces fulgurants pa-
radoxes qui terrassent et terrifient les auditoires. Il prêche d'un
ton calme, paternel, amical; il cause et censure avec une clair-
voyante équité.
Celle-ci est plus vraie, même théologiquement, en regard de
l'homme déchu, que le pessimisme irlandais. Elle est surtout
\)\\\s, persuasive.
N'est-ce pas un peu décourageant de se sentir le cœur toujours
fouillé plus avant par un impitoyable scalpel qui en retire uni-
quement de la corruption? A se trouver longtemps opérés de la
sorte, les plus débonnaires finiraient par s'impatienter. Boniface,
mieux au fait du bien et du mal dans l'humanité, sonde d'abord
exactement la plaie. C'est-à-dire qu'il examine et signale sans
exagération ni déguisement les vices de son auditoire. Au lieu
d'invectives absolues et générales, des indications particularisées,
comme dans une ordonnance de médecin : « Ne commettez point
de fraudes ; évitez comme de mortels poisons les fausses balan-
ces et les mesures doubles. Ne vous permettez aucun vol, si ingé-
nieusement déguisé qu'il soit » (3). Toutes ces plaies sondées et
le pansement indiqué, les fibres saines de l'àme sont à leur tour
(1) Bonifacii Epiai. XXII, 722, A.
(2) Epist. XII, 701, B, C.
;3) Bonifacii Sermo XI, 864, B; cf. Sermo VIII. et alibi, passim.
270 LA SCIENCE SOCIALE.
mises à nu. Il y a de l'honnêteté, il y a même de l'honneur dans
ces trop ingénieux commerçants. L'orateur intéresse l'un et
l'autre par un appel au respect de la parole donnée. « Écou-
tez, mes frères, faites bien attention à ce qu'au baptême vous
avez promis de renier. Vous avez renié le diable, ses œu-
vres et son culte. » Suit, dans le style précis d'un contrat, l'énu-
mération de tous ces reniements. Puis, la conclusion : « Nous
croyons que, par la miséricorde de Dieu, vous avez renié tout cela du
fond de votre cœur, d'une volonté portée aux actes. Je vous rap-
pelle donc, mes très chers frères, vos promesses au Dieu tout-puis-
sant » (1). Au moins, cette confiance en leur loyauté relève-
t-elle à leurs propres yeux ces chrétiens encore fragiles. Ils ne
sauraient s'abuser sur ses motifs : le missionnaire vient de signa-
ler nettement leurs faiblesses et la miséricorde de Dieu. Mais,
celle-ci aidant, l'équité du miséricordieux censeur donnera un
(Han vers le bion^ également éloigné du découragement et de la
présomption.
Quel que soit leur élan, les volontés humaines demeurent tou-
jours exposées à l'inconstance. Or Boniface est un prédicateur
de la persévérance : « Que chacun, dit-il, insiste de toutes ses
forces à parfaire ce qu'il a commencé... Servons le Seigneur no-
tre Dieu d'un total vouloir ». En d'autres termes, gardons nos
volontés de leur propre instabilité. Par quels moyens, on va le
voir.
II. nONIFACE, HABITUÉ AU BON ORDRE d'uN MILIEU STABLE,
PRÊCHE A SES NÉOPHYTES LA FIDÉLITÉ AU DEVOIR DÉTAT.
C'est bien dans son milieu anglo-saxon qu'il a vu toute énergie
particulière aboutir à la conservation générale d'un stable état
de choses. Héritiers ou fondateurs de domaines, séculiers ou
moines, ses compatriotes se reposaient autour de lui dans l'ave-
nir de leur travail. Ils pouvaient donc, parmi les vicissitudes de
(1) Sermo A'F, 870, B.
SAINT BOMFACE. iî71
l'existence, s'attacher de toute leur énergie à la conservation d'une
œuvre fondée pour les siècles. La vie passait sous leurs yeux et
entre leurs mains; l'état de leur vie, immobilisé par les institu-
lions , leur donnait ici-bas des intérêts et des devoirs perma-
nents.
On dira, c'est vrai, que, dans toute société, il y a des devoirs
d'état et que leur prédication est un thème commun de la chaire
chrétienne. Mais il ne s'agit pas ici de refuser aux sociétés ins-
tables toute existence et toute notion du devoir d'état. Il faut
constater seulement que, dans les sociétés stables, le devoir d'état
est naturellement mieux défini, mieux réduit en pratique, et par
les chrétiens et par les prédicateurs.
Les sermons de Columban définissent volontiers une certaine
catégorie de devoirs. Mortifier sa chair, pratiquer la charité fra-
ternelle, prier en chassant le mieux possible les distractions, se
détacher des plaisirs et des soins du corps ; voilà ce que l'abbé
de Bobbio rappelle à ses moines. Ce sont les devoirs de la vie mo-
nastique, ou même plutôt de la vie spirituelle, considérée sous
son aspect le plus général, comme la vie d'une âme unie à Dieu.
Columban s'attache donc à définir, pour des hommes dont l'exis-
tence est si particulière, les conditions universelles et ])sychologi-
ques de la vie intérieure.
Quant à la vie extérieure en communauté, en voyage, en pré-
dication ; quant à ses incidents, à ses tentations, et en somme à ses
devoirs de circonstance, l'orateur n'en dit rien à cet auditoire de
cénobites missionnaires. Il vit décidément en dehors des cho-
ses ; il traverse les situations de la vie dans la solitude idéale de
son âme, et voici la mélancolique doctrine que lui inspire cet
état d'abstraction. Nous le prenons au début de l'exorde :
« 0 vie, combien en as-tu trompés, combien séduits, combien
aveuglés! Pendant que tu fuis tu es néant, pendant que tu t'é-
lèves tu es fumée, pendant que tu apparais tu es ombre! Cha-
que jour tu fuis et tu arrives : à ton arrivée, fugitive; dans ta
fuite, arrivant toujours; jamais la même dans tes événements,
toujours la même à les faire naître; jamais la même dans tes
coups, toujours la même à pousser ton cours; douce aux fous.
272 LA SCIENCE SOCIALE.
amère aux sages! Ceux qui t'aiment ne te connaissent pas : ceux-
là te comprennent qui te méprisent. Tu n'es donc pas vraie,
tu es menteuse : tu te montres comme vraie, mais tu fais un tour
et ton mensonge est évident. Qu'es-tu donc, ô vie humaine? tu
es le chemin de ceux qui mourront, tu n'es pas la vie... Tu es
le chemin vers la vie (1). » Columban prêche donc rhutahilUé,
absolue de toute vie humaine .
Pourquoi? Parce que son esprit s'est détaché de tout, au
spectacle d'une société instable toujours ])ouleversée. Il ne
nous est que trop facile de le comprendre nous-mêmes. Dès l'en-
fance, cet homme a vu les terres changer incessamment d'usu-
fruitiers, les foyers se désagréger à la mort du père, les clans
s'arracher et se reprendre le pouvoir. Religieux, il a vu ses
frères embrasser les haines de leurs clans respectifs, les com-
munautés partager les vicissitudes des groupes politiques. Le
monde et le clergé l'ont à l'envi rendu incapable de comprendre
une chose humaine stable et de se fixer lui-même nulle part.
Toujours voyageur de gré ou de force, il regarde l'humanité au
vol d'oiseau de la vie nomade : tout fuit pour lui, et le flot qui
le porte, et les rives immobiles. Sa théorie de l'instabilité uni-
verselle est en somme le résidu de son expérience d Irlandais.
Sous l'horizon de cette théorie, Columban voit le monde comme
un véritable tourbillon, où l'homme s'agite, marchant vers Dieu.
Il méconnaît les conditions extérieures, parfois vraiment stables,
qui fixent la vie sans qu'elle cesse d'avancer. Et alors, le devoir
d'état social, avec ses nécessités extérieures et de circonstance, pa-
rait oublié dans la prédication du nomade missionnaire.
C'est Boniface qui en est le docteur par excellence. Voici son
exorde sur les états de vie : « Il nous faut considérer, mes très
chers, l'état de notre vie présente... Notre rédempteur Jésus nous
a fait le précepte de vivre pieusement et de rechercher ce qui est
éternel, en sorte <]ue chacun doit gérer diligemment sa place
et son emploi, afin de ne point apparaître en cette place comme
vide de bonnes œuvres ou moins utile, {^na est l'âme dans le corps
(1) Inslruclio V, l:î, D, E.
SAINT BOMFACE. 27.'{
et d'elle vient la vie; multiples sont les membres qui se distin-
guent selon leurs fonctions. Ainsi, dans l'Église, une est la foi qui
en tout lieu doit opérer par la charité ; mais nombreux sont les
états dont chacun a son service propre. Autre donc est l'ordre
des riches, autre celui des pauvres; autre est l'ordre des an-
ciens, autre celui des jeunes : chaque personne en particulier a
ses propres devoirs, comme chaque membre du corps a sa fonc-
tion individuelle (1). »
Se peut-il un point de vup plus opposé à celui de Golumban?
Nous disons seulement un point de vue; car, au fond, la doctrine
est la même de part et d'autre. Comme l'Irlandais, l'Anglo -Saxon
dit à son auditeur : « Au travers de ce qui passe, dans le cours
de la vie présente, cherchez ce qui est éternel ». Tous deux s'ac-
cordent sur le but de la vie. Mais ici-bas, Golumban voit exclu-
sivement ce qui passe : « Du jour de ma naissance à celui de ma
mort, je cours sans cesse; chaque jour je change, jamais je ne
peux voir ma vie dans sa totale unité, jamais je n'ai d'arrêt.
Nunquam sto (2) ». — « Je passe et je change, oui, — réplique
Boniface, — mais ma vie, si fugitive qu'elle soit, a son unité per-
manente, son état : Vitse statum. J'ai ma place dans l'Église et
dans la société, et cette place, à jamais fixée, donne à mes occu-
pations de chaque jour un caractère permanent. »
C'est ainsi que, par leurs natures et les milieux qui les ont
façonnés, Columban et Boniface sont préparés à des enseigne-
ments opposés. L'Anglo-Saxon, enrichi de tous les souvenirs et
de toutes les expériences d'une société fermement stable à tous
les degrés de sa hiérarchie, devient le docteur des états de vie ;
l'Irlandais, tout meurtri par les révolutions permanentes de son
pays, prêche avec un amer détachement le mépris de la vie qui
passe.
De la théorie, cette opposition devait infailliblement passer
dans la pratique. Aux points de vue opposés des missionnaires
devaient correspondre des conseils, des méthodes contraires de
direction. Comme, avant tout, c'est la manière de se décider et
(1) Sernio IX, 860, A, B.
(2) Instructio Y, loc. cit.
T. XII. 18
274 LA SCIENCE SOCIALE.
de se conduire qui caractérise la direction d'une vie morale,
nous allons, sous ce rapport, définir la direction que Boniface
imprimait aux âmes dans ses sermons.
III, — BONIFACE, HABITUÉ A SE DÉCIDER EN TOUT PAR SOI-MÊME,
HABITUE SES CHRÉTIENS A GOUVERNER LEUR VIE PAR EUX-MÊMES.
C'est un art difficile que celui de se gouverner. 11 exige d'abord
cette justesse de la raison pratique qui adapte, selon les circons-
tances, les moyens à la fin. Toute société est-elle également
capable de former à cette adaptation?
Laissons Golumban nous répondre pour l'Irlande. Où et
comment y aurait-il appris à calculer tous les éléments d'une
situation qu'il faut conquérir ou garder?
Il devait, c'est vrai, avec toute la finesse que développaient les
intrigues des clans, faire sa psychologie et celle de ses adver-
saires. Mais, oubliant les conditions spéciales des états de vie, il
négligeait le côté positif et matériel des choses. Tout l'honneur
qu'il lui faisait, c'était de le mépriser superbement : « 0 misé-
rable humanité, toute pourrie au fond, toute pleine de fiel,
d'humeurs, de liquides, de sang, de déjections, tu nettoies ta
peau à l'extérieur et jamais tu n'es propre ; toujours le bas-fond
intime de tes immondices te salit et te souille... Aveugle, qui
renverses l'ordre des choses : tu laves, tu ornes ce qui par
nature est pourri; tu souilles et tu violes ce dont la nature est
splendeur, tu corromps ton àme (1). » Et tout le sermon con-
tinue sur ce ton, invectivant jusqu'à la fin contre les soins ex-
cessifs du corps, mais sans jamais préciser où commence l'excès.
Columban s'exalte et exalte les âmes en face des servitudes ou
des révoltes du tempérament.
Il a ce tact chrétien qui ressent vivement, dans les situations
et les nécessités matérielles de la vie, l'obstacle au service de
Dieu. Mais il n'a pas ce bon sens positif et circonspect qui se
définit exactement le mal et son remède.
(1) Jnstrucfin VII. 14, F.
SAINT BUNIFACK. 275
C'est aussi avec le même ('lan (jémircu.v et rtujur qu'il pousse
l'esprit et le cœur dans la voie du bien. C'est avant tout cet
élan qu'il veut communiquer aux Ames : « Il appartient aux
voyageurs de se hâter vers leur patrie : une même cause leur
donne Tinquiétude de la route et la sécurité de la patrie. Hâtons-
nous donc vers la patrie, nous qui sommes en route : toute
notre vie n'est que l'étape d'un jour (1) ». — Voir le but, le
fixer et y tendre, cela suffit. On dirait que la route va tout droit,
et qu'une science des diverses régions où passent les âmes n'est
pas nécessaire.
Des invectives sans mesure contre l'instabilité et la corruption
humaines; de larges effusions mystiques, le sursum corda d'une
belle àme enthousiaste en face du Ciel, il ne se trouve point,
dans les sermons de Columban, d'autre doctrine pratique. Ne
dirait-on pas d'un chef de clan, qui entraine ses hommes à
quelque assaut difficile, effrayant pour les lâches, magnifique
de promesses pour les braves? Le missionnaire irlandais entraine
les âmes dans son propre élan, soulève son auditoire en masse;
mais il ne sait pas comment se forment un à un les caractères
chrétiens.
Il faut pour cela, comme Boniface le fait, ramener sans cesse
la pensée de l'auditeur aux conditions positives de son état. Au
lieu de grands mouvements, viennent alors les longues énumé-
rations, où le missionnaire éducateur fait défiler toute la société.
Voici d'abord la société par états individuels : l'homme seul
déjà soumis à des devoirs envers son corps et son cœur. Puis
la famille, avec les situations et les devoirs réciproques de ses
membres; puis les voisins; puis les concitoyens du canton, du
comté, de la province. Et alors défile de nouveau sur la place
publique toute la hiérarchie officielle (2). D'autres fois, c'est la
société par âges : vieillards, jeunes gens, hommes mûrs; ou
bien encore la société par classes : laïcs et clercs : ici le prêtre
et l'évêque, là le serf, l'artisan, le propriétaire, le maitre (3).
(1) InstrucUo VIII, 15, C.
(2) Sermo V, 852-855.
(3^ Sermo IX, 860-862 — Cf. Senno S.I.
276 LA SCIENCE SOCIALE.
En homme exercé à se définir les situations de la vie, Boniface
veut que chacun se définisse exactement la sienne, en elle-même
et dans ses rapports avec celle d'autrui.
Qu'on ne prenne pas ceci pour les minuties d'un esprit terre
à terre et scrupuleux. Une grande et virile idée commande à
tous ces détails et les grandit. Que veut dire ce mot : « Il faut
que chacun gère avec diligence sa place et son emploi. »? —
Pourquoi cette^ fréquente répétition du qualificatif individuel
(( chacun »? Parce que Boniface ne s'amuse point à analyser les
situations et leurs devoirs pour le vain plaisir de spéculer sur
la morale. 11 explique toutes ces particularités, afin de guider
et de soutenir l'initiative de ses chrétiens dans ce qu'il y a de
moins universel et de moins abstrait au monde : l'action. Il les
les habitue à délibérer par eux-mêmes sur leur action personnelle
afin qu'ils en prennent bravement la responsabilité. C'est le
suprême bienfait de son éducation anglo-saxonne, passant dans
sa direction spirituelle : savoir dvllhcrcr afin de pouvoir se re-
.soudre.
C'est aussi tout Topposé de ce que prêche Columban. Celui-ci
entraine, Boniface gouverne les âmes : l'un puissant sur les
masses; l'autre saisissant les individus au sein des masses, pour
leur apprendre à se gouverner. En dernière analyse, la prédi-
cation de Boniface tend à développer au plus haut degré la
valeur individuclk' de ses chrétiens.
Il nous reste à voir comment les chrétiens de Thuringe se
prêtent à cette méthode. Les qualités du sermonnai re sont
définies, passons aux circonstances où il prêche ses sermons.
IV. — BONIFACE, RKNCONTRANT EN THURINGE UNE SOCIÉTÉ STABLE,
oi^ LUI-MÊME s'Établit, ne forme pas seulement des thuringiens,
MAIS une thuringe CHRÉTIENNE.
La première condition extérieure qui peut influer sur le genre
et le résultat des « sermons » est le caractère de l'auditoire.
Quel peut bien être, au huitième siècle, en Thuringe ou sur la
SAINT BOMFACK. 277
frontière saxonne, le caractère d'un auditoire chrétien? Voici,
par exemple, les convertis auxquels le missionnaire a donné
rendez-vous sur le territoire de Geismar, dans la chapelle de
Saint-Pierre, ou sur les bords de l'Ohr, à Saint-iMicheld'Ohrdorf.
Ils viennent parce qu'ils se savent tenus à s'instruire de leurs
devoirs nouveaux comme chrétiens : l'obligation et le désir
d'entendre la parole de Dieu les réunissent autour de Boniface.
Mais, le sermon fini, en dehors de l'église, vont-ils se disperser,
chacun s'isolant de son côté, ou rentrant dans une société étran-
gère, sinon hostile, à l'influence chrétienne?
Ces auditoires se composent inévitablement de gens établis
dans un même lieu : domaine ou groupe de domaines voisins.
Us se réunissent donc aussi naturellement pour les actes de leur
vie religieuse que pour ceux de leur vie publique : les.auditoires
de Boniface se composent de groupes locaux naturels.
A vrai dire, tout auditoire en est généralement là dans une
société sédentaire. Mais, les groupes locaux de la Thuringe
avaient une certaine composition particulièrement favorable
aux bons effets de la théorie chrétienne des états de vie.
Ce mélange de Saxons et de Franco- fhuringiens qui peuplait le
duché de Thuringe comptait, en effet, un bon nombre d'élé-
ments stables. A côtés des colonies saxonnes du Nord et de l'Est,
types supérieurs de stabilité, les domaines fhuringiens suppor-
taient encore la comparaison. Leurs chefs, on s'en souvient,
étaient demeurés fidèles à la coutume prédominante parmi les
races patriarcales, de ne transmettre les terres qu'en ligne mas-
culine. De plus, par une énergique réaction contre les pratiques
du partage égal qui appauvrissaient, divisaient, affaiblissaient
Bavarois et Alamans, ils avaient inscrit dans la Loi nationale
le principe de la libre transmission à un héritier de choix (1).
La société thuringienne offrait ainsi de nombreux domaines,
ou groupes de domaines pntièrement stables.
C'était là un terrain particulièrement favorable à la prédication
de Boniface.
(1) La Science sociale, t. X, p. 533 à 539.
278 LA SCIENCE SOCIALE.
Là où des familles devenues instables se pulvérisent en indivi-
dus isolés et sans influence réciproque, rien ne se fait par en-
tente spontanée; chacun, à part soi, vaque tout seul à ce qui lui
plait. La mère est au sermon, le père est ailleurs ; l'un et l'autre
s'y rencontrent-ils, l'autorité leur manque pour y mener et en
faire profiter enfants ou serviteurs. Aussi, dans l'Irlande instable,
n'avons-nous pas vu le père ou la mère rassembler la famille
autour des missionnaires. Sans l'autorité militaire des chefs de
clan, saint Patrice n'aurait pu grouper autour de lui que de
rares auditoires, inconsistants.
Mais, en Thuringe, personne ne vient au sermon isolément, ni
contraint parle mot d'ordre du pouvoir public. Une autorité non
moins persuasive que puissante constitue visiblement l'unité des
auditoires. Les énumérations sociales que nous venons d'analyser
aux côtés de Boniface remettent en effet sous nos yeux, comme
sous les' siens, des familles au complet : grands-parents, parents,
enfants (1). Ce sont des familles de toute classe : ici les pauvres,
les gens de train modeste, petits agriculteurs, commerçants de
village, artisans (2) ; là, des riches, des nobles, entourés de leurs
tenanciers et de leurs serfs (3). Comme d'ailleurs ces puissants
cumulent d'ordinaire les magistratures publiques avec le patro-
nage privé, l'orateur reconnaît, dans la foule qui les entoure, des
justiciables, des imposés, des tributaires, des sujets, membres de
divers groupes publics (i). Boniface ne forme donc pas à la vie
chrétienne des hommes isolés de leur milieu social ou rassem-
blés par ordre du pouvoir. C'est la famille qui est l'élément es-
sentiel de son auditoire ; la famille stable^ marchant à la suite de
son chef et de son patron. En sorte que les familles de tout ordre
se rencontrant au sermon, Boniface ne prêche pas seulement à des
Thuringiens, mais à la soviet é thuringienne.
Quel milieu pouvait être plus favorable au développement de
ces théories habituelles sur les (i états de vie»? Son éloquence
(1) He.rmo IX, 861, C , D; — ///, 8V.t, A, B.
(2) Sermo XI, 864, ^,— JX, 861, A.
(3) Sermo V, 85:5, C, D.
(4) Hcrmo V, 853, A ; — IX, 860, C.
SAINT BONIFACE. ^71)
mesurée et pratique se trouvait pour ainsi dire en harmonie préé-
tablie avec ce genre d'auditoire.
Il savait, avons-nous dit, faire équitablement et de sang-froid
la part du bien et celle du mal dans la nature humaine. En face
de son auditoire thuringien , il va en conséquence répartir ses
avertissements et ses censures avec une justice habilement dis-
tributive. Il n'a pas seulement devant lui la société thuringienne
matériellement présente ; il la vise et l'atteint dans sa vie et dans
ses relations. Dans toute la force de ce terme, il lui distribue la
vérité sur ses devoirs.
Dans cette distribution, point d'allures hésitantes ni de paroles
effacées : la vérité sur tout, dite avec une liberté tranquille de-
vant tous. Devant leurs enfants, qui viennent d'être apostrophés,
les parents entendent cette leçon respective : « Que les femmes
craignent et honorent leurs maris; qu'elles gardent pour eux leur
chasteté. Mais aussi, que les maris aiment leurs femmes, qu'ils
observent d'abord eux-mêmes la chasteté qu'ils exigent de leurs
femmes, afin que celles-ci voient leurs bons exemples (1). » —
Des époux, l'orateur passe au clergé. Ce n'est pas dans le secret
du sanctuaire, toutes portes closes aux laïcs , c'est en face du
peuple entier que cet avertissement est donné : « Les prêtres et
les clercs de toute la sainte Église doivent être stables dans le
service de Dieu ; jour et nuit se montrer irrépréhensibles aux
séculiers... ne pas être ivrognes, avares, verbeux dans les fes-
tins, à la recherche du gain... S'il est nécessaire à tout homme
d'apprendre soigneusement la doctrine catholique et apostolique,
combien plus aux prédicateurs du peuple chrétien, qui sont doc-
teurs dans l'Église de Dieu... Ignorant, ne rougis pas d'apprendre
ce que tu ne sais point, et quand tu le sauras, ne tarde point à
l'enseigner (2). » Sans aucun doute, l'obéissance et le comman-
dement sont assez solidement organisés parmi ces laïcs et ces
clercs, ces maris et ces femmes, pour que le blâme légitime de
l'un ne serve point de prétexte à l'insubordination ou aux abus
de pouvoir de l'autre. Il serait difficile de blâmer avec cette li-
(1) Sermollf, 849, A.
(2) SermoIII, 849, B, C. — Cf. /, 844, C.
280 LA SCIENCK SOCIALE.
berté dans une société divisée par l'antagonisme des classes et
des individus. La 'pleine liberté de la correction publique n'est
pas seulement inspirée à Boniface par son équité et son indépen-
dance d'esprit : elle lui est permise parla stabilité de la hiérar-
chie sociale.
Elle n'est point d'ailleurs une vaine liberté ; car l'influence de
la parole divine persiste après le sermon, dans la vie même des
familles. Boniface n'a point l'autorité précaire, indécise, d'un
conseiller officieux, admis des uns, discuté ou dédaigné des au-
tres. La docilité du père lui gagne la mère et les enfants ; l'at-
tention du patron provoque celle des serfs et des tenanciers. Le
prêtre est, d'une façon permanente, le docteur de la famille, du
domaine, de la société, parce qu'il a, dans ces groupes stables
et hiérarchisés, l'autorité naturelle pour auxiliaire de son autorité
doctrinale. Si le prêtre est docteur, le père est catéchiste ; telle
est la loi des sociétés stables et, — sauf de miraculeuses excep-
tions, — d'elles seules, dès que la grâce a touché leurs chefs rie
famille.
Telle est aussi pour une société entière la garantie d'un avenir
chrétien. Aussi, dès leur jeunesse, Boniface prépare ses chrétiens
à ce ministère du foyer : <( Que les jeunes gens et les jeunes
hommes écoutent les anciens en tout ce c[ui est de la doctrine
sacrée, et ne fassent rien sans leur conseil. Soumis dans l'humi-
lité de l'obéissance, ils se rendront dignes, lorsque l'âge et le
moment opportun seront venus, d'exercer à leur tour le minis-
tère du Christ Dieu. Celui qui dans l'adolescence n'a pas appris
la science du bien, comment pourra-t-il, dans sa vieillesse, la
posséder et l'enseigner (1)? »
Le missionnaire, désormais siir de la tradition dans ces stables
familles, prépare ainsi la perpétuité de ces nombreuses» Églises
domesticpies » que saint Jean Chrysostomc eût voulu voir pros-
pérer dans toutes les maisons de Gonstantinople.
Il n'y a donc pas seulement des chrétiens en Thuringe ; une
Tliurinye chrétienne existe. Tel est, en* somme, pour le mission-
(1) 8ermo lll, S-iy, C.
SAINT Ho.MKACE. 281
luiiro anglo-saxon, le résultat caractéristique de son genre de
parole dans son auditoire particulier. Voilà ce que, par la
grâce de Dieu, un homme issu de l'amille stable sait et peut
opérer dans un milieu de familles pareilles.
Bonil'ace avait l)ien soin d'ailleni's de rendre ee résultat aussi
complet que possible, par sa silnntion et celle de son clergé au
milieu de ces auditoires.
Avec toutes ses qualités spéciales, il eût moins obtenu de ses
stables Thuringiens, s'il n'avait rendu sa \iYéà\Q,dMon pi'rmancntc
Sans doute, il connaît les déplacements rapides du prédicateur
nomade. Mais il ne se déplace jamais que pour choisir les po-
sitions de son ministère local. La position adoptée, il s'y ins-
talle. 11 séjourne dans Amonebourg tout le temps nécessaire
pour amener les semi-païens à la pure vie chrétienne et former
les plus fervents chrétiens à la vie monastique. Ces séjours
prolongés le familiarisent complètement avec les populations,
donnent à son autorité toute certitude dans l'exhortation et
dans la censure, lui unissent à jamais les familles et les auto-
rités sociales. Ainsi la situation vraiment stable, qu'il sait prendre
au milieu de ses néophytes, achève de développer la tradition
chrétienne en Thuringe.
Toutefois, si la stabilité thuringienne et la stabilité anglo-
saxonne se trouvent d'accord à fonder cette tradition, l'initia-
tive de Bonifacc n'excède-t-elle point sur celle des néophytes?
Ont-ils, dans toute la mesure qu'exige cette direction, la trempe
personnelle du caractère ? Attachons-nous à dissiper cette
crainte.
V. BONIFACE TROUVE DANS LA SOCIÉTÉ THURINGIENNE UNE INI-
TIATIVE INDIVIDUELLE SUFFISANTE POUR APPLIQUER AVEC PROFIT
SA MÉTHODE DE DIRECTION.
Nous n'avons plus à démontrer l'initiative des conquérants
saxons établis au Nord et à l'Est de la Thuringe. Notons seule-
ment certaines résistances à l'Evangile où le missionnaire pou-
T. XII. l'J
^82 LA SCIENCE SOCIALE.
vait reconnaître une énergie puissante, bien que déviée. A côté
des convertis s'agite comme un parti d'obstinés païens. Ils re-
tardent, ils empêchent les conversions; ils forcent les néophytes
à sacrifier aux idoles. Boniface, loin de s'effacer devant cette
hostilité, va droit aux meneurs, leur apportant une lettre qu'il a
évidemment demandée au Pape, et dont il a dû suggérer les
termes par ses récits et par Texposé de ses vues. Il leur com-
mentera cette lettre, sachant bien que le faible de ces redouta-
bles ennemis, c'est la calme discussion, même avec l'ambassa-
deur d'une puissance combattue (1). Il les vaincra sur ce terrain
où nous l'avons vu si bien jouter : les chefs du parti païen de-
viendront, avec leurs familles modèles, les chefs des meilleures
Églises domestiques de la frontière saxonne.
Après ces gens d'une trempe supérieure, viennent les Hessois,
les Thuringiens, moins formés à l'initiative individuelle, mais
dont plus d'un a dû pratiquer le gouvernement au milieu de sa
famille, ménage indépendant, tout à fait distinct de l'ancienne
communauté patriarcale. Comme ainsi les domaines ou les te-
nurcs se multiplient avec les ménages, le sol thuringien est
une pépinière de chefs de famille sachant exercer leur pouvoir.
Et, par eux, les familles ouvrières stables multiplient les foyers
chrétiens dans la iims.sn populaire.
Le sol thuringien est aussi, par la constitution de la grande
propriété, une pépinière de patrons. Ne les connaissons-nous
pas déjà, même par leurs noms, ces « hommes magnifiques »
loués par le Pape d'avoir vaillamment soutenu le choc du parti
païen, gardé leur foi intacte, aidé le missionnaire (2)? Ce sont
eux dont l'initiative, s'étendant plus loin que leur propre foyer,
pénétrera de l'influence chrétienne le grand domaine, le comté,
la province. Us constitueront une classe supérieure et des pouvoirs
publics inspirés dans leur devoir d'état par la justice et la charité
chrétiennes. Les chefs des familles patronales stables donneront
1,1) Grcgorii II ad vniversumpopulumAUsaxoHum, Ep. VII, 505, C. — Vita S. Leb-
wini. — Mignet, Intnxhiction de l'ancienne Germanie dans la Société civilisée,
p. 111.
(2) Gregorii II Ep. V, 503.
SAINT HOMFACE. iH3
à la société, sous la conduite du clergé, une dirrclioii morale
chrétienne.
La tradition religieuse de la Thuringe ne sera donc pas une
inerte routine : les pères, les patrons, les chrétiens de tout rang
qui la conservent sont des hommes.
Faire des familles qui vivent chrétiennement et des chrétiens
qui soient des hommes, résume toute la direction de Boniface.
A sa foi, à son zèle, à tous les éléments surnaturels de son carac-
tère d'éducateur chrétien, se rapporte, comme ;Y ses causes prin-
cipales, la totalité de ce résultat. Mais retenons bien quel en
fut l'instrument humain : un prédicateur formé à l'initiative
personnelle dans un milieu stable, et prenant pour matière et
pour coopérateurs de son œuvre des hommes de même trempe.
L'éducateur de la Thuringe chrétienne ne pouvait agir avec
de meilleures qualités ni en des circonstances plus favorables.
Maintenant, que nous avons achevé de l'étudier en lui-même,
il nous reste à expliquer les résultats qu'il obtint. Car jusqu'à
présent nous ne connaissons ses chrétiens que d'une manière
générale et relative. Nous les avons observés à l'entour du pré-
dicateur, pour (îonstater jusqu'où celui-ci leur convenait, et réci-
proquement. Il faut maintenant les étudier en eux-mêmes. Notre
prochain article montrera le développement des diverses vertus
chrétiennes dans le caractère thuringien.
(.4 suivre.) Fr. M.-B. Schwalm,
(les Fi-éres Prêclicurs.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIRMIN'-DIDO T ET u''. — MESXIL (EURE).
QUESTIONS DU JOUR,
UNE NOUVELLE
QUESTION ROMAINE
LE PATRIMOINE ARTISTIQUE DE LA VILLE ÉTERNELLE.
Rome est très agitée depuis quelque temps par une question
à laquelle s'intéressent vivement tous les amis de Fart, je veux
parler de la question des galeries particulières.
Ou sait quelles immenses richesses artistiques sont possédées
en Italie, à Rome surtout, par certaines familles. Les grands
noms de l'aristocratie romaine, Borghèse, Corsini, Doria, Barbe-
rini, Rospigiiosi, Torlonia, etc., sont tous attachés à de vérita-
bles musées, ouverts très libéralement au public, et qui attirent
de tous les points du monde une foule de visiteurs. En dehors
des œuvres d'art que l'on trouve dans les édifices publics, il y en
a donc d'autres, et en très grand nombre, qui sont la propriété
de grands seigneurs. Elles forment une portion considérable du
patrimoine artistique de la Ville Éternelle.
On comprend bien l'intérêt général des Romains à ne pas voir
leur ville se dépouiller d'un de ses principaux attraits et, par suite,
leur légitime émotion, quand le propriétaire d'une galerie célè-
bre est dans l'impossibilité matérielle de conserver ce gros capi-
tal improductif.
Le cas s'est présenté plusieurs fois ces dernières années, parti-
T. XII. 20
286 LA SCIENCE SOCIALE.
ciilièrement depuis roccupation italienne; déjà le Gouvernement
s'est rendu acquéreur du palais Corsini et des collections qu'il
renfermait; aujourd'hui, le prince Borghèseet le prince Sciarra-
Colonna, dont la fortune est très compromise, se trouvent dans
l'obligation de liquider leur situation; il y a un mouvement de
décadence marqué; on dirait que l'ancienne aristocratie romaine,
qui avait longtemps tenu un rôle éclatant^ n'est plus aujour-
d'hui que l'ombre d'elle-même, qu'elle se précipite à une chute
rapide.
On peut indiquer à ce phénomène bien des causes de détail,
par exemple l'abolition des substitutions et des majorais depuis
l'unité italienne et l'adoption d'une législation inspirée de notre
Code civil ; mais il a des origines plus profondes, il tient à un
ensemble de circonstances contre lequel toute législation demeu-
rerait impuissante.
C'est un gros événement dans l'histoire de l'art que cet affais-
sement d'une classe qui a fourni pendant longtemps des Mécè-
nes éclairés, des amateurs compétents et délicats. Sa disparition
peut amener un déplacement de foyer artistique; elle constituait
en eflet une des conditions matérielles indispensables à la culture
des beaux-arts; elle en était le moyen d'existence. Elle tombée
ou disparue, comment l'art continuera-t-il à vivre en Italie?
Envisagé à ce point de vue , l'incident de la villa Borghèse
prend une importance qu'on ne lui soupçonnerait pas au premier
abord, ce n'est plus un simple fait-divers , mais le signe caracté-
ristique d'une évolution sociale.
Pour en saisir la portée, il faut se rendre compte, en premier
lieu, du rôle joué autrefois parles grandes familles patriciennes
de l'Italie. En voyant ce qu'elles ont été, on comprendra quel
vide immense leur disparition doit laisser.
I. — Une noblesse de mécènes.
Le caractère le plus tranché et le plus universel de cette aris-
tocratie a été d'exercer sur les beaux-arts un patronage intelli-
UXE .NOUVELLE QL'ESTION ROMAINE. 287
gent. A Florence, à Venise, à (iènes, comme à Rome, un noble
était éminennnent un Mécène, c'était même là souvent sa fonc-
tion principale.
Voyez les portraits qu'en tracent, à l'époque de la plus grande
splendeur, les historiens et les voyageurs : le grand seigneur ita-
lien est un oisif; son temps n'est réclamé par les alTaires publi-
ques que dans une mesure assez faible ; ses affaires privées l'oc-
cupent moins encore ; voilà du moins le type ordinaire. Avant
lui, on avait combattu pour l'indépendance de la cité, on avait
travaillé pour sa richesse; lui, s'appuie sur ces antécédents glo-
rieux et laborieux, et embellit ses loisirs par la recherche du
beau.
Autour de lui, d'ailleurs, il trouve les éléments nécessaires pour
laréalisation de ses désirs; la lutte pour la vie n'est pas âpre, même
dans les classes populaires; le souci du pain quotidien n'absorbe
pas l'activité générale, comme dans les pays du Nord. Les besoins
sont peu compliqués ; un pâtre des Apennins a le temps de réflé-
chir en gardant ses troupeaux ; il peut observer tout à l'aise le
jeu des ombres et des rayons de lumière sur les coteaux qui l'en-
tourent; la terre est pour lui un spectacle intéressant, qui éveille
surtout des sentiments poétiques; il n'est pas dominé, comme le
laboureur, par l'idée de sa fécondité ou de sa stérilité, seul point
auquel celui-ci soit susceptible de s'attacher.
L'esprit ainsi ouvert de bonne heure à l'observation des phé-
nomènes naturels, l'œil exercé à contempler des couleurs et des
formes, ce jeune pâtre sera immédiatement saisi d'admiration à
la vue d'une toile de Raphaël ou d'une statue grecque. Ces ma-
nifestations supérieures de l'art correspondront à des sentiments
encore confus, mais déjà existants dans son âme ; il pourra lui
suffire de les rencontrer sur sa route pour que sa vocation d'ar-
tiste en soit déterminée.
Il se trouve précisément que, dans son voisinage, des villes en-
combrées de chefs-d'œuvre lui offrent l'occasion répétée de cette
rencontre ; pour peu qu'avec cela un grand seigneur lui donne
à manger et lui permette d'étudier, c'en est souvent assez pour
qu'il se consacre tout entier à l'art.
288 LA SCIENCE SOCIALE.
C'est alors qu'apparaît le Mécène; chez lui, le goût des arts
s'est affiné par la vue des tableaux, des statues et des monu-
ments qui l'entourent. Il habite à la ville, dans un palais incom-
mode, mais superbe ; son luxe est tout en représentation. Dans ce
vaste palais, il vit non seulement avec sa famille, mais avec une
vraie troupe do familiers à gages, qui le distraient aux heures de
loisir, le défendent aux heures de danger et le soutiennent
dans les cabales de la cité. Plus sa clientèle est nombreuse, plus
les fêtes qu'il donne sont magnifiques, plus on le redoute, plus son
crédit est grand ; il n'a donc garde de la restreindre. Il y com-
prendra avec plaisir un jeune homme montrant du goût pour
les arts, il lui donnera des conseils utiles, paiera les leçons de ses
maîtres, le nourrira, le vêtira et couvrira ses fredaines de son
manteau complaisant. Plus tard, il lui assurera du travail, lui fera
bâtir son palais, lui commandera son tombeau, lui donnera des
galeries à décorer. Tous les germes artistiques déposés dans la
nation pourront, grâce à lui, éclore, puis se développer.
En général, sa richesse est due au commerce. A Venise, à Gênes,
à Florence, ce sont des marchands qui deviennent princes ; c'est
une oligarchie de marchands qui gouverne la cité ; ce sont des
marchands, ou des fils de marchands qui bâtissent, qui donnent
des fêtes, qui mènent la vie fastueuse. Les Médicis sont la plus
célèbre personnification du type.
Leur mouvement d'ascension est extraordinaire : en quelques
générations, grâce aux conditions qui favorisent leur négoce,
ils passent de la situation bourgeoise à la situation princière et
à la situation souveraine ; leurs filles vont s'asseoir sur les trônes
de l'Europe, leurs fils parviennent au suprême pontificat.
En retour, leur chute est profonde. De même que le commerce
les a enrichis, il les appauvrit d'une manière subite, lorsque
les courants commerciaux, se déplaçant, vont porter ailleurs les
gros profits. Parcourez aujourd'hui Florence et Venise, vous n'y
verrez plus que les traces de leur prospérité passée; les anciens
palais sont devenus des hôtels médiocres, et leurs pièces magni-
fiquement décorées font un gîte inconfortable dont le voyageur
se plaint amèrement; les descendants de ceux qui les ont cons-
UNE NOUVELLE QUESTION ROMAINE. 289
triiits végètent duii méchant petit emploi; la i-uiiie est com-
plète.
A Rome, l'anstocratic ne se fondait pas sur le commerce, mais
sur le népotisme : les grandes familles romaines étaient ])resque
toutes des familles de neveux de papes, elles étaient donc peu
touchées par les fluctuations commerciales. Les Aldobrandini,
les Borghesc, les Panfili, les Barberini ont dû leur fortune au
démembrement de terres dépendant du patrimoine apostolique;
d'autres recevaient des bénéfices considérables, des sommes en
argent comptant, des palais, des objets d'art.
La décadence, qui suit assez promptement d'ordinaire ces
élévations rapides et fortuites, trouvait un remède dans le renou-
vellement rapide, lui aussi, des familles favorisées. L'aristocratie
romaine se recrutait perpétuellement, par l'accession de nouveaux
membres, à chaque pontificat nouveau. Ainsi se trouvaient rem-
placées les familles tombées dans une situation matérielle infé-
rieure. En somme, il y avait alors un remède au cas actuel du
prince Borghèse; à la place des nobles qui se ruinaient, d'autres
venaient continuer leur rôle de Mécènes.
On s'use vite, en effet, à ce rôle, et les richesses amassées par le
commerce ou données par la faveur se dissipent aisément en
quelques générations de grands seigneurs oisifs et amis des arts.
11 y a cent cinquante ans, le président de Brosses, voyageant en
Italie, notait au passage quelques-uns de ces princes possesseurs
de richesses artistiques énormes, et incapables de pourvoir à
l'entretien de leurs palais. Voici, par exemple, le prince de Pales-
trine, obligé de « vendre pièce à pièce ce qu'il peut détacher
sans qu'il y paraisse » de ses magnifiques collections du palais
Barberini (1). Les Chigi et les Odescalchi cèdent au Régent les
Titien, les Raphaël, les Véronèse et les Corrège qui ornèrent le
Palais-Royal jusqu'à la veille de la Révolution française (2). Le
prince Giustiniani cherche un acquéreur pour ses tableaux. (( Il
a l'air bien grêlé, dit à son sujet le président de Brosses; je dinai
(1) Lettres familières écrites d'Italie en 1739 et 1740, par Charles de Brosses, t. II,
p. 59 ; Paris, librairie académique Didier.
(2) Ibid., p. 104.
290 LA SCIENCE SOCIALE.
avec lui chez Je roi d'Angleterre; à sa mine, non plus qu'à
l'accueil qu'on lui faisait, je ne me serais douté ni de sa princi-
pauté ni de toutes ses vierges de Raphaël (1). »
Riches ou pauvres, florissants ou décadents, les membres de
l'aristocratie romaine ne sont pas haïs du peuple, sauf exception.
Sans doute, à la mort d'un pape, il arrive parfois que la foule se
précipite chez un de ses familiers pour piller son palais et pro-
férer contre lui des menaces de mort, mais cette colère populaire
s'apaise vite, et l'indignation n'est pas très sincère.
Tout le monde, en effet, se rend compte, parmi les Romains, des
services que cette aristocratie rend à l'art, et tout le monde aussi
lui pardonne ses richesses, en raison d'une communauté de pré-
jugés et d'habitudes assez singulière mais bien caractéristique
de l'état social.
Nous sommes, ne l'oublions pas, dans un pays de clan au
suprême degré; l'abondance des productions spontanées, notam-
ment la prédominance des pâturages, le climat tempéré, rendent
la vie facile et le travail rare. L'effort individuel se développe
dans une assez faible mesure. D'autre part, la vie urbaine et la
vie de cour fortifient le règne de l'intrigue et l'hajjitude du favo-
ritisme ; aucune capitale d'Europe n'est depuis aussi longtemps
que Rome le siège d'un pouvoir fort. D'ailleurs, du petit au
grand, du lazzarone au prince, chacun est habitué à se grouper,
à faire partie d'une clientèle ; le moindre patricien a du monde à
son lever, à une époque où le roi de France n'est encore qu'un
grand propriétaire féodal sans courtisans; la tradition du clan
n'a jamais été brisée ici, comme chez nous, par une invasion de
barbares à familles-souches restés maîtres du pays.
Or, pour des individus habitués à attendre leur J)ien-être de la
faveur d'un homme puissant, à la fortune du(juel ils s'attachent,
quoi de plus naturel que le népotisme? Quand un cardinal est
élevé à la dignité pontificale, quand il devient, en même temps
que le père spirituel des fidèles, le souverain temporel d'un État
et le dispensateur de la richesse publique, comment ne ferait-il
(1) Lettres familières écrites d'Italie, t. II, p. llC.
uni: NOIVKLLK OUKSIION HdMAJ.NK. '2\)ï
pas participera son élévation tous ceux de son clan, à commencer
par ses proches? Tant que le népotisme n'aboutissait pas à des
abus criants, les sujets du pape le considéraient comme absolu-
ment légitime. Si parfois ils s'élevaient contre une faveur exces-
sive, ils blâmaient aussi un pape assez scrupuleux pour éloigner
ses neveux de Home et les mettre ainsi à l'abri de tout soupçon.
Alexandre VU l'éprouva, lorsque, scandalisé des libéralités de ses
prédécesseurs, il voulut rétablir l'ordre dans les finances de ses
États en sacrifiant les intérêts de sa famille.
La conception du clan, dont nous avons gardé en France une
si forte dose, s'est modifiée chez nous en ce point par suite de
l'intensité plus grande du travail. Nous avons plus de scrupules
que les Italiens sur le népotisme. Nous admettons assez difficile-
ment qu'on doive sa fortune à la simple faveur, parce que le
nombre de ceux qui la doivent à leur industrie personnelle est
plus considérable. Pourtant, voyez comment un homme très im-
prégné de la formation du clan a compris chez nous, au com-
mencement de ce siècle, ses devoirs de bon parent : loreque
Napoléon eut bousculé successivement la plupart des trônes de
l'Europe, il lui sembla juste et équitable d'y faire asseoir tous
les membres de sa famille. En bon Corse, il aurait cru manquer à
son clan s'il n'avait pas fait cette large distribution de souverai-
netés. Pourtant, son intelligence supérieure lui faisait toucher
du doigt en maintes circonstances l'inaptitude de plusieurs de
ses frères au rôle qu'il leur avait confié; parfois, il n'en cachait
pas son dépit et leur reprochait leurs fautes avec brutalité ; mais
comment refuser aux personnes de son sang les biens et les
honneurs, quand les circonstances vous en rendent maîtres!
D'un autre côté, l'aristocratie romaine faisait de ses richesses
un usage tel que le public, déjà disposé à lui en pardonner l'o-
rigine, aurait eu mauvaise grâce à les lui reprocher. La ma-
nière dont elle en jouissait était surtout impersonnelle. Au dix-
huitième siècle, le président de Brosses, habitué au train de vie
des grands seigneurs de France, est tout surpris de voir com-
ment les princes romains dépensent leur argent; pas d'équipa-
ges brillants, peu de bijoux et de parures, de meubles de fautai-
29i , LA SCIENCE SOCIALE,
sic; surtout pas de ])onne chère. Il ne trouve à Home (j[ue le duc
de Saint-Aignan , ambassadeur de France, et le cardinal de
Tencin, tenant une table somptueuse; ailleurs on n'invite pas à
dîner, mais on se réunit le soir dans de superbes salons, où vingt
laquais apportent vers minuit quelques tranches de melon d'eau
sur un plat d'argent démesuré et splendide. Dans la rue, le
mendiant assis sur les marches du palais, le dos appuyé contre
une colonne, mange, lui aussi, sa tranche de melon d'eau^ et son
œil se repose agréablement sur les lignes architecturales qui se
développent avec harmonie devant lui. Le palais est-il bâti pour
son propriétaire ou pour lui, pour le passant ou pour le public?
On pourrait se le demander. Ce n'est pas une habitation, c'est un
objet d'art.
Aujourd'hui, l'aristocratie, moins riche, parait réduite à la
portion congrue et vit frugalement dans un coin de ses palais;
mais, au temps de sa splendeur, sa vie intime n'était guère plus
recherchée : elle avait plus de faste, plus d'éclat extérieur; cent
fainéants portaient la livrée d'unprince, vingt gentilshommes vi-
vaient à ses crochets et lui faisaient cortège, tout passait en repré-
sentation extérieure, en constructions, en achats d'oeuvres d'art.
Un palais italien se compose de deux parties : l'une, destinée
aux collections, merveilleusement ornée et renfermant d'inesti-
mables richesses; c'est celle dont tout le monde jouit, que tout
le monde peut visiter; l'autre, mal entendue pour la vie journa-
lière, généralement négligée par le propriétaire, après avoir été
sacrifiée par rarchitecte; c'est celle qui est destinée à riiabitation
du grand seigneur. « Demandez à ces gens-ci, tant que vous vou-
drez, de la magnificence et de la grandeur; mais n'en attendez
rien d'agréable et de bon goût pour les choses d'usage (1). »
Même caractère dans les villas qui entourent Rome. Le noble
romain, cjuand il veut aller à la campagne, fait construire, aux
portes de la ville, un palais isolé au milieu de vastes jardins, peu-
plés de statues et arrangés pour le plaisir des yeux : Il encombre
(1) De Brosses, t,. II, p. 43. V. aussi Taino, Vo^/cnje en Italie, t. I, p. 252 el sui-
vantes.
UNE NOUVELLE OL'ESïION ROMAINE. 203
sa demeure de ta])leau\, ses jardins de porti([ues, de fabriques,
de fontaines, de casinos, puis il les ouvre au pu])lic.
Tel est en particulier le cas pour la villa Borghèsc, au sujet de
laquelle est né l'incident que je rappelais au début de cet arti-
cle. La villa Borghèse et les magnifiques jardins qui l'entourent
furent créés au dix-septième siècle par le cardinal Scipion Bor-
ghèse et embellis par ses successeurs. Le prince Borghèse actuel
est l'héritier incontesté de la famille, et cependant la ville de
Bome élevait dernièrement des prétentions à la propriété de ces
jardins. Elle les appuyait sur ce fait que, depuis do longues
années, ils sont la promenade habituelle des Bomains, qu'une
sorte de prescription leur donne aujourd'hui le droit de les con-
sidérer comme leur chose, qu'il y a, en somme, dans la tradi-
tionnelle largesse des Borghèse à leur égard, une espèce de do-
nation irrévocable.
Pour qu'une pareille idée ait pu naître chez les Bomains, il
faut vraiment que la famille Borghèse ait joui de cette propriété
d'une manière bien libérale. Bien ne montre mieux à quel point
un patricien savait donner à ses biens propres le caractère d'une
chose publique : rien n'explique mieux la tolérance de l'opinion
au sujet des libéralités consenties par les papes à leurs neveux.
On considérait, à Bome, un Borghèse, un Corsini , un Aldobran-
dini, comme les administrateurs compétents des richesses artisti-
ques de la ville. Pas un citoyen qui ne se sentit intéressé à l'aug-
mentation de leur galerie, à la construction de leur palais; cette
galerie et ce palais formaient, en effet, le patrimoine commun du
clan, de la cité.
Ainsi, pendant de longs siècles, l'aristocratie romaine renou-
velée par le népotisme, composée de grands seigneurs éclairés
qui justifiaient leur situation par leur goût et leur magnificence,
put jouer son rôle sans soulever dans le peuple aucune révolu-
tion. Aujourd'hui cependant, l'aristocratie romaine prend l'al-
lure d'une chose qui s'en va, d'une institution qui disparait;
pourquoi cela?
29 i LA SCIENCE SOCIALE.
II. — La fi\ d'une société.
Constatons d'abord un fait : les vieilles familles patriciennes
sont bien déchues, à l'heure actuelle, de leur ancienne splendeur.
Beaucoup de palais, encore habités par les héritiers de ceux qui
les ont construits, ont l'aspect de nécropoles : « Vous voyez des
cours immenses, des murailles hautes comme celles d'une prison,
des façades monumentales. Personne dans la cour : c'est un dé-
sert; parfois, à l'entrée, une douzaine de fainéants assis sur les
pavés, font semblant d'arracher l'herbe ; on dirait que le palais
est abandonné. Quelquefois il l'est tout à fait; le maître ruiné
loge au quatrième étage, et tâche de louer quelque portion du
reste... Vous sonnez, et vous voyez arriver lentement un suisse,
quelque laquais au visage terne... Souvent personne ne vient,
quoiqu'on ait choisi le jour et l'heure indiqués : c'est que le
Custode fait une commission pour la princesse (1). »
Cette situation n'est pas nouvelle. Elle dure depuis une cen-
taine d'années. A la fin du siècle dernier, le pouvoir temporel
des papes a reçu des atteintes profondes et s'en est allé décli-
nant jusqu'au jour où Rome elle-même a échappé à l'autorité
pontificale. Or l'aristocratie romaine reposait tout entière sur la
puissance et la richesse des Papes ; elle a subi la même évolu-
tion.
C'est la conséquence fatale du système. Au fond, cette aristo-
cratie n'avait pas de vie propre; elle n'était qu'une émanation
du pouvoir et de la faveur. Elle remplissait bien son rôle de pro-
tectrice des arts, mais à condition qu'une circonstance extérieure
lui fournit les moyens matériels de les protéger; cette circons-
tance disparaissant, elle devait faillir à son rôle.
Au lendemain des guerres de la Révolution et de l'Empire, cet
effet désastreux commençait à se faire sentir, et les œuvres d'art,
accumulées depuis des siècles dans les galeries particulières,
prenaient le chemin de l'Étranger d'une manière alarmante.
Déjà, le prince Camille Borghèse avait vendu à son beau-frère
(1) Taine, Voyage en Ilalie, t. I, [>. 253.
L\H N()U\ TJ.LK OLKSTION liOMAINK. 295
Napoléon, pour 15.000.000 de francs, la collection de la villa
lîoi'ghèse, qui constitue aujourd'hui une des principales richesses
du Louvre; d'autres patriciens, en grand nombre, dépouillaient
leurs palais, sans pouvoir, comme le prince Camille, les repeu-
pler à nouveau ; les choses en vinrent à un tel point que l'admi-
nistration pontificale s'émut de cette situation et, le 7 avril 1820,
le cardinal Pacca, alors camerlingue de la Sainte Église, fit un
édit pour y remédier. D'après cet édit , aucun objet d'art ne
pouvait être emporté hors de Rome sans une autorisation spé-
ciale du Gouvernement, et lorsque cette autorisation était don-
née, l'objet était grevé d'un droit de 20 %.
Le remède eut le succès réservé en général aux mesures de
ce genre. Il empêcha à peu près le départ des œuvres de grands
maîtres, mais il ne tarit pas la source du mal. Les propriétaires
de galeries n'en furent pas plus riches pour cela , et ne se rési-
gnèrent pas davantage à mourir de faim devant des toiles d'un
prix inestimable. Quelques-uns parvinrent à éluder les dispositions
de l'édit du temps de l'administration pontificale ; aujourd'hui,
le gouvernement italien exerce une surveillance plus sévère et
la crise n'en est que plus aiguë.
Son acuité s'augmente encore par suite d'autres circonstances,
notamment par l'abolition des majorais. Autrefois, les propriétés
de la grande aristocratie étaient soumises au régime des subs-
titutions : les palais, les galeries de tableaux passaient d'une
génération à une autre sans subir aucun partage; il suffisait
donc de ne pas les engager par l'hypothèc^uc pour pouvoir les
transmettre intégralement ; aujourd'hui, un grand péril les me-
nace dès que le chef de la famille vient à disparaître; cha-
que héritier peut venir réclamer sa part du palais, sa part de la
collection; il faudrait, pour que l'un d'eux prit à sa charge
un lot pareil, et consentit à désintéresser ses frères et sœurs,
qu'il eût une fortune personnelle colossale; pour conserver de
semblables patrimoines, il faudrait avoir gagné soi-même beau-
coup d'argent. Inutile de dire que les rejetons de la vieille
aristocratie romaine sont mal préparés par leur éducation,
et peu disposés d'ailleurs, à tenter la fortune à l'aide de leur
296 LA SCIENCE SOCIALE.
travail; il ne faut pas leur demander des vertus américaines.
11 y aurait bien une solution : ce serait l'accjuisition par l'État
des galeries particulières à vendre. Elle serait même assez logi-
que, car l'État tient aujourd'hui la place de l'aristocratie; il a
réuni en un seul clan cette série d'anciens clans dont chacun
avait à sa tête une grande famille; c'est lui seul qui protège
maintenant la clientèle grossissante des fonctionnaires et des
courtisans; il n'y a plus que lui pour veiller aux intérêts gé-
néraux.
Malheureusement pour lui, il n'a pas les moyens financiers né-
cessaires à sa fonction de Mécène. Cet État nouveau, formé d'une
foule de débris, a voulu jouer à la grande nation centralisée ; il a
pris à sa charge d'immenses travaux publics; il a créé une admi-
nistration compliquée ; il a voulu se mettre du premier coup au
même niveau que les États voisins entrés dans le système de la
centralisation plus de deux siècles avant lui. De plus, il se ren-
contre que cette lourde machine, merveilleuse pour tarir dans
un pays riche les sources de la production, s'applique ici à une
contrée peuplée en grande majorité de paresseux, de gens de
clan, incapables par suite de nourrir de leur travail un parasite
aussi exigeant. Avec de semblables conditions, le mauvais état
des finances italiennes ne semble pas près de prendre fin, et on
comprend qu'un budget, déjà mal équilibré, ne puisse pas grever
le chapitre de ses dépenses des millions nécessaires à l'achat
d'une galerie de tableaux de maîtres.
Ainsi, ni l'aristocratie ni l'État ne sont aptes à conserver ces
chefs-d'œuvre. Non seulement les Mécènes deviennent rares
dans la Péninsule, non seulement les jeunes artistes n'y trouvent
plus au même degré qu'autrefois les conditions nécessaires à
l'exercice de leur talent, mais l'Italie est menacée de perdre les
trésors artistiques qu'elle a si longtemps entassés.
C'est en vain que l'édit du cardinal Pacca sera opposé par le
gouvernement actuel aux vendeurs de collections; contre la
force des choses il ne peut rien, on commence déjà à s'en aperce-
voir. Il paraît en effet que le prince Borghèse serait sur le point
d'obtenir l'autorisation de mettre à l'encan une partie de ses ta-
UNK NOUVELLE OLESïION ROMAINE. 297
bleaiix; en retour de cette gracieuseté, il reconnaîtrait les pré-
tentions de la ville de Rome sur les jardins de la villa Borg-hèse,
il ferait aljandon par conséquent de ce parc superlje, lieurcux
sans doute d'échapper aux charges de son entretien.
Cette transaction entre un prince ruiné et un État pauvre, le
contraste de luxe et de misère qui en ressort, sont attristants
comme tout ce qui marque la fin d'une grande chose ; l'esprit se
reporte involontairement de cet abaissement actuel aux splen-
deurs du passé, et on en vient à se demander si la décadence de
l'art ne suivra pas fatalement la disparition d'une société où il
s'était élevé à une si remarquable hauteur.
Là-dessus, il est difficile de faire des pronostics ; la seule chose
qui paraisse certaine, c'est que l'aristocratie romaine ne se relè-
vera pas de sa chute; si les beaux-arts doivent encore fleurir en
Italie, ce sera donc sous d'autres auspices.
A supposer que les papes, auxquels elle a dû sa naissance, re-
couvrent dans un avenir peu éloigné une partie de leurs anciens
domaines, leur situation temporelle de souverains n'en serait pas
moins modifiée par la disparition des anciens petits États de l'Eu-
rope et la formation des grandes unités nationales. Quand l'Alle-
magne et l'Italie possédaient une bonne douzaine de souverains ;
quand la Russie ne comptait pas encore, un pape trouvait dans le
patrimoine de Saint-Pierre, quelque restreint qu'il fût, une base
suffisante à sa qualité de prince temporel; il était vraiment roi,
au même titre que le roi de Naples, le roi de Sardaigne, ou le
roi de Saxe. Aujourd'hui, en face des quelques grandes puissances
qui se partagent l'Europe, il ne serait jamais, — au point de vue
temporel, — qu'un très petit souverain. Il ne pourrait donc pas, à
supposer qu'il voulût le tenter, soutenir matériellement et renou-
veler une classe de grands seigneurs oisifs, à la manière de ceux
du dix-septième siècle.
Au surplus, les temps ont changé ; il ne peut plus y avoir de
ces pays fermés et isolés où la lutte pour la vie restait peu ar-
dente ; les nouveaux moyens de transport ont fait tomber bien
des barrières et tendent à transformer le monde en une seule
arène. Ceux qui y triomphent, ceux que leur formation antérieure
298 LA SCIENCE SOCIALE.
et leur énergie personnelle rendent les plus aptes à la lutte, seront
bientôt seuls en situation d'exercer sur les arts le patronage que
les patriciens de l'Italie praticjuaient autrefois.
Il est certain cpi'ils s'y essayent. Les millionnaires de ce siècle
se picfuent de connaissances artistiques, forment des collections
et paient libéralement les peintres de renom. Seront-ils de force à
créer une nouvelle époque dans l'histoire de l'art, ou bien s'en
tiendront-ils à des restitutions archéologiques? seront-ils des ins-
pirateurs ou des curieux? l'avenir le dira, mais c'est aujourd'hui
entre leurs mains que se trouvent les destinées futures de l'Art.
H. Saint-Romain.
LES CELTES.
III
L'AUTORITÉ PUBLIQUE (1).
Grâce aux témoignages de l'histoire, si clairement compris à
l'aide de la science sociale, nous avons eu vraiment sous les
yeux, malgré la distance des temps, le spectacle de cette grande
caravane des Celtes, qui se disloque en passant de la Prairie
à la Forêt et s'éparpille en petits groupes de piétons, de sé-
dentaires, au milieu desquels émergent, sans amoindrissement,
les cavaliers que cette révolution n'a pas démontés. Demeurés
riches, forts et oisifs, ceux-ci ont tout ce qu'il faut pour dominer
les autres et s'en servir en les protégeant. Les plus adroits
d'entre eux groupent ainsi autour de leur personne le peuple
mis à pied et les cavaliers même qui ont eu moins de savoir-
faire. C'est de la sorte que les Clans et les chefs de clientèle
succèdent à la caravane et à son conducteur.
Mais cette organisation du Clan, telle que nous la saisissons
chez les Celtes à leur arrivée en Occident et jusqu'à la conquête
romaine, n'est qu'une entreprise privée : ce n'est pas une ins-
titution officielle, une constitution de pouvoirs pubhcs ; ce n'est
pas la forme reconnue de l'Autorité dans la nation.
Le Clan est un groupement essentiellement dû à l'initiative
particulière, et il demeure dépendant d'elle seule.
C'est un groupement essentiellement dû à l'initiative particii-
1,1) Vo!r la livraison de ji i:i, t. XI. p. 483.
300 LA SCIENCE SOCIALE.
Hère, puisque les chefs de Clan n'ont d'autre investiture que
la situation qu'ils ont su se ménag-er par leur fortune et par
leur habileté personnelle; les clients qui les entourent et dont
ils tirent leur puissance sont venus spontanément, volontaire-
ment, se recommander à leur protection, se ranger sous leur
conduite. Le rapprochement de ces chefs et de leurs hommes
s'est donc opéré de lui-même, sans aucune intervention de la
contrainte publique, sans aucune action des pouvoirs établis.
Non seulement ce groupement n'est dû qu'à l'initiative parti-
culière, mais il reste dépendant d'elle seule. Nous avons vu que
la masse des clients pouvait librement se porter d'un chef à
un autre et que toute la politique de ces créateurs de Clan
consistait précisément à savoir conserver autour d'eux et ac-
croître, le plus possible, une clientèle mobile et disputée.
Si on se met en devoir de classer exactement parmi les di-
verses espèces de groupements sociaux cette institution du clan,
on reconnaîtra que toutes les espèces auxquelles il se rattache
appartiennent à la' vie privée.
A certains égards, le Clan se classe dans le Patronage, dans
l'organisation du Travail, quoique ce soit un bien mauvais
type de Patronage. Le chef de Clan agit et pèse évidemment
sur le travail de ceux de ses clients par lesquels il se fait nourrir,
par lesquels il se fait fournir toutes choses, pour lui, pour
son état-major, pour sa maison, pour tous les affamés et les avides
de sa suite. Il stimule, ne fût-ce que par pression latente, ce
personnel de producteurs, qui présente deux conditions diffé-
rentes : les uns sont des gens auxquels il a confié le soin de ses
troupeaux et de ses récoltes ; les autres sont de simples protégés
desquels il tire quantité de ressources à titre de dons hono-
rifiques. Ce sont là les deux catégories de travailleurs dont
le chef de Clan est le patron, le patron beaucoup plus en ce
sens qu'il les exploite et les presse, qu'en ce sens qu'il les
dirige et les perfectionne. Les familles même auxquelles il
donne charge • de garder les bêtes qui lui appartiennent et
de mettre en rapport les champs qui sont à lui, opèrent bien
plutôt comme des entrepreneurs ou des métayers, qui doivent
LES CELTES. 301
rapporter tant de ce qui leur a été confié, que comme des ou-
vriers eml)rigadés et gouvernés par un chef de métier. Le clief de
clan a des soucis plus délicats et plus compliqués que ceux dune
exploitation essentiellement primitive : il est tout entier aux re-
lations personnelles qui peuvent lui gagner les esprits, le ren-
seigner sur les cabales de ses rivaux d'influence , le faire valoir
par l'habileté intellectuelle et les puissances du discours, le met-
tre à même de façonner l'opinion, de se montrer un peu partout,
surtout dans les centres urbains, dans les réunions et parmi la
foule. Il lui faut encore s'entretenir dans l'exercice des armes,
développer et glorifier son énerg-ie physique dans de rudes
chasses, étaler le faste d'une large existence aux yeux de ses
hôtes, de ses visiteurs de tout rang, et du public. Il est assez sou-
vent aussi en expédition lointaine pour lier des intelligences
chez les peuplades de la Gaule, de la Germanie ou de la Bretagne,
s'y créer des partisans , y conclure des alliances qui l'appuient
au besoin contre la portion opposante de ses concitoyens. Pen-
dant qu'il se livre avec ardeur à tant d'occupations, dites libé-
rales, ses troupeaux, mêlés à d'autres dans les pâturages et les
forêts dont la propriété est commune, sont tenus par toute une
population, qui se réserve une partie du croit, ou qui lui réserve
quelque chose du croit des animaux qui sont à elle. 11 reçoit, pour
ainsi dire pele-niéle, dans les entassements de blé qui constituent
ses greniers, les gerbes que lui doivent les cultivateurs de ses
terres et celles que lui offrent, du revenu de leurs propres terres,
ses clients bénévoles. On conçoit aisément que, sous un pareil ré-
gime d'exploitation, les biens du patron et ceux des serviteurs ou
clients soient arrivés, dans plus d'un cas, à ne plus se distinguer
très nettement, surtout chez un peuple où la propriété indivi-
duelle avait encore si peu d'assiette, si peu de nécessité économique
et technique. Mais on comprend aussi à qui cette confusion devait
fatalement profiter. Les chefs de Clan, toutes les fois que la
({uestion agraire avait quelque occasion de se représenter, préten-
daient à la part du lion. La population résistait de son mieux;
mais, contre si forte partie, elle ne cessait guère de perdre du
terrain. C'est là l'histoire de ces formes flottantes et indécises de
T. XII. 21
302 LA SCIENCE SOCIALE.
la propriété chez les peuples demeurés celtiques ou d'origines
analcjgues, tels que les Irlandais, les Ecossais, les Polonais. Les
grands domaines de ces pays-là sont le résultat d'une sorte de
communauté vague et débattue, qui a fini par tourner au
profit du chef ou principal participant de la communauté. Les
débats très connus qui se sont perpétués à ce sujet en Irlande,
en Ecosse, en Pologne, nous donnent l'idée de ce qui se passait en
Gaule entre le chef de Clan, patron, et ses travailleurs.
Il est donc visible que le Clan appartient, pour une bonne part,
au système du Patronage.
Pour une autre part, il rentre dans la forme de groupement
qu'on appelle le Voisinage et qui est encore une institution de la
vie privée.
On entend par Voisinage, en science sociale, quelque chose de
plus étendu que les rapports créés par la seule proximité des
lieux. La caractéristique du Voisinage est d'être une relation éta-
blie entre des gens indépendants les uns des autres, sans qu'il
intervienne entre eux aucun engagement strict : c'est une com-
munauté d'action constamment libre et bénévole.
Les relations dites de société, qui ne se circonscrivent pas au
lieu qu'on habite, mais qui sont fondées sur quantité de motifs
de rapprochement ou de communication avec des personnes sou-
vent éloignées, donnent une idée de l'extension que peut prendre
le voisinage ainsi compris. Or, il est clair que le chef de Clan
groupait derrière lui des séries entières de gens unis entre eux,
sous le régime de la plus absolue indépendance, par des préoc-
cupations, des tendances, des poursuites communes. Tous ceux
qu'une même manière de voir, les mêmes aspirations, les mêmes
raisons de craindre ou d'espérer, les mêmes amitiés ou les mêmes
inimitiés, avaient rapprochés, et dont elles avaient fait comme
une troupe de volontaires, de volontaires sans engagement, mais
connus les uns des autres, au moins par escouades, et prêts à
une action concordante, tous ceux-là, dis-jc, étaient recrutés sur
l'ensemble du territoire, et quelquefois bien au delà, par le chef
de Clan, à la seule condition qu'il épousât leurs désirs ou leurs
aversions et qu'il entreprit d'y donner effet.
\
LES CELTES. 303
Enfin le Clan présente encore, dans un de ses éléments, les
caractères de la Corporation, qui est, elle aussi, un organisme de
la vie privée. La Corporation est comme un voisinage plus strict :
libre en ce sens qu'on ne se lie que volontairement, elle crée des
engagements formels entre des gens qui se reconnaissent des
intérêts communs et qui croient utile, pour les soutenir ensem-
ble, de se donner réciproquement une promesse qui oblige.
C'était bien là le fait des Devoti, de ces personnages plus étroi-
tement attachés au chef de Clan et qui, vivant avec lui, faisaient
serment de mourir avec lui.
Ainsi, résultat combiné du Patronage, du Voisinage et de la
(Corporation, le Clan n'était pas, en principe, une organisation de
Pouvoir public; il ne l'était pas en Gaule, même au temps de
César.
Il y avait chez les Celtes, chez les Gaulois, divers systèmes offi-
ciels de Pouvoir, diverses formes reconnues de l'Autorité pu-
blique. Elles paraissent avoir été assez variées; elles se montrent
çà et là, mais par traits bien vagues et bien épars, dans le récit
du conquérant romain.
Chez les Éduens, par exemple, dont la grande ville était lîi-
bracte, aujourd'hui Autun, et qui comptaient parmi les plus
importantes nations gauloises, on voit un magistrat suprême, élu
chaque année, conformément à une très ancienne coutume, avec
des conditions de lieu, de temps, de convocation publique stric-
tement déterminées. Les Druides et certains magistrats sont
marqués comme ayant des droits particuliers dans cette élection.
Le titulaire de cette magistrature suprême a un nom tout local : il
s'appelle le Vergobret. Ses pouvoirs et ses obligations sont pré-
cisés : il a, du moins en théorie, le droit de vie et de mort, mais,
par contre, il lui est positivement interdit de sortir du territoire
pour quelque cause que ce soit. A côté de lui, il y a un Sénat,
qui est également réglementé : deux frères ne peuvent en faire
partie en même temps. Voilà tout un dessin de constitution po-
litique bien visible (1).
(1) César, De bello fjallico, I, 16; VU, 32 et 33.
304 LA SCIENCE SOCIALE.
Le Sénat parait avoir été une institution très habituelle, géné-
rale même, chez les peuplades gauloises. Il en est souvent ques-
tion dans les Commentaires , et à propos de régions très diffé-
rentes : il y a un Sénat chez les Vénètes, c'est-à-dire à Vannes ;
chez les Lexoviens, c'est-à-dire à Lisieux ; chez les Bellovaques,
c'est-à-dire àBeauvais; chez les, Nerviens, c'est-à-dire en Flan-
dre; chez les Sénonais, c'est-à-dire à Sens; chez les Allobrog-es,
c'est-à-dire en Savoie ; etc.
La Royauté, au contraire^ ne se montre guère que comme une
forme accidentelle : il semble qu'elle fût le mode de pouvoir
qu'aspiraient à établir, à la faveur de circonstances spéciales,
quelques ambitieux de haute volée; mais elle était vivement re-
poussée, et, une fois établie, elle ne réussissait pas à se perpé-
tuer. Orgétorix, que nous connaissons déjà, n'avait persuadé aux
Helvètes d'éniigrer en Gaule que pour se faire roi, au bout de l'en-
treprise ; et quand son projet fut découvert, il faillit être brûlé vif,
selon la loi des Helvètes, par un jugement en bonne forme. 11
n'échappa à la sentence que grâce au secours de son Clan qui inti-
mida le tribunal. Mais les magistrats indignés convoquèrent le
peuple en armes et Orgétorix disparut, se donnant probablement
la mort lui-même, à ce que dit César. Il est difficile de mieux voir
que par cet épisode la différence qu'il y avait chez les Celtes entre
l'institution privée du Clan et les institutions politiques légales :
la lutte est ici ouvertement engagée entre un citoyen entouré
de sa clientèle et la magistrature soutenue par la nation.
Pour renforcer l'expédition des Helvètes, Orgétorix avait
cherché le concours de leurs voisins les Séquanes, c'est-à-dire
les Jurassiens. A cet effet, dit César, « il avait persuadé au
lils de Catamantalède , Casticus , dont le père avait occupé la
royauté chez les Séquanes pendant de longues années, de s'em-
parer dans sa Cité de cette royauté que son père avait eue au-
trefois : — Pcrsuadet Cmtico, Catamantaledls filio, cujus'pater
regnuin in Sequanls multo.s aiinos obtinuerat, ut reçpium in
Civitate sua occuparet, quod patev antc liaburrat [\) ». On voit
(I) César, De bdlo (jaUico, I, 3. ,
LKS CKLTES. .'J05
bien là encore ce que la royauté avait d'accidentel et de pré-
caire tout à la fois. Et c'est d'une royauté proprement dite qu'il
s'agit ici, car César, en bon Romain, n'emploie jamais le mot
rer/mim pour aucune des magistratures suprêmes, mais après
tout républicaines, qu'il rencontre chez les Gaulois, pas même
pour ce Vergobret, ce souverain armé du droit de vie et de mort
chez le^ Éduens; il réserve ce terme, si caractéristique dans la
langue latine, pour les cas de domination autocratique, tels que
ceux dont nous venons de parler. Quand il donne le titre de rex
à un chef, c'est à bon escient, et ce qu'il raconte du personnage
rend témoignage à la vérité du titre. Vercingétorix à la tète de
toute la Gaule n'est pas appelé roi, quoique, après un coup de
main pratiqué par lui contre Gergovie, sa patrie, les siens lui en
eussent décerné le titre; et on voit assez que son immense pou-
voir est une commission et non une royauté (1); mais Arioviste,
chef d'une peuplade germaine, qui s'introduit dans un coin de la
Gaule, n'est appelé que roi et il est manifeste qu'il agit en po-
tentat. Généralement, César n'aperçoit en face de lui que les Civi-
tatps, c'est-à-dire des collectivités auxquelles il a affaire et aux-
quelles il attribue toute l'action : les Âllobroges résolurent ceci,
les Séquanes demandèrent cela; les Sénonais acceptèrent ceci,
les Nerviens refusèrent cela; mais, en présence d'Arioviste, le
langage change et c'est Arioviste tout seul qui fait toutes choses,
c'est avec lui seul que César a maille à partir, ce n'est pas la Civi-
tas Germanorum qui figure, mais le Rex Germanoruni (2).
A côté des Magistratures républicaines, des Sénats, des Royau-
tés, existait-il chez les Celtes des Assemblées générales du peuple
qui eussent une fonction politique reconnue et régulière? Cela
n'est pas très clair, car César dit en propres termes : « Dans toute
la Gaule, il n'y a que deux classes d'hommes (les Druides et
les Chevaliers) qui comptent pour quelque chose et soient consi-
(1) Le propre père de VtMcingétorix, Celtillus, qui avait commamlé à toute la Gaule,
avait été tué par ses compatriotes, les Arvernes, pour avoir aspiré à la royauté. « Ver-
cingelorijîis, Arverni. pater priucipatuin Galliae lotius obliiiuerat, et ob eam causam
quod regnuni appetebat. ab Civitate erat interfectus. » De bello gallico, VII, 4. Remar-
quez cette opposition entre principatus et regnum.
(2) De bello gallico, I, 31.
306 LA SClENCt: SOCIALE.
clérés : le peuple, en effet, est à peu près regardé comme esclave,
n'ose rien par lui-même ci n'est appelé à aucun conseil. — In
omni Gallia, eorum liominum^ qui aliquo aunt numéro atquc
honore, gênera sunt duo : narn plchs pœne sercorum habetur
locoy quas per se niliil audct et nullo adhibetur consilio (1). »
Ceux qui n'étaient pas Druides ou Chevaliers avaient-ils quelque
part aux élections? C'est ce qu'il est très difficile de dire : rien ne
l'indique d'une manière absolument péremptoire. Les passages
de César ou de Strabon qu'on a invoqués ne signifient pas stric-
tement, il s'en faut souvent de beaucoup, ce qu'on en prétend
tirer. Il semble bien plutôt que le peuple agissait sur les affaires
publiques par le seul poids des sentiments auxquels il s'aban-
donnait et dont les dirigeants étaient forcés de tenir compte sous
la menace d'une révolte : révolte d'autant plus à craindre qu'elle
ne manquait jamais de puissants meneurs parmi tant de chefs
de Clan. Un trait des Commentaires, où on a voulu voir la
preuve d'une autorité légale du peuple, exprime, au contraire,
très exactement ceci. « Les Bellovaques, est-il dit, par l'accord de
tous les chefs et selon l'extrême désir du peuple, résolurent, si
César se présentait avec trois légions seulement, de lui offrir le
combat. — Constituisse Bellovaco.s ^ omnium principum con-
sensu, amnma plebis cupiditate, si Cœsar cum tribus Icgtonihm,
veniret, of ferre se ad dimicandum (2). » Le peuple agit par son
véhément désir, mais ce n'est pas lui qui prend la décision.
Néanmoins, une circonstance solennelle montre que le recours
k une Assenddée générale du peuple pouvait être un moyen su-
prême pour sortir des difficultés politiques. Quand les Eduens,
faisant défection aux Romains, entrèrent dans la ligue de Ver-
cingétorix, ils prétendirent qu'on leur déférât le commandement :
« Cette discussion soulevée, une assemblée de toute la Gaule fut
convoquée à Bibractc; on s'y rendit en foule de toutes parts; la
décision fut remise aux suffrages de la multitude et, àl'unanimité,
Vercingétorix fut reconnu commandant en chef. — lie in controver-
siam deducta, totius Galliœ concilium Bibractc indicilur; eodem
(1) De bcllo (jallico, VI, 13.
(2) /6<f/.,Vlll, 7.
LES CELTES. 307
ronvcniunt luid'uiiw frr<iiicntcs; mullltud'uiis suffragus resjyr-
mittilur : ad iinum omnos Vercin(j('tor'i(jem probant imperato-
rom (1). » Combien cela ne ressenible-t-il pas à la pratique encore
toute contemporaine du plébiscite , qui nous a paru neuve!
Le rôle que jouait la foule, non de par la constitution, mais
par le noml^re et la force matérielle, les Druides l'avaient, à l'in-
verse, comme une élite et par le crédit moral ; et leur action était
])eaucoup plus habituelle et continue: elle descendait infiniment
plus dans le détail. Elle ne parait cependant pas avoir été, à pro-
prement parler, elle non plus, une institution d'ordre politique.
Quantité de questions d'intérêt privé ou puljlic leur étaient bé-
névolement soumises : parfois même ils intervenaient spontané-
ment, entre deux armées, au moment du combat et rétablissaient
la paix (2). Dans les ju£;ements usuels qu'ils rendaient, ils trou-
vaient d'ordinaire les parties disposées à s'en tenir à leur décision ;
mais si elles s'y soustrayaient, ils n'avaient de ressource que l'in-
terdiction des sacrifices, l'excommunication religieuse : ce qui
montre bien que leur juridiction n'était pas d'ordre civil et n'a-
vait pas de caractère absolument légal (3). Les Druides, au temps
de la conquête romaine, ne constituaient pas un corps politique,
une autorité gouvernementale. Nulle part le conquérant ne les
rencontre dans la lutte engagée entre lui et la puissance celtique :
il n'a rien à débattre avec eux.
On voit donc à combien peu de chose se réduisent les indi-
cations que César nous fournit sur l'Autorité publique authen-
tique parmi les Celtes. Et personne, à beaucoup près, ne nous en
a tant appris que lui, ni Strabon, ni Diodore de Sicile, ni aucun
autre. Ce que nous venons de parcourir est, en somme, tout ce
qu'on peut connaître de ce sujet par le témoignage de l'antiquité ;
(1) De helloyallico. Vil, G3.
^2) « Souvent, lorsque deux armées se trouvaient en présence, les épées déjà tirées,
les lances en arrêt, les bardes (c'était une classe des Druides) se jetaient en avant des
(oniljattants et les calmaient comme on dompte les bétes féroces par endiantement. »
Diodore de Sicile, V, 31. — « Les Druides, ditSlrabon, réussissaient souvent à apaiser
les guerres au moment où l'on était prêt à en venir aux mains (IV, 4-2).
,3) César, De bello gallico, VI, 13.
308 LA SCIENCE SOCIALE.
et encore avons-nous pris soin de le serrer de plus près qu'on ne
l'avait fait jusqu'ici.
Nous touchons ici du doigt la vérité à laquelle nous voulions
en venir.
Il suffit délire le récit de César, pour se convaincre que les pou-
voirs politiques, dont il dit si peu de choses çà et là, ne sont guère
que de vaines formules et de trompeuses apparences : c'est un
voile léger qui dissimule à peine la réalité des choses. La réa-
lité, c'est que le gouvernement, le vrai gouvernement, celui
dont Faction est seule efficace, puissante et obéie, est ailleurs : ce
sont bien les Clans qui, malgré leur caractère privé, mènent tout
dans les affaires publicjues. Nous allons en avoir la preuve, et le
gouvernement de la Gaule va nous apparaître sous un jour saisis-
sant, que n'ont pas assez bien vu, dans la laconique précision de
César, les historiens modernes, habitués à mettre les pouvoirs pu-
blics au premier rang de l'histoire.
La principale préoccupation de César, après le récit des expé-
ditions militaires, est de montrer les événements politiques qui
se produisent chez les Gaulois pendant cette période et qui sont
le commentaire indispensable des faits militaires. Il semblerait
donc qu'il dût être souvent amené à rendre compte du mécanisme
gouvernemental pour faire conqDrendre sa diplomatie, le tour
de ses démarches et la forme des décisions prises par l'ennemi.
Et cependant il est plus cjue bref à cet égard, nous venons de
le constater : il se borne à quelques renseignements rares et in-
complets.
Mais tandis qu'il est si concis au sujet du gouvernement offi-
ciel, on serait tenté de le trouver prolixe en ce qui concerne les
Clans et leurs chefs. Ceux-ci sont bien les acteurs principaux de
ce drame , dont les Magistrats, les gouvernants attitrés ne sont
que de simples comparses, des figurants muets, qui se tiennent
presque constamment dans la coulisse.
César emploie, pour désigner strictement les représentants offi-
ciels du pouvoir chez les Gaulois, le mot Magistratu.s, ainsi
que nous l'avons vu. Mais il désigne par un autre terme la plu-
r.RS CELTKS. 309
part des personnages qu'il lait intervenir dans son récit et, pré-
cisément, ceux qui jouent le rôle le plus important, le plus déci-
sif : il les appelle oràindiiremcnt p7nncipes, nobilismni (1), mots
qui n'expriment par eux-mêmes qu'une idée de primauté, d'in-
fluence prédominante. Et cette appellation vague revient presque
à chaque page dans César. C'est qu'il se trouve le plus souvent en
face d'une réunion d'hommes qui représentent ])ien la puissance
effective dans la Cité, mais qui ne tiennent pas tous cette puissance
d'une fonction dénommée, d'un titre déterminé. On s'en aperçoit
quand il entre dans le détail des faits et qu'il détache du groupe
quelque personnage pour en expliquer la situation particulière :
on voit là, très positivement, figurer à côté des Magistrats cer-
taines personnalités dont l'importance ne relève que d'elles-
mêmes. Ce sont les chefs de Clans, que l'historien décrit, de telle
façon qu'il n'y a pas à s'y tromper : nous le verrons tout à l'heure.
Au reste, dans un texte magistral où il nous avertit de cet état
de choses une fois pour toutes, il donne à ces hommes leur dési-
gnation complète : Piincipes factionum^ chefs de Clans : « Avant
d'aller plus loin, dit-il, il est à propos de donner une idée des
mœurs de la Gaule et de la Germanie, et des différences qu'il
y a entre ces deux peuples. En Gaule, — voici donc la caractéris-
tique première, le trait fondamental de la Gaule, — non seule-
ment toute peuplade {civitas)^ tout canton (pagus), toute section
de canton {pa7\s pagi), mais à peu près toute maison [domus) se
partage entre des factions (entre des Clans) : sont chefs de ces
factions (sont chefs de Clans) les hommes reconnus pour jouir
de la plus grande autorité, h.om.m.G:S à la décision et au jugement
desquels Jouissent revenir^ enfin de compte, toutes les affaires et
toutes les délibérations. La raison de cet antique usage parait
être de protéger le peuple contre la force : aucun ne souffre, en
effet, que ses clients soient molestés ou circonvenus, et s'il agissait
autrement, il perdrait toute autorité. C'est là, en somme, le régime
de toute la Gaule (2). » Est-ce assez clair et voit-on assez entre
(1] Debello gallico, I, 7: II, 3; III, 8; IV, 6, 30; VII, 32, 75; etc.
(2) « Qiioniam ad hune locum perventum est, non alienum esse videtur, de Gal-
licB GerinanisRque moribus, et quo différant e^e nationes inter sese, pioponeie. In
810 LA SCIENCE SOCIALE.
les mains de qui est la réalité du pouvoir? Qui donne la forme
au gouvernement effectif et constaté : la Cité ou le Clan?
César ne s'y est donc pas mépris ; et nous comprenons mainte-
nant pourquoi il ne se contente pas d'avoir affaire aux Magistrats
et aux Sénateurs; pourquoi il les laisse à l'arrière-plan, et pour-
quoi il réclame, ou rencontre naturellement, dans toutes les né-
gociations, l'intervention de ce groupe de principaux citoyens^
par qui tout se fait.
Mais voyons cela de plus près. Un exemple va mettre dans
toute sa lumière intime le fait que César vient d'énoncer comme
une loi générale.
Les Éduens, qui étaient les alliés de César contre les Helvètes,
lui avaient promis des vivres et ne tenaient pas leur promesse.
« Dans ces retards prolongés, César voyant approcher le jour où
il fallait distriljuer les vivres aux soldats, convoque les princi-
paux Éduens (convocatis eorum principibus) qui étaient en
grand nombre dans le camp, entre autres Divitiacus et Liscus :
celui-ci occupait alors la magistrature suprême, que les Éduens
appellent Vergobret, charge annuelle et qui donne droit de vie et
mort. » Remarquez en passant la façon incidente dont est pré-
senté ce personnage, qui semblerait devoir être un potentat ;
mais ceci va s'expliquer tout à l'heure : <( César leur reproche,
— il ne se contente pas de s'adresser au Vergobret et d'avoir
affaire à lui seul , — il leur reproche avec force de ne point venir
à son aide, etc., etc. » On devine le discours de César. Mais ce
qu'on n'aurait pas soupçonné aussi aisément, c'est la réponse du
Vergobret. On va voir combien César avait raison de vouloir
traiter avec d'autres que lui : « Liscus alors, poussé par les repro-
ches de César, déclare ce qu'il avait tu jusque-là : qu'il y avait
Oallia, non soluin in omnibus civitatibns, alque in omnibus pagis parlihusque, sed
pœne etiam in sinyulis domlbus factiones sunt : carumque factionum principes
sunt, qui summam aiicloritatem eoriini judicio exislimantur, quorum, ad arbltriinn
Judiciumque summu omnium rerum consiUornmque rcdcat. Jdque ejus rei
causa antiquiius inslilulum vidclur, ne qiiis e\ plcl)e coiilra polentioreni auxiiii
e^eret : suos eniin quis(iue oppriini et circuinvcniri non |)alitur, neqiie, aliter si fa-
ciant, uliani inter suos habent auclorilaleni. llirc cadcm ratio est in suninia loliu?-
Gallia;. » (C^-sar, De bcllo (j(dico,\i, ii.)
LES CELTES. 31 I
chez eux certains personnages de qui l'autorité était prépondé-
rante sur le peuple et qui, par U action pricée, étaient plus puis-
sants que les Mat^istrats eux-mêmes : (( Esse nonnullos cjuorum
auctoritas apud ploljcm plurimum valeat, qui priratim plus
jKj.ssint qufini ipsi magistrat us. » L'aveu est-il assez complet?
assez précis? assez scientifiquement formulé? 11 va cependant
s'accentuer encore : « Ce sont ces hommes, continue Liscus, qui
par des discours séditieux et pervers détournent le peuple de
fournir le hlé qui est dû. Et il ajouta que c'étaient eux encore
qui informaient l'ennemi de tous les projets et de tout ce cjui se
passait dans le camp; mais qu'il n'avait pas le pouvoir de les ,
réprimer; que. bien au contraire, il savait à quel péril l'expo-
sait lui-même cette déclaration, et que c'était là le motif qui
l'avait fait se taire aussi longtemps que possible. » On comprend
par quelle ironie César a tenu à dire d'abord que Liscus avait
droit de vie et de mort : il est impossible de marquer d'un trait
plus sanglant l'inanité de l'Autorité publique chez les Gaulois.
César sentit assez que la déclaration ne pouvait être poussée plus
avant eu présence des « principaux citoyens », dont Liscus
n'avait désigné aucun, mais au nombre desquels se trouvaient
évidemment ceux qui étaient assez puissants pour faire, dans le
camp même des Éduens, cette opposition aux Romains. César se
hâta donc de les renvoyer tous et ne retint que Liscus. Seul à seul,
il le questionna et il découvrit que le principal personnage visé
par les paroles de Liscus était... qui? Dumnorix, chef de Clan
s'il en fut, cpii se trouvait pi'écisément dans le camp des Eduens
et que César envoya chercher pour l'avertir de se tenir sur ses
gardes (1!.
Il est bon de nous arrêter ici un instant pour relever un point
de science sociale de la plus haute importance.
Voilà donc de simples patrons de la vie privée qui l'emportent
en pouvoir sur les représentants de l'Autorité publique officielle.
Voilà donc un peuple qui n'est pas g-ouverné par ceux qui sont
censés le gouverner. Cette constatation dépasse de l^eaucoup la
(1) De bello '.(illico. J, IG à 20.
su LA SCIENCE SOCIALE.
question de rorganisation gauloise. Le même fait se retrouve
chez la plupart des peuples. Aussi est-ce une des erreurs à la fois
les pi us communes et les plus déplorables, que de chercher, dans
les constitutions politiques apparentes, l'explication de la plu-
part des événements de l'histoire publique : les causes sont plus
profondes, d'ordinaire. C'est la même erreur qui fait chercher
remède aux malheurs ou aux malaises nationaux dans des modi-
fications constitutionnelles. Derrière ces constitutions qui, le plus
souvent, sont un masque, un masque voulu, un masque fait avec
art, il y a la réalité des forces vitales positives qu'engendre iné-
luctablement la vie privée et qui mènent le gouvernement lui-
même. Elles le mènent à son insu, à l'insu de tout le monde, à
l'insu de tous ceux qui n'observent pas profondément. C'est pour
n'avoir pas compris cette loi fondamentale, que nous attachons
tant d'importance à la forme extérieure des pouvoirs publics et si
peu à l'organisation de la vie privée; c'est pour cette raison que
nous avons fait tant de révolutions politiques, bien que nous
puissions constater chaque fois leur inanité et reconnaître que
l'étiquette seule a changé. Ces insuccès répétés devraient cepen-
dant nous ouvrir les yeux, car, manifestement, si tous ces chan-
gements politiques produisent si peu de résultats, c'est que les
formes politiques n'ont pas l'importance que nous croyons.
Mais revenons aux Celtes.
De quelle origine procédaient leurs Pouvoirs publics apparents,
puisqu'ils n'émanaient plus de leur état social transformé? Ces
Pouvoirs prétendus n'étaient qu'un reste démodé, une tradition
indûment prolongée de leur état social antérieur, de l'état pa-
triarcal primitif. On peut en séparer la Royauté, qui est une
forme spontanée partout où quelque personnage, favorisé par ses
aptitudes et par les circonstances, se sent en goût et se croit en
mesure d'exercer un pouvoir despotique : nous avons vu que
c'était bien là le principe des quelques royautés gauloises. La
Royauté d'ailleurs s'était trouvée nécessairement à l'origine de
la race gauloise, antérieurement à l'installation sédentaire : car,
toute troupe en marche, qui a Ijesoin de cohésion, qui s'avance
dans des circonstances difficiles, n'a de salut possible que dans
Li:S CKLTKS. .'Jl.'j
un chef énergique, armé do pleins pouvoirs sur tous. Mais, dès
que l'installation en peliis groupes séparés, éparpillés par la
disposition naturelle du lieu et de ses ressources, vient rompre la
marche et disloquer la bande compacte, elle brise la force natu-
relle de cette royauté d'occasion. Ce qui réapparaît alors en
chaque lieu, c'est l'autorité des chefs de famille, qui se consultent
de voisinage à voisinage pour les intérêts communs; et, chacun
sait, ne fût-ce que par l'histoire de Rome ancienne, que telle est
l'origine des Sénats dans la plus haute antiquité. Les Sénateurs
du commencement ne sont que les patriarches des familles de la
première arrivée. Quand la population se multiplie, les honneurs
du Sénat restent souvent héréditgiires et ne s'étendent pas aux
familles nouvelles; ou bien l'élection, faite entre les pères de
familles, vient sélectionner ceux qui sont députés à cette assem-
blée centrale, à laquelle la vie sédentaire et plus laborieuse rend
à beaucoup difficile de se rendre. C'est par un choix du même
genre que sont désignés les hommes chargés de fonctions pra-
tiques, les Magistrats. Mais tandis que cette organisation primitive
se soutient ainsi comme elle peut, par le respect de l'hérédité ou
le principe égalitaire de l'élection, les supériorités personnelles
et qui ne relèvent que d'elles-mêmes se produisent au milieu de
ce peuple où les conditions de la vie se compliquent, et on voit
apparaître ceux que nous avons appelés, à bon droit et d'après
César, les Chevaliers, Equités^ les riches et les habiles, et bientôt
parmi eux les chefs de Clans, les plus riches et les plus habiles.
Ainsi se trouvent côte à côte deux puissances, deux institutions,
dont l'une n'est que traditionnelle et l'autre vivante. Nous venons
de voir laquelle des deux est faite pour prévaloir.
Il n'y a pas de mystère non plus sur l'origine vraisemblable et
sur l'antique autorité des Druides : on trouve des corps religieux
analogues chez quantité de peuples patriarcaux, tendant ou pas-
sés à la vie sédentaire. Peut-être faut-il leur comparer les Lamas
du Thibet, dont le rôle a tant d'analogie avec le leur. Ces insti-
tutions sacerdotales et religieuses exercent une immense action
politique, même sans titre reconnu, dans la période que nous
indiquions tout à l'heure, où le pouvoir n'est plus strictement
314 LA SCIENCE SOCIALE.
familial, où l'arbitrage d'hommes instruits et vénérés se présente
comme un supplément naturel à l'alisence de magistratures vrai-
ment suffisantes. C'est pourquoi les Druides ont eu, à ce qu'il
semhle, une époque d'autorité prépondérante en Gaule; mais
l'avènement de la classe des chevaliers et des chefs de Clan nous
explique la diminution de leur influence. Aussi, au temps de
César, n'étaient-ils plus que ce que nous les avons vus, et leur
groupe central s'était retiré au delà de la Manche, en Bretagne,
chez les Celtes demeurés plus primitifs (1). Là même, ils ne tar-
dèrent guère à disparaître, car on ne voit bientôt plus subsister
que ceux de catégorie inférieure, les Bardes, entrés an service
des Grands, des chefs de Clans.
Ainsi, les formes de l'autorité publique officielle, prétendue,
apparente, n'étaient chez les Celtes que la décomposition, les
restes, la tradition surannée du gouvernement patriarcal pur, du
gouvernement antérieur à l'installation celtique. En effet, pen-
dant qu'une façon nouvelle de vie privée, des moyens nouveaux
d'existence, amène un nouveau système de pouvoir public
effectif, les pouvoirs établis sur l'ancien mode de vivre se conti-
nuent en apparence. C'est à son insu, ou du moins sans en saisir
toutes les conséquences, qu'un peuple transforme ses ressources
d'existence; là, il subit des nécessités qui opèrent immédiatement
sur l'organisation de la vie privée. Mais l'organisation politique, qui
touche à des intérêts beaucoup moins instants, beaucoup moins
immédiats et moins impérieux, reste pour ainsi dire en l'air,
subsiste et se prolonge telle qu'elle était, jusqu'à ce que les con-
séquences de la transformation privée qui s'est produite au-
dessous d'elle se fassent sentir sur elle : c'est-à-dire, jusqu'à ce
qu'une expérience plus lente, dont les occasions sont moins fré-
quentes, ait fait enfin reconnaître que l'ancienne autorité pu-
blique ne cadre plus avec les nécessités nouvelles. Ce travail de
dislocation, d'une forme politique minée par les transformations
de la vie usuelle, est constant dans l'histoire; et c'est un des
phénomènes les moins bien étudiés, les moins bien connus des
historiens et des politiques. C'est à ce phénomène que sont dus
(1) Debello (jallico, VI, 13 et l-i.
LES r.KLTES. 315
ces malaises, ces crises, ces énigmes gouvernementales qui tra-
vaillent si souvent les peuples.
Mais si les clietsdc Clan avaient réussi à s'attribuer la réalité du
Pouvoir, comment se faisait-il qu'ils n'en eussent pas changé les
formes?
On doit en effet supposer que cette multitude de chefs de Clans
qui se partageaient la Gaule étaient assez désireux de mettre
la main sur les fonctions politiques elles-mêmes, afin de les
exercer directement à leur profit et au profit de leur clientèle.
On peut même penser qu'ils ne devaient pas rencontrer un bien
sérieux obstacle dans ces magistratures officielles, dont nous ve-
nons de constater la faiblesse et le caractère purement artificiel.
Combien ils devaient être tentés de se substituer à elles pure-
ment et simplement!
Mais la chose était moins facile qu'il ne parait, car les divers
chefs de Clans d'une Cité se tenaient mutuellement en échec;
leur rivalité faisait la seule force de ces gouvernements impuis-
sants à se soutenir par eux-mêmes. Donc, pour qu'un chef de
Clan prit le pas sur les autres, il fallait qu'il fût assez habile pour
grouper autour de lui un plus grand nombre de clients, et pour
devenir plus puissant que tous les autres. Il s'acheminait alors,
par degrés, de son rôle de patron du travail au rôle de chef
d'État.
Nous pouvons saisir dans César les degrés de cette évolution.
L'Éduen Dumnorix, dont il a été question tout à l'heure, est
précisément un type parfait du chef de Clan en passe de devenir
le chef des Pouvoirs publics; nous le trouvons en pleine évolu-
tion et son histoire, merveilleusement tracée par l'auteur des
Commentah'es, pourrait s'intituler : « Comment un chef de Clan
devenait chef d'État chez les Gaulois (1). »
(( Dumnorix (nous suivons le récit de César) était un homme
hardi et ambitieux, que ses libéralités avaient mis en faveur au-
près du peuple. » Voilà le point de départ de l'évolution : il faut
(1) De bellogallico. I. 18.
.316 LA SCIENCE SOCIALE.
être hardi, car il s'agit de triompher de l'opposition de tous les
autres chefs de Clans qui convoitent, eux aussi, le souverain pou-
voir; mais la hardiesse ne suffit pas : il faut encore savoir gagner
à sa cause un grand nomhre de clients, plus de clients que ses
concurrents. Nous voyons comment on y arrivait : « en faisant
des libéralités » .
A ce jeu, un chef de Clan risquait fort de se ruiner, et c'est
bien aussi ce qui arrivait à un certain nombre. Ceux-là étaient
arrêtés net dans leur évolution, dès cette première étape. Mais
les plus habiles trouvaient un biais, ainsi que nous le voyons par
l'exemple môme de Dumnorix. Le moyen est tout à fait ingénieux :
« Depuis plusieurs années, ajoute César, Dumnorix avait obtenu à
vil prix la perception des péages et autres impôts des Éduens,
parce que personne n'osait mettre enchère sur lui : par ce moyen
il avait accru sa fortune, et s'était mis en état de prodiguer ses
largesses. » Voilà le biais par lequel on arrivait à la seconde
étape sur la route du pouvoir politique.
Une fois qu'on s'était ainsi assuré, aux dépens du trésor public,
des ressources plus considérables et un plus grand nombre de
clients, il s'agissait d'inspirer à tous ses adversaires une salutaire
terreur et de faire éclater à tous les yeux sa force. Voici comment
on y arrivait : « On le voyait, dit César en parlant de Dumnorix,
toujours suivi d'une cavalerie nombreuse qu'il entretenait à ses
frais. » Vous pensez si les Magistrats, si les représentants officiels
du pouvoir devaient être éclipsés par un patron de cette sorte,
entouré d'une escorte aussi formidable et disposant de ressources
aussi considérables. On peut s'expliquer maintenant les airs tris-
tes et les craintes du Vergobret Liscus.
Arrivé à ce point de son évolution, le chef de Clan touchait
presque au pouvoir souverain; il n'avait plus qu'un pas à faire,
qu'une étape à franchir, César nous l'indique encore : « xilors, il
avait, dit-il, autant de crédit chez les peuples voisins que dans
son propre pays. » Et par quel procédé s'était-il assuré un pareil
crédit? Voici : « 11 avait fait épouser à sa mère l'un des hommes
les plus nobles et les plus puissants chez les Bituriges (sans doute
un chef de Clan) ; lui-même avait pris femme chez les Helvètes;
LES CELTES. 317
il avait marié sa sœur et ses parentes dans d'autres Cités. » On
voit avec quel art suprême cette entreprise était menée.
Évidemment, nous touchons au but; il suffit d'un dernier ef-
fort pour cueillir le pouvoir. C'est précisément ce dernier effort
que Dumnorix allait faire au moment où César apparut si malen-
contreusement : « Lié aux Helvètes par sa femme, il était leur
ami, nous disent les Commentaires; il espérait, avec leur aide,
s'emparer du souverain pouvoir. » Il y serait certainement arrivé;
mais César eut intérêt à l'arrêter dans sa marche ascensionnelle,
et on sait comment il le fit mettre à mort (1).
Du moins, si Dunuiorix ne put exercer le Pouvoir en titre , nous
savons par le discours de Liscus qu'il l'exerçait pleinement en
fait. Une foule d'autres chefs furent plus heureux et ajoutèrent
à l'autorité de fait l'autorité de droit, en s'emparant du Pouvoir
officiel.
Mais soit que le chef de Clan gouvernât contre le Pouvoir,
comme dans le cas de Dumnorix, soit qu'il gouvernât avec le
Pouvoir, en réalité il gouvernait toujours par la force propre du
Clan, par la force de sa puissance privée et non de l'autorité pu-
blique, impuissante par elle-même.
Le type du chef de Clan parvenu au Pouvoir nous est donné
par le plus fameux des Gaulois. Nous savons que le grand sou-
lèvement par lequel la Gaule essaya de se soustraire à la do-
mination romaine fut suscité par un chef de Clan, par un
homme qui n'avait aucun caractère public : « Vercingétorix,
fils de Celtillus," dit César, jeune homme puissant chez les Ar-
vernes et dont le père, qui avait commandé toute la Gaule,
avait été tué pour avoir aspiré à la royauté (nous avons vu
cela), rassembla ses clients, et n'eut pas de peine à exciter leur
ardeur. » Ainsi cette grande guerre est commencée par un
simple patron entouré de ses seuls clients personnels. Et il la
continue, en levant des soldats par sa seule influence privée :
« Il ne se rebute pas (de l'opposition qu'il rencontre) et en-
rôle dans les campagnes des hommes pauvres et perdus de
dettes. Avec cette troupe, il entraine dans son parti tous ceux
(1) De bcllo fjallico,\, 7.
T. XII. 22
318 LA SCIENCE SOCIALE.
de la nation qu'il rencontre, les exhorte à prendre les ar-
mes poiir la liberté commune, et, ayant réuni de grandes forces,
il chasse à son tour les adversaires qui l'avaient banni de
sa patrie, » Voilà bien encore l'équipée d'un chef de Clan.
Le dénouement est prévu : « Ses partisans, dit César, lui
donnent l'appellation de roi (1). » C'est à partir de là cpie
Vercingétorix s'éleva au commandement de toute la Gaule.
Nous savons maintenant comment un chef de Clan arrivait
à se rendre maître du Pouvoir, soit à titre privé, soit à titre
officiel.
Mais il y a quelque chose de plus encore dans la force so-
ciale qu'exerçait le Clan : c'est qu'il façonnait à son image toutes
les institutions sociales, au-dessous et au-dessus de lui.
Ceci est l'effet d'une loi c[ui se formule ainsi : Tandis cpie
chez les peuples simples, où la famille suffit communément à
tout, c'est la Famille qui imprime le moule à tout ce qui vient
accidentellement s'ajouter à elle; chez les peuples c|ui com-
mencent à se complicpier par la superposition de deux ordres,
de deux rangs de familles, c'est le mode de Patronage qui im-
prime sa forme, du haut en bas, à tous les groupes sociaux :
les institutions, les manières d'être du Patronage et du Voisinage
deviennent le centre de l'organisation sociale; elles font tout
à leur ressemblance; elles groupent ou, plus encore, elles dé-
terminent autour d'elles tous les éléments inférieurs et supé-
rieurs dont se compose l'ensemble de la société.
Le système du Clan amenait en effet, dans la Gaule et chez
tous les Celtes, la division de tous les groupes sociaux en deux,
voire même en plus de deux : il divisait les familles, à l'inté-
rieur même de la famille ; il divisait la grande unité nationale
gauloise, comme aussi la grande unité nationale bretonne, en
deux, et au besoin en plus de deux confédérations d'États.
Il suffit d'ouvrir les Commentaires pour constater à quel point
le dualisme créé par le Clan divisait les familles gauloises.
Voici d'abord le conflit violent entre Indutiomare et son propre
(1} Dq bcUo (jaUico,\U, 4.
LRS CKLTKS. .'ÎIO
g-endre, Cingé.torix : u Dans cette assemj)lée, dit César, Indii-
tiomare déclare ennemi de la patrie Cingétorix, son gendre,
chef du Clan opposé [altcrias principem factionis), qui s'était
attaché à César et lui restait fidèle, nous savons pourquoi. Ses
biens furent confisqués et vendus » (T. Peu après, Cing-étorix
prit sa revanche : il réussit à livrer Indutiomare à César, qui
le lit mettre à mort » (2). Voilà comment on se traitait entre
gendre et beau-père, par esprit de Clan.
Ailleurs, c'est l'antagonisme de deux beaux-frères, Dumnorix
et Divitiacus. Ce dernier déclare que Dumnorix « se sert de l'in-
fluence qu'il lui devait , pour affaiblir son pouvoir et même
pour le perdre » (3). Et il fait cette déclaration à César lui-
même.
<( Quand Vercingétorix entreprend de soulever les Arvernes con-
tre les Romains, il voit se lever contre lui son oncle, Gobanition,
qui le chasse de Gerg'ovie. Mais il revient peu après avec de nou-
velles forces, et à son tour chasse son oncle » (i).
On pourrait croire que ce sont là des cas isolés comme il s'en
produit au sein de toutes les sociétés; mais César a tranché la
question par le fameux texte que nous avons déjà rencontré plus
haut : « Dans la Gaule , chaque Cité , chaque bourg- , chaque
quartier, ei presque chaque famille est divisé en factions » (5).
Ce texte suffit à prouver que nous sommes en présence d'un ca-
ractère général du type.
Mais nous avons dit que ce dualisme n'éclatait pas seulement
dans la famille, il se retrouve jusque dans les rapport>^ interna-
lionau.r, il divise les alliances de peuplades à peuplades.
De même que chaque Cité et presque chaque famille était
divisée en deux partis, de même la Gaule tout entière était di-
visée en deux factions. « La Gaule, dit César, se partageait en
deux partis , dont l'un avait pour chef les Éduens, l'autre les
(1) La hcllo gallico, V, 56.
(2) Ibicl, Y, 58.
(3) Ibid.J, 20.
(4) lbid.,\U, 4.
(5) Ibid., VI, 11.
."ÎSO LA SCIENCE SOCIALE.
Arvcrnes » (1). A un autre moment, nous voyons que les Ar-
vernes sont remplacés, comme chefs de partis, par les Séqua-
nais, puis par les Rémois (2).
L'extension de ce phénomène du dualisme à toute la Gaule
est aussi facile à expliquer que le dualisme de la Cité et de la
famille, car il dérive de la mcrae cause.
Tout Clan qui aspire à s'emparer du Pouvoir public dans la
cité s'applique à réunir le plus de clients possibles; il s'efforce
d'abord d'attirer à lui, par les moyens que nous avons signalés,
les citoyens de la Cité ; c'est là le noyau fondamental. Mais comme
le Clan adverse fait de même, chacun tend à se fortifier de l'al-
liance de quelque Clan qui gouverne dans les Cités voisines,
afin de tirer de lui aide et protection. On saisit très bien ce
mécanisme dans César et nous en avons rencontré tout particu-
lièrement l'exemple dans l'histoire d'Orgétorix et dans celle de
Dumnorix.
Nous connaissons maintenant à fond les causes du régime de
division qui rendait si vulnérable la race celtique. Nous avons
vu naître le Clan, nous l'avons vu fructifier : le fruit mortifère
de cette forme sociale a été l'asservissement de la Gaule, puis
celui de la Bretagne.
. Dans un prochain article, nous suivrons les Celtes à travers
leur décadence et nous verrons ce qui est resté d'eux dans le
monde moderne.
H. de TouRviLLK et E. Demglins.
(1) Debello gallico, I, 31.
(2) Ibi(l.,\l, 12.
LA YIE AMÉRICAINE.
I.
LA VIE SUR LES « RANCHES ».
Notre collaborateur et ami, M. Paul de Rousiers, a fait, l'an-
née dernière, un voyage en Amérique, d'où il nous a adressé
plusieurs lettres qui ont été reproduites dans la Revue. Ce
voyage avait pour but une étude méthodique des Etats-Unis.
Quel intérêt n'y a-t-il pas à connaître à fond un pays qui se
développe d'une façon si rapide et si inquiétante pour la "vieille
Europe; un pays qui, déjà, couvre nos marchés de ses produits
et nous fait, au point de vue agricole et même industriel, une
concurrence redoutable et grandissante !
On comprend que les directeurs de la maison Firmin-Didot se
soient préoccupés de ce problème. Ils ont pensé c[u'ils ne pou-
vaient pas faire une œuvre plus utile, cjue d'entreprendre une
grande publication sur la Société américaine.
Mais ils n'ont pas voulu faire une œuvre passagère et superfi-
cielle, comme il en parait tous les jours; ils ont voulu publier
une étude approfondie, qui analysât avec méthode tous les orga-
nismes de ce grand corps, qui en expliquât le mécanisme et Ten-
chainement et donnât, en un mot, la raison d'être de cette
société.
Ils ont pensé que, pour atteindre ce but, ils devaient s'adresser
à un des collaborateurs de la Science sociale, à un homme
habitué aux procédés d'une exacte observation des faits sociaux.
M. de Rousiers était particulièrement préparé à cette entreprise,
322 LA SCIENCE SOCIALE.
tant par sa pratique de la langue anglaise que par ses études
antérieures sur l'Aniéricjue.
La maison Firmin-Uidot lui a demandé d'aller faire un séjour
aux Etats-Unis. Elle lui a donné, comme collaborateur, un autre
de nos amis, M. Georges Rivière, chargé spécialement de repro-
duire par la photographie tout ce qui pouvait contribuer à
éclairer et à expliquer le texte.
Telle est l'origine de cette publication qui fera autant d'hon-
neur à la maison Firmin-Didot qu'à la science sociale.
Nous avons lu l'ouvrage en manuscrit, et nous pouvons affir-
mer que jamais on n'a présenté un tableau aussi complet, aussi
vivant et aussi explicatif de la grande société américaine. C'est
l'œuvre d'un maître en pleine possession de son sujet et, de
l'instrument d'analyse incomparable que lui fournit la science
sociale.
Pour en donner une idée par avance, — car l'ouvrage ne pa-
raîtra qu'en décembre, — nous en reproduisons deux chapitres : le
premier, sur les « Ranches », ces grandes exploitations rurales
dans lesquelles on élève et on engraisse le bétail ; le second, — qui
sera publié dans la prochaine livraison, — sur le développement
d'une aristocratie, dans cette Amérique où Tocqueville n'avait
aperçu qu'une démocratie. E. D.
I. UN GRAND RANCIIK d'eNGRAISSIÏMENT.
On qualifie souvent de ranche, dans l'Ouest, de très modestes
établissements agricoles. Le possesseur d'un petit domaine du
Kansas vous dit fort l)ien en vous invitant à aller chez lui :
<( Venez donc visiter mon ranchs » ; mais, d'une manière géné-
rale, cette expression est réservée aux terres étendues consacrées
à l'élevage ou à l'engraissement des animaux.
Je vais conduire mes lecteurs dans une de ces grandes instal-
lations, celle de la Standard Caille C°, qui élève 35.000 têtes de
bétail dans le Wyoming et en engraisse environ C.OOO par an
dans le Nebraska.
Le ranclif d'engraissement de la Standard Caille C" est situé
LA VIE AMÉRICAINE. 323
à peu do distance de Frémont (Nebraska). C'est dans cette jolie
petite ville que je séjournais, quand un ami commun me pro-
posa d'aller le visiter. J'acceptai bien vite, ayant déjà entendu
parler de cette intéressante exploitation, et nous nous rendîmes
au téléphone pour causer, avec le propriétaire, M. A..., et lui
demander quand il pourrait nous montrer son ranclip. M. A... a,
en effet, le téléphone chez lui et communique avec Omaha, la
plus grande ville de marché de son voisinage, où chaque jour il
vend une certaine quantité d'animaux de boucherie. Très aima-
blement, M. A... répondit qu'il était à notre disposition et le
lendemain matin, par un beau soleil de mai, deux chevaux
rapides, pris à la Livery stable, nous entraînaient dans un buggij,
par des sentiers à peine tracés sur la prairie.
Bientôt nous arrivions à Ames, petite station de chemin de fer
établie sur la propriété même et dont elle forme le centre; quel-
ques bâtiments de bois, dont la gare, une immense grange et un
office ou bureau, où travaillent deux ou trois clerks , consti-
tuent l'ag-glomération. A côté de la grange, une longue cheminée
monte vers le ciel ; c'est une petite usine à vapeur, destinée à
égrener et à concasser le maïs que mangent les animaux à l'en-
grais; à première vue, tout cela donne plutôt l'impression d'une
manufacture que d'une exploitation agricole. Nous attachons nos
chevaux aux poteaux disposés à cet effet et, après un moment
d'attente, nous voyons arriver M. A... monté sur un petit cheval
blanc, botté de jaune et coiffé d'un large chapeau de feutre gris
avec un galon en torsade, comme les cow boys en portent gé-
néralement. Dès qu'il nous tend la main, nous sentons que nous
sommes en présence d'un gentleman; y[. A... appartient d'ail-
leurs à une ancienne famille de Boston, et c'est dans le milieu
bostonien, le plus aristocraticpie de tous les milieux américains,
qu'il a été élevé; il s'excuse de son retard, explique qu'il vient
de faire une tournée matinale sur son ranche et nous invite à en
commencer de suite la visite. Aussitôt dit, aussitôt fait ; notre
hagggconiieni quatre places et nous ne sommes que trois. M. A...
monte avec nous, nous détachons les chevaux et nous voilà
partis pour accomplir ce que nous appellerions en France le
324 LA SCIEIVCE SOCIALE.
tour du propriétaire. La dimension du ranchp (5.000 acres, soit
2.000 hectares) suffit à expliquer que nous ne fassions pas ce tour
à pied, et puis, en Amérique, il n'y a que les tramfs (vaga-
l)onds) qui aillent à pied ; un gentleman se croirait déshonoré s'il
marchait pendant une heure de suite. Ce serait, en efTet, recon-
naître publiquement que son temps ne vaut pas le prix d'une
course en voiture. Les chemins, il est vrai, ne sont pas brillants,
mais le huggij américain résiste à toutes les secousses, sort de
tous les bourbiers, et nous filons sans crainte au milieu des
ornières, coupant à travers la prairie quand le sentier paraît trop
difficile à suivre.
Notre première visite est pour un corral où sont enfermés des
bœufs; il se trouve dans un endroit boisé et traversé par un petit
cours d'eau ; au milieu de la boue noirâtre que produit le piéti-
nement continuel des animaux, des crèches longues et vastes,
élevées de quelques pieds au-dessus du sol, contiennent d'énor-
mes quantités de maïs moulu et de son ; des blocs de sel gisent
çà et là dans les mangeoires ; ils sont polis par la langue des
bœufs qui viennent les lécher et gagnent à cette opération un
supplément d'appétit favorable aux intérêts du ranchnian. De
distance en distance, le sol est jonché de foin sec que les bœufs
vont manger d'un air distrait, comme pour se reposer des gour-
mandises qu'ils s'offrent tout le long du jour avec le maïs et le
son ; chaque matin, un homme vient avec une voiture attelée de
deux chevaux renouveler la provision de foin; la voiture entre
pleine et ressort vide, après avoir fait lentement le tour du cor-
ral pendant que l'homme la décharge. Ainsi pourvus d'une
nourriture abondante et variée, à proximité de l'eau nécessaire à
les abreuver et garantis du grand soleil ou du vent par les arbres
qui les entourent, les bœufs engraissent rapidement. Six mois de
séjour sur le ranche suffisent en moyenne, car on engraisse de
fi. 000 à 7.000 têtes par an et il n'y en a pas plus de 3.000 à
3.500 à la fois. Il est vrai que l'on engraisse aussi des génisses,
qui entrent en compte dans cette moyenne et demandent moins
de temps pour être mises en état.
Les bœufs ne passent pas immédiatement de la vie simple du
LA VIE AMÉRICAINK. 325
rancJio d'élevage du Wyoïiiing-, où ils broutent Tlierbe naturelle
de la prairie, à l'ordinaire plantureux du cornd d'engraissement ;
il y aurait danger à remplir tout d'un coup d'aliments aussi
riches ces larg-es estomacs habitués à une nourriture beaucoup
moins substantielle. On les enferme donc d'abord dans de vastes
pAtures, encloses de fil de fer ronce, où ils broutent des herbes
■^.
Pàlure (le jeune bétail.
de choix semées à leur intention et s'accoutument peu à peu à des
rations déplus en plus fortes de son et de maïs. M. A... nous
mène à une de ces pâtures dans laquelle nous pénétrons, tou-
jours en voiture, sans que les animaux paraissent très étonnés
de notre visite; on voit qu'ils sont habitués à la présence de
l'homme; cène sont plus les hôtes farouches de la prairie sans
limites, mais des bêtes domestiques ; nous les poursuivons pour
les former en g-roupes et prendre la photographie de quelques
sujets remarquables, puis nous repartons pour un autre point du
r anche.
326 LA SCIENCE SOCIALE.
Toute pâture est pourvue d'eau. Quand elle n'est pas située au
bord d'un ruisseau, on élève l'eau d'un puits creusé de main
d'homme au moyen d'un moulina vent. Ces moulins à vent sont
d'un usage très général dans l'Ouest : presque toujours on les
rencontre à côté des étables et des habitations, qu'ils indiquent
de loin au passant. Ils ont l'avantage d'économiser de la main-
d'œuvre, et c'est là, on le sait et il est facile de le comprendre, le
souci constant d'un Américain. D'ailleurs, l'organisation du ran-
chs d'Ames porte bien l'empreinte de cette préoccupation ; un
seul individu peut distribuer la nourriture à un nombre consi-
dérable d'animaux et personne ne les garde dans les pâtures et
dans les corrals entourés de clôtures très fortes ; quand notre
voiture arrive près de la barrière d'entrée, l'un de nous descend
et l'ouvre; il faut apprendre à se servir soi-même aux Etats-
Unis.
Sur la prairie, entre les enclos et les terrains cultivés, nous
rencontrons des meules de foin de petite dimension, que l'on fait
au moment de la récolte à l'aide d'une machine aussi simple
qu'ingénieuse appelé haij-lifU'r ou éleveur de foin; autrefois
M. A... mettait le foin en grosses meules, ce qui exigeait beau-
coup plus de travail ; d'après son calcul, la méthode qu'il em-
ploie actuellement produit une économie de 1 dollar 25 cents
par tonne (6 fr. 50 les 1.000 kilog.j. Les grosses meules reve-
naient, en effet, à 2 dollars la tonne, les petites coûtent seulement
75 cents la tonne. De plus en plus, d'ailleurs, son expérience le
pousse à préférer les petites installations séparées aux grandes
exploitations centralisées ; nous arrivons à une sorte de ferme
placée à une assez grande distance de la station d'Ames ; c'est un
des deux ou trois petits établissements que M. A... crée en ce mo-
ment-ci sur le rancli(;. Quand il a commencé à le diriger, sa pre-
mière pensée avait été de tout réunir en un seul point, mais il
a reconnu les inconvénients de ce système et déplore les grosses
dépenses qu'il a faites au début, par suite de ce plan. L'immense
grange qui a attiré nos regards à notre arrivée est ime de ces
dépenses malheureuses : on croyait que la rigueur des hivers
du Nebraska nécessiterait un bAtiment énorme pour y renfermer
LA VIK AMERICAINE.
337
les animaux à l'engrais pendant la saison la plus mauvaise ; en
prévision de cette nécessité, M. A... n'hésita pas à consacrer
75.000 francs à cette construction, qui ne lui a pas servi pendant
les deux derniers hivers et dont il se débarrasserait volontiers,
s'il trouvait preneur. Ces constructions en bois ont, en effet, l'a-
vantage de se démonter et de se transporter assez facilement.
.. •*«**
Hay-lifler, machine à faire les meules.
« 11 me faudrait vendre cela à un Anglais, » me disait M. A...,
et comme je ne me rendais pas bien compte de la raison qui lui
faisait chercher ainsi un acheteur britannique, « c'est, ajouta-
t-il, une expression consacrée dans ce pays-ci : quand nous vou-
lons nous défaire d'un objet encombrant et d'un prix élevé, nous
ne pouvons guère compter pour cela sur les Américains; ils sont
trop pratiques et trop primitifs dans leurs manières de faire pour
en avojr envie; au contraire, un jeune Anglais frais débarqué,
habitué à la culture compliquée et perfectionnée de l'Europe,
manquant d'expérience et se sentant de l'argent en poche, croit
328 LA SCIENCE SOCIALE.
facilement à l'utilité de ces choses-là. » De même, en Suisse, les
touristes anglais sont généralement pourvus d'une foule d'usten-
siles, lorgnettes, plaids, paniers à provisions, pharmacies de po-
che, caoutchoucs, etc., dont la plus grande partie les encomhrc
plus qu'elle ne leur sert. L'Américain cherche toujours à simpli-
fier et fait le tour du monde sans bagages, avec une chemise de
tlanelle et un col en celluloïd. En toutes choses, le même con-
traste se retrouve.
Non seulement M. A... divise en plusieurs exploitations sépa-
rées la régie directe du ranche^ mais il a recours à différentes
combinaisons pour faire cultiver ses terres; en effet, la propriété
n'est pas toute en prairies fauchées et en pâlures; on fauche
2.500 acres (1.000 hectares) ; on en fait paître 1.200 (i80 hectares)
et on en cultive l.iOO (540 hectares); encore faut-il acheter
au dehors une grande quantité de maïs.
Sur ces 1.400 acres, 800 sont labourées par les valets de ferme
de M. A... C'est un seul et magnific|ue champ de maïs de 320 hec-
tares, le reste est donné à des tenanciers. Les uns livrent à 31. A...
le tiers de leur récolte et gardent les deux autres tiers pour prix
de leur travail ; d'autres reçoivent 13 cents par chaque bushel
qu'ils donnent. D'autres enfin afferment moyennant une rente
de 15 bmliels à l'acre ou môme à prix d'argent, mais cette der-
nière combinaison est plus rare, M. A... cherchant surtout à s'as-
surer une partie de la provision énorme de maïs qui lui est né-
cessaire chaque année.
Ainsi naissent, dans les États les plus lointains, tous les modes
de tenure connus en Europe. L'indépendance des employés du
ranchc fait cjue l'on recourt de plus en plus à ce système, qui af-
franchit le ranchman d'une surveillance vraiment trop lourde
et d'un tracas écrasant. Même avec les tenanciers, il lui reste as-
sez de soucis.
Nous circulions en plein air depuis huit heures du matin, et la
brise vivifiante du Nebraska nous avait fait oublier le mauvais
déjeûner de l'hôtel ; ce fut donc avec joie que nous acceptâmes
l'invitation gracieuse de M. A... quand il nous offrit de venir lun-
cher chez lui. Déjà le téléphone avait prévenu M""" A..., car,
LA VIK AMKRlCAlNi:.
lorsque notre voiture vint
s'arrêter devant la jolie
maison de bois qu'elle ha-
bite, elle descendit de suite
pour nous souhaiter la
bienvenue et, quelques ins-
tants plus tard, nous en-
trions dans une large et élé-
,cante salle à manger où
le lunch nous attendait. Je
ne me souviens plus des
mets qui composaient ce
lunch, car j'avais grand
appétit, et le plaisir de m'as-
seoir à la table de person-
nes distinguées, instruites,
très au fait de la vie des
ratiches, l'emportait de
beaucoup sur toute jouis- \
sance gastronomique. C'est
toujours une fort agréable
chose de rencontrer sur sa
route des hôtes aimables
et de bonne compag-nie.
mais quand cette rencon-
tre a lieu en plein Nébra-
ska, elle gagne à cette
circonstance un charme de
premier ordre. M"" A... a
vécu pendant plusieurs an-
nées au Texas et au Wyo-
ming ; c'est une vraie ranch-
ivoman et c'est aussi une
véritable ladij^ elle a passé
sa jeunesse à New- York,
d'où elle est orisinaire, a
330 LA SCIENCE SOCIALE.
voyagé en Europe pendant deux ans, connaît parfaitement notre
littérature française et cause avec autant de facilité, soit en an-
glais, soit en français, des troupeaux de son mari ou d'un roman
de Daudet. En plus, elle s'intéresse avec simplicité à tous ses de-
voirs de maîtresse de maison ; la jeune Allemande en robe claire
qui nous sert à table n'a pas, parait-il, une très forte santé,
M'"'' A... me raconte qu'elle la fait promener à cheval, parce que
cet exercice lui est bon; bien entendu elle dirige elle-même et di-
rige dans le détail toutes les différentes parties de son ménage,
cuisine, basse-cour, potager, etc. L'ami qui nous a introduit chez
elle, M. M..., lui apporte des asperges et différentes plantes d'or-
nement qui lui manquent; on pratique ainsi entre voisins des
échanges de légumes, de fleurs et de fruits, comme il arrive en
France dans quelques-unes de nos provinces restées simples, où
les châtelains d'une même contrée se rendent volontiers de
mutuels services pour l'embellissement de leurs jardins. On sent
que l'on est dans un milieu très rural, que tout le monde s'in-
téresse aux choses de la campagne, et d'ailleurs, comment vivre
sur un ranche du JVebraska sans cela? On s'y intéresse d'au-
tant plus qu'on s'en occupe personnellement, et le souci de ces
mille détails devient souvent une source de jouissances. Au fond,
ce qui me plaît le plus dans nos hôtes, c'est qu'ils sont contents
de leur sort; rien ne peut remplacer, pour l'agrément des re-
lations, cette précieuse qualité du contentement intérieur. Rien
ne peut la remplacer non plus pour la saine direction d'une
vie. Certainement, si une bonne fée transportait tout d'un
coup dans ce milieu actif et vivant beaucoup de ces ennuyés
auxquels l'existence pèse, parce qu'ils l'ont faite oisive, ils y re-
prendraient goût et finiraient par comprendre qu'elle n'est to-
lérable qu'à condition d'être utile, intéressante qu'à condition
d'être occupée. A ce point de vue, les Américains nous donnent
une grande leçon : on trouve chez eux peu de ces esprits aigris
et chagrins, révoltés contre la vie, que produisent les mi-
lieux exclusivement adonnés à la recherche du plaisir. Ils accep-
tent la lutte que la condition humaine nous impose comme une
nécessité bienfaisante, et, à l'exemple des bons soldats, ils goù-
LA vue AM KHI C AINE. 331
tent tout le plaisir do la victoire, traiitant pins que cette victoire
n'est due qu'à eux-mêmes, qu'à leurs propres eÛ'orts. Cette leçon
vaut bien un voyag'C en Amérique.
Après le lunch, nous visitons la maison, vaste et confortable;
elle a coûté 50.000 francs, ce qui indique bien un établissement
définitif. Une vérandah règne sur toute la longueur de la façade
principale, on y est très bien pour fumer un cigare en s'aban-
donnant aux douceurs de la conversation combinées avec celle
du rocking chair. Dans le salon largement éclairé par de grandes
fenêtres, un bon piano occupe une place d'honneur ; plusieurs
chambres, simples mais bien installées, complètent l'habitation.
Elle est à quelques centaines de mètres du bureau où nous
sommes arrivés ce matin et de la petite gare d'Ames; néan-
moins, dans le vestibule d'entrée, on aperçoit un téléphone,
dont la sonnerie vient de temps en temps rappeler notre hôte
à ses affaires. De là, il correspond avec Omaha et nous donne des
nouvelles du marché du jour; ce matin, il a vendu un wagon
de génisses à 3 dollars 85 cents les 100 pounds et un wagon de
bœufs à 4 dollars 40 cents les 100 pounds (1). Quand il croit y
avoir avantage. M. A... expédie à Chicago; le téléphone et le
télégraphe lui permettent de se tenir en communication cons-
tante avec les différents centres de vente des États-Unis et de
décider de quel côté il faut diriger la marchandise; souvent
aussi il reçoit des offres et conclut des marchés sans quitter le
l'anche.
Les journées sont longues au mois de mai et M. A... désire
nous faire visiter son exploitation aussi complètement que pos-
sible; nous remontons donc en voiture, mais, cette fois, c'est
M. A... qui nous mène dans un buggy très résistant, attelé d'une
(1) Pour les lecleurs que cela intéresse, je dirai que ces prix doivent être entendus du
jioids rif. En les ramenant à nos mesures françaises, et en supposant entre le poids
rif elle poids net la différence de 40 0/0 généralement admise pour les animaux de
première qualité, on obtient les prix suivants :
Génisses (viande nette), 0 fr. 61 c. le kiiog.
BiiHifs (viande nette), Ofr. 68 c. —
Ces prix représentent à peine la moiliédeceux de la Villette, à Paris.
332 LA SCIENCE SOCIALE.
jument de l'Orégon et d'un cheval du Wyoming-, aussi pleins
d'ardeur que leur maître. Avec cet équipage nous ferons beau-
coup de chemin on peu de temps et sans tenir aucun compte
des petits accidents de terrain qui pourront se rencontrer sur
notre route; rien d'agréable d'ailleurs comme cette course rapide
dirigée par une main habile et expérimentée. M. A... se plait à
nous montrer la vitesse de l'attelage qu'il a dressé et à moitié
élevé lui-même, on sent qu'il est heureux de son succès et qu'il
jouit du plaisir de nous promener au milieu de son œuvre.
Comme le matin, nous voyons encore des pâtures; l'une, pitto-
resquement placée au bord d'un étang, sous l'ombrage des
cottomvoods et des box helders ; d'énormes bandes de canards
sauvages s'ébattent sur l'eau, et le soleil qui éclaire les magni-
fiques hcreford àe M. A... donne à l'ensemble du tableau un
cachet de poésie qui rappelle les belles peintures de Troyon.
Un peu plus loin, nous arrivons à une porcherie, composée de
vastes bâtiments en planches, très bas et très rudimentaires;
les truies mères sont installées dans des boxes également en
planches ; on dirait des animaux exposés dans un comice agri-
cole de petite ville; les porcs à l'engrais se vautrent auprès de
leurs auges â moitié pleines, attendant pour les vider que l'ap-
pétit leur revienne : c'est l'image de l'abondance; cinq cents
porcs vivent sur le ranche.
Tout en courant sur les bords de la rivière la Plattc qui
limite la propriété, nous causons avec M. A... de l'organisation
du ranclw. La grosse difficulté qu'il rencontre, c'est d'avoir des
hommes fidèles et laborieux, auxquels il lui soit possible de
s'attacher ; ceux que l'on aimerait à garder préfèrent aux plus
gros gages une installation à eux et une affaire qu'ils dirigent
tout seuls. On ne reste pas en sous-ordre, quand on se sent les
moyens de réussir, dans un pays où tout favorise l'indépendance.
Dieu sait pourtant si les conditions qu'on leur fait sur le ranche
sont douces! Certains d'entre eux reçoivent jusqu'à 2.500 francs
par an, occupent une maison séparée, où ils vivent avec leur
famille, quand ils sont mariés, et ont la permission d'élever des
animaux autant qu'il leur en faut; un ouvrier ainsi établi chez
LA Vlb; AMKHlCAlNi:.
333
I
lui, avec une ou deux vaches à lait, deux chevaux et quelques
cochons ne semhlcrait pas à plaindre en France.
Le soir venu, nous nous dirigeons de nouveau vers l'habitation
pour reprendre nos chevaux et faire nos adieux à M™^ A... En
passant près de son bureau, M. A... s'arrête et me prie de ren-
trer on conduisant ses chevaux; tout le monde ici est censé
savoir monter à cheval et mener un attelage, cela parait aussi
naturel que de savoir marcher; quelques instants plus tard,
I
d LLick
laui'Lau liurr l'uni.
nous prenions congé de nos aimables hôtes, emportant le sou-
venir d'une charmante et profitable journée. Mieux que tous
les raisonnements de livre, M. A... m'avait démontré par sa
seule manière d'être au milieu de son ranche^ parle plaisir qu'il
avait à nous présenter ses animaux, par son affabilité et son édu-
cation de gentleman^ quelles immenses ressources se trouvent
encore dans la vieille société américaine de l'Est, dont il est
originaire, et quels services cette société rend chaque jour aux
nouveaux États de l'Ouest. Elle leur fournit, en effet, une vé-
ritalde classe supérieure; elle est, par rapport à eux, une pépi-
23
334 LA SCIENCE SOCIALE.
nière de gouverneurs (Thommes et la prompte fusion des divers
éléments qui se rencontrent sur ces terres vacantes n'a pas
d'autre cause. Elle s'opère sous l'influence de ces éléments de
choix, qui tiennent la tête du mouvement et impriment le ca-
chet de leur origine à l'ensemble du pays. Sans vouloir être
lyrique, j'avoue qu'en rentrant le soir à Frémont, j'avais bien
l'impression d'avoir vu à l'œuvre, en plein dix-neuvième siècle,
un fondateur de société, semblable par plus d'un point à ceux
dont l'imagination populaire a conservé et poétisé le souvenir,
dans l'antiquité. Cette impression paraîtra peut-être exagérée
au premier abord, mais que le lecteur veuille bien y réfléchir,
qu'il calcule tous les obstacles à surmonter pour créer et con-
duire une entreprise pareille, dans un pays à moitié désert ;
qu'il se représente l'énergie nécessaire pour en triompher, pour
plier à son service une foule d'éléments rebelles, sans avoir à
sa disposition aucun moyen de contrainte, et il se rendra compte
de la parfaite vérité de la comparaison. Au surplus, faites ce
que les mathématiciens appellent la. preuve par r absurde ; ima.-
ginez un maladroit, un pauvre hère, ou un homme sans énergie
sur le ranche d'Ames, et voyez ce qui arriverait : tout croulerait
en quelques jours; il faut donc, pour le diriger, toutes les
quahtés contraires, et, comme l'entreprise est considérable, il
les faut à un haut degré.
M. A... ne possède pas à lui tout seul les 2.000 hectares d'Ames
ni l'énorme cheptel des deux ranches. Deux de ses cousins, ca-
pitalistes de Boston, se sont associés avec lui pour monter cette
grosse affaire sous le nom de Standard Cattle C° ; on trouve
souvent d'ailleurs sur les ranches cette forme de propriété; ceux
qui sont consacrés à l'élevage s'y prêtent avec une facilité par-
ticulière, nous allons en voir la raison.
11. — DIVERS TYPES DE K ANCHES.
« Au Wyoming, médisait M. A...^, jene possède que 64 hec-
tares de terrain, comme un simple colon, mais nous faisons paitre
LA VIE AMKHICAI.NE.
:iXt
nos ])cstiaux siii' dos milliers d'hectares; le pâturage est libre
tant que le sol reste inoccupé. Chacun de nous supporte les frais
et partage les bénéfices de l'exploitation selon la part qu'il a dans
le troupeau, et si demain nous voulions liquider, il nous suffirait
de conduire nos bêtes sur les marchés du voisinage; nous ne
33G LA SCIENCE SOCIALE.
sommes pas liés comme ici, par une g-rande terre sur laquelle
nous avons accompli des travaux coûteux. »
On voit par Là qu'une entreprise de simple élevag"e peut se
prendre et se laisser bien plus facilement qu'un r«;?cAf d'engrais-
sement. C'est pour cela qu'elle s'accommode mieux de la forme
collective. En s'associant, on ne s'attache pas indissolublement
les uns aux autres. C'est pourquoi nous trouverons dans les ran-
ches de chevaux, par exemple, des sociétés plus nombreuses que
celle de la Standard Cattle C°.
Au Fleur-de-Lys ranche^ par exemple, dans le Dacotah, cinq
ou six jeunes Français sont associés avec M. le baron de Grancey
pour l'élevage des chevaux, et infusent patriotiquement du sang
percheron aux juments américaines, trop légères pour le service
de trait. Ailleurs, ce sont des commanditaires, Américains de l'Est
ou même Européens, qui confient à un ranchman le soin de faire
fructifier leurs capitaux en exploitant un troupeau de chevaux
ou de bêtes à cornes.
Ces établissements diffèrent encore par d'autres points de celui
que nous venons de visiter.
Ils sont moins compliqués à diriger, par suite de l'absence de
culture; le pâturage est, en effet, le mode d'exploitation le plus
simple qui existe et les animaux d'un ranche d'élevage errant
toute l'année sur la prairie, se nourrissant exclusivement de l'herbe
naturelle que broutaient jadis les bisons.
Aussi la vie sur ces ranches est-elle rude plutôt que laborieuse :
des courses interminables à cheval, par la chaleur brûlante de
l'été ou par le froid cuisant de l'hiver, en forment le trait prin-
cipal; on n'y travaille pas à proprement parler. Il s'agit surtout
de surveiller les animaux, d'éviter le mélange avec les troupeaux
voisins, de dresser les jeunes chevaux. Une bonne santé, beaucoup
d'énergie et de vigueur corporelle, le goût de la vie en plein air,
telles sont les qualités nécessaires aux cow boijs chargés de ces
soins.
Le corij boy est un type tout différent de celui du valet de ferme,
que nous avons vu chez M. A... dans le Nebraska. Il n'a rien de
l'agriculteur, et se croirait déshonoré s'il bêchait ou labourait
LA VIE AMÉRICAINE.
337
une acre de terre; il aime le jeu, la boisson, les plaisirs bruyants,
c'est une sorte de soudard, un rcitre du seizième siècle, admi-
V-
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ANDREA
^''~^*^S»^Si:w/..' .J'.,_
Omalia et ses environs.
(D'après l'indicateur du Fremonl Elkhorn nnd Mi.isouri valley railroad.)
Rand Mac Nally, éditeur.
rable en face d'un danger pressant à conjurer ou d'un effort vio-
lent'à accomplir, mais insouciant, intempérant et imprévoyant.
Même caractère dans le personnel dirigeant : il y a, aux États-
Unis, d'anciens sous-officiers de nos régiments de cavalerie, fils
338 LA SCIENCE SOCIALE.
de famille que leurs parents ont embarqués à destination du Far
West et qui déploient dans l'isolement d'un ranche certaines qua-
lités réelles dont notre société européenne n'a plus l'emploi. Beau-
coup d'entre eux, sans doute, reviennent sans un sou vaillant au
bout de quelques années. D'autres acquièrent de l'expérience,
prennent le sentiment de leur valeur et deviennent des hommes.
Si le rancJie d'élevage ofl're moins de complication que le ran-
che d'engraissement, il reste soumis, en revanche, à de plus
grands risques.
En premier lieu, on y a besoin d'étalons de grand prix; pour
que l'élevage soit profitable , il faut, en effet, produire des ani-
maux de choix; par conséquent, une mise de fonds considérable
est nécessaire dès le début pour s'assurer de bons reproducteurs.
Généralement on les fait venir d'Europe. Depuis quelques années,
nos éleveurs percherons trouvent ainsi sur le marché américain
un débouché avantageux et font une concurrence victorieuse aux
shire et aux rlijdcsdalc importés d'Angleterre; le croisement
percheron réussit généralement fort bien et donne aux Améri-
cains d'excellents chevaux de trait en renforçant leurs races trop
légères; le cheval arabe et le cheval normand [frcnch coacJi) sont
également employés pour donner des animaux plus élégants de
formes et moins lourds.
A quelque race qu'ils appartiennent, les étalons importés at-
teignent en Amérique des prix fort élevés. Les percherons va
rient généralement entre 5.000 et 10.000 francs. Les.s/?/yr et le
clydeKdalc arrivent presque toujours au second de ces chiffres ;
il faut dire, pour les expliquer, qu'on n'importe jamais que des
animaux modèles et qu'un cheval payé 't.OOO francs dans le Per-
che doit être revendu 8.000 aux États-Unis, pour que l'affaire soit
avantageuse. C'est seulement en doul)laiit ainsi le prix d'achat
qu'on peut rattraper les frais de transport, d'intermédiaires, de
nourriture, et se couvrir des risques considérables de la traver-
sée. Un cheval souffre toujours sur un navire; souvent il arrive au
port en très mauvais état et amaigri ; les boulets engorgés, les
jambes raides; l'importateur est alors obligé de le garder assez
longtemps pour le remettre; enfin, il faut trouver un acheteur
LA VIE AMKHICAINE.
330
solvable, attendre deux ou trois ans avant qu'il paye complète-
ment et, parfois, saisir la terre qu'il a donnée en gage.
Les mêmes inconvénients se produisent pour les taureaux,
que Ton fait venir principalement d'Angleterre ; ce sont en gé-
néral des hcrcford ou des shorthon (1) que l'on trouve sur les
ranches, et ils se vendent aux éleveurs souvent plus cher que
les chevaux. J'ai vu plusieurs fois des taureaux atteindre le prix
« Vaillant >>, étalon percheron de Ia Percheron aud Arabiun importing Horse C"
(Neljraska).
de 13.000 francs, et il n'est pas rare d'en rencontrer quatre de
cette valeur sur une exploitation. Tout accident sur des animaux
de ce genre amène une perte d'argent sensible; j'avais raison,
on le voit, de dire que le propriétaire d'un ranche d'élevage a de
gros risques à courir.
Ce ne sont pas les seuls; dans les climats rigoureux du Nord-
Ouest, dans le Montana, par exemple, les hivers sont longs et
les animaux ne trouvent que lîien peu de nourriture. Au prin-
temps, ils offrent un triste spectacle de maigreur et quelques-uns
succombent quand la température se montre particulièrement
(1) La race shorthon (cest-à-dire, à courtes cornes) est la même que nous connais-
sons en Europe sous le nom de race durhinn.
340
LA SCIENCE SOCIALE.
inclémente; les chevaux, il est vrai, supportent beaucoup mieux
que les bêtes à cornes les inconvénients du froid extrême. Ils
grattent du pied l'enveloppe blanche du sol pour trouver, en
dessous d'une couche épaisse de neige glacée, le foin desséché
qu'elle a recouvert, et se soutiennent ainsi jusqu'au retour de la
belle saison ; mais les bestiaux résistent difficilement. J'ai connu
Manèges d'étalons percherons, à Fréniont.
un ranchman du Wyoming qui, dans un seul hiver, avait perdu
vingt mille têtes de bétail, plus de la moitié de son troupeau.
De pareils désastres ne frappent pas les ranchos de chevaux.
En revanche, les chevaux sont souvent volés par des individus
peu scrupuleux, qui gagnent leur vie à ce métier lucratif. Dans ces
territoires presque déserts, d'où les gendarmes sont absents, où
le ranchinan ne connaît ses animaux qu'à la marque au fer rouge
cpi'il leur imprime, où ceux-ci errent souvent à de grandes dis-
tances de toute habitation, on peut facilement s'emparer d'une
LA VIB AMEHICAINE.
341
bande de chevaux et les pousser devant soi à une allure vive jus-
qu'au marché éloigné, sur lequel on se donne comme leur légi-
time propriétaire. En fait, cela se prati({ue souvent et le voleur
de chevaux est la terreur de l'honnête ranchman. C'est contre lui
qu'a été inventée, au début, la fameuse loi de Lynch, qui per-
met aux braves gens de supprimer les autres pour ne pas être
supprimés par eux.
Maison d'hahitation sur un petit raache (Kansas).
Les tours sans nombre des voleurs de chevaux font souvent,
dans les grands ranclies de l'extrême Ouest, le sujet des conversa-
tions. Quand les cow boijs, réunis un soir d'hiver autour du poêle
de leur petite maison de bois, fument leur pipe en séchant leurs
habits, chacun raconte les aventures extraordinaires dont il a été
témoin et les histoires de chevaux volés et de voleurs lynchés re-
viennent fréquemment ; une des meilleures ruses de voleurs est
la suivante, citée par l'auteur anonyme de A Ladys r anche life
in Montana. Un ranchman. possédait un lot remarquable de ju-
342 LA SCIENCE SOCIALE.
ments qui paissaient librement sur les coteaux voisins ; un jour,
il reçoit la visite d'un individu, qui l'avertit confidentiellement,
parl'elietde Tamitié particulière qu'il ressent pour lui, du danger
que courent ses juments, a Si j'étais à votre place, lui dit-il, je
ne les laisserais pas en liberté la nuit. Enfermez-les dans un carrai
(sorte de parc clos de barrières), elles y seront plus en sûreté. »
Plein de reconnaissance pour ce bon conseil et heureux de
trouver cette marque de probité chez son ami, le naïf ranchman
s'empressa dé courir après ses juments et de les réunir dans un
corral; le lendemain matin, elles avaient disparu; l'ami de la
veille avait facilement déjoué la surveillance du gardien et s'é-
tait assuré une prise de premier ordre en confiant au proprié-
taire lui-même le soin de choisir ce qu'il y avait de meilleur dans
le troupeau.
A côté des grandes exploitations dont nous venons de parler,
il en est de plus modestes 'et en grand nombre. Partout où le
pays se peuple, la propriété tend à hausser de valeur; elle se
divise et, là où le maïs pousse bien, tout colon disposant de
(juelques capitaux les emploie à acheter du bétail pour trans-
former son maïs en viande. Comme, d'autre part, le fourrage est
abondant dans tout l'Ouest, il est facile à ce colon d'élever lui-
môme une partie des animaux qu'il veut engraisser et il constitue
ainsi un petit r anche d'engraissement et d'élevage. Ce type est
très fréquent au Kansas en particulier; nous allons décrire un
de ceux que nous y avons observés. Un Français, M. G..., pos-
sède en toute propriété 274 acres de terres, près de la petite
ville de Florence, dans le comté de Marion. Tl les fait cultiver
presque en entier par des tenanciers, suivant certaines condi-
tions assez semblables à celles que j'ai déjà décrites à propos du
grand ranchc d'engraissement de M. A... Le blé que lui don-
nent ces tenanciers est vendu, et il garde le maïs, pour le faire
consommer pendant l'hiver par des animaux à l'engrais, sur la
petite réserve qu'il s'est constituée. L'été, ces animaux ne vivent
pas sur la propriété ; on les envoie sur des pâturages éloignés
de cinq à six milles environ, où des ccni) hoi/s s'engagent à les
garder du l" mai au 15 octobre moyennant 1 dollar 1/4 (environ
LA VTF AMERICAINE.
;343
G fi\ 50, par tète). Ces pâturages ne sont pas autre chose que la
prairie naturelle du Kansas, celle sur laquelle les Indiens chas-
saient le bisou naguère; la somme que M. C... paye pour la
Rnîte à maïs nour rt-ngraissemeiit {self feeder).
nourriture de ses bestiaux pendant la belle saison représente
donc simplement leurs frais de garde.
Dès que les premiers froids se font sentir, on ramène le trou-
Einbarfiuemenl de liunl- dans uiir l'itilc gare.
peau pour le soumettre au régime d'hiver. Quand M. C... s'est
installé, il avait fait construire une écurie spacieuse destinée
aux bêtes à l'engrais; l'expérience lui a démontré, comme à
M. A..., que mieux valait les laisser dehors, et c'est dans un
corral qu'il nous montre les vingt-cinq bœufs qu'il engraisse
344 LA SCIENCE SOCIALE.
cet hiver. Dès que nous les apercevons, leur aspect nous parait
étrange; on leur a coupé les cornes au ras de la tète, pour
éviter les disputes dangereuses et faciliter le manger en com-
mun; cette absence de cornes est extrêmement disgracieuse,
mais elle a des avantages pratiques, et les ranchmen du Kansas,
peu préoccupés d'esthétique, ne sont pas arrêtés par cette consi-
dération. Le corral est peu étendu, cinq acres environ (deux hec-
tares); des arbres d'essence différente, noyers, box lielda^s, etc.,
y sont parsemés, et un cj^eek (1) le limite de ses méandres
capricieux; au centre, s'élève une sorte de grande boîte en
bois, ouverte sur le dessus : elle est remplie" de maïs en épis,
et, tout autour de la boite, règne, à la hauteur convenable,
une crèche, mise en communication avec elle par une série
d'ouvertures. Le poids du maïs suffit à le faire descendre dans
la crèche à mesure que les bœufs la vident, de sorte que, sans
aucune main-d'œuvre, ceux-ci ont toujours à leur disposition
une abondante provende. Quand la provision se trouve épui-
sée, on jette le maïs à la pelle dans l'intérieur de la boite.
Rien de plus primitif, on le voit.
Les bœufs n'égrènent pas avec grand soin les épis de maïs
qu'on leur livre ainsi; ils les saisissent entre leurs puissantes
mâchoires, les broient nonchalamment et jonchent le sol des
débris de leur repas, mais le cas est prévu, et soixante-dix
porcs, qui vivent dans le corral pêle-mêle avec les bœufs, se
régalent de ces restes. Ce sont les miettes de la table du li-
che. Souvent enfin le rancliniaa, soucieux d'utiliser son maïs
sans perte, envoie dans le corral des dindons qui passent une der-
nière inspection. Malgré cela, le maïs se mélange à la boue épaisse
dans laquelle nous pataugeons, tellement il s'en gaspille. Çà
et là, nous heurtons un baquet contenant du sel pour exciter
l'appétit des bœufs, de la chaux, pour leur adoucir restomac^
me dit-on, du soufre pour éviter les maladies des porcs; les
animaux sont donc soignés, mais de la manière la plus sim-
ple, la plus élémentaire. Pour achever l'engraissement des
(I) On donne, dans l'Ouest, le nom de creeh à tous les petits cours d'eau.
LA VIE AMÉRICAINE. .'U5
bu'ufs, on Icui" distribue cependant, comme chez M. A..., un
mélange de son et de maïs concassé, mais on obtient une
viande moins bonne, parce qu'on agit sur du bétail commun
{Jt'dde stock), tandis que M. A... n'admet sur son rancJic que
des licreford et des xhorfhon, dont il s'applique à choisir les
meilleurs échantillons. D'ailleurs les prix de vente accusent
bien la différence. Je me trouvais précisément chez M. C...
quand un marchand de Kansas City vint lui acheter ses vingt-
cinq bœufs; il les prit pour 1.500 dollars, soit environ k dol-
lars les cent pounds. M. A.., nous l'avons vu, obtenait à
Omaha k dollars 40 cents, soit environ 0 fr Oi en plus par
livre sur le poids vif. Encore, les voisins de M. C... considé-
raient-ils qu'il avait fait une vente avantageuse.
Rien de curieux comme la façon dont on amène les bœufs
à la gare d'embarquement. M. C... et son domestique, tous
les deux à cheval, et armés de fouets à longue lanière de cuir,
poussent devant eux, au grand trot, leurs vingt-cinq animaux,
tout surpris de cette course inaccoutumée. Tous ceux qui s'é-
cartent du chemin y sont ramenés à grands coups de fouet
et ils arrivent ainsi au jjai'd, sorte de parc ménagé sur le
bord de la voie, à l'intention des bestiaux à embarquer.
A côté du carrai d'engraissement, M. C... a une ivintcr pas^
lure (pâturage d'hiver) où vivent cent huit animaux, dont
quatre-vingts destinés à être engraissés l'année prochaine. Le
reste se compose de vaches et de jeunes veaux; l'un d'eux,
né il y a trois jours, reçoit tranquillement sur le dos la pluie
qui tombe en abondance ; s'il supporte cette épreuve, ce sera
tant mieux; s'il crève, on s'en consolera, mais on ne s'attar-
dera pas à l'entourer de précautions, à l'enfermer avec sa mère
dans une écurie; cela lui donnerait des habitudes de sybari-
tisme, auxquelles le personnel de l'exploitation ne pourrait
suffire. M. C..., en effet, n'a qu'un homme pour l'aider à
soigner tout ce bétail et prendre soin des chevaux de ser-
vice.
Ce petit rcuiche est un excellent type d'exploitation fruste;
on n'y élève pas ordinairement les animaux qu'on engraisse ;
346 LA SCIENCE SOCIALE.
« il me faudrait pour cela, dit M. C..., un troupeau de cinq
cents Lètes, et ce serait un grand tracas »; on évite le plus
possible tout soin superflu et l'affaire marche avec peu de
capitaux; c'est l'installation d'un colon disposant de moyens
limités et préférant diminuer les bénéfices éventuels que de
risquer de fortes sommes. Le caractère français, sa,i;e, rangé,
économe, mais peu entreprenant, se reconnaît bien à ces
traits.
A quelques milles de distance, un autre rancJic de dimen-
sions modestes, dirigé par deux jeunes frères anglais, présente
un contraste assez frappant avec celui-ci. Là, on se pique d'a-
voir des bêtes de choix; le hercfonl, à tête blanche, y est
préféré au shortlion^ comme étant plus rustique, plus précoce
et plus lourd; j'y vois aussi des animaux tout noirs, que l'on
me dit être des ijalUnvaijs; les porcs qui courent au milieu
des bœufs à l'engrais appartiennent à la race Polaii China,
croisement très apprécié, qui donne des animaux à soies rouges
de FelTet le plus pittoresque. Je remarque une vache mère es-
timée 2.500 francs, un taureau de la valeur de 12.000 francs,
qui a remporté le premier prix dans un concours récent entre
cinq États, l'Iowa, le Nebraska, l'IUinois, le Missouri et le
Kansas. Il y a sur ce domaine pour 150.000 francs d'animaux
reproducteurs.
Dans la même région, je visite un ranclw de moutons, pro-
priété d'un colon prussien, M. W..., qui a fait construire de
grands bâtiments de pierre soigneusement aménagés; on sent
chez lui le désir de se fixer d'une manière définitive. Jamais un
Américain n'aurait employé comme lui plus de 100.000 francs
à installer ses animaux ; il est vrai que les Américains réussissent
rarement l'élevage du mouton; ils trouvent que cela demande
trop de soins minutieux. En effet, il en faut beaucoup d'après ce
<[ue je vois aujourd'hui. Sur la prairie, nous rencontrons douze
cents bêtes gardées par trois individus et j'exprime à M. W...
mon étonnement de voir ces trois hommes employés ensemble
à une opération aussi simple. En Australie, deux ou trois bergers
suffisent sur wwi'an de vingt mille moutons. M. W... m'explique
LA Vli: AMElilCAlNb:
;{47
que sa propriété n'est pas entourée de barrières comme les rmv>
australiens, ce qui complique la garde, « et puis, me dit-il,
tous les colons du Kansas cpii ont voulu faire des moutons, sans
s'astreindre à une surveillance de tous les instants, ont perdu
leur temps et leur argent ; c'est la meilleure raison cpie je puisse
vous donner; ici, je prends mille précautions et c'est comme cela
seulement que j'arrive à me maintenir : tous les soirs on rentre
une partie du troupQ^u dans la grande étable cpie vous voyez
■);Vx;WS13^
« Vincent », taureau hereford.
Hanche des frères M..., dans le Kansas.) A remporté le premier i)ri\ dans un concours
général entre l'IoNva, le Nebraska, l'Illinois, le Missouri et le Kansas; estimé 1-2.000 l'r.
près de Thabitation, le reste couche sur la prairie, dans une
série de parcs cj[ue l'on déplace de temps en temps. En même
temps que le parc, on déplace la maison de bois roulante où se
retire, la nuit venue, le berger préposé à sa garde. Nous passons
près de l'une de ces maisons qui ressemble assez exactement aux
voitures de bohémiens que l'on rencontre sur nos routes de
France. Le berger ne se borne pas d'ailleurs à contempler ses
moutons; il leur distribue chaque jour un peu de son, de maïs,
ou de turnips, surveille l'agnelage et attache à l'oreille de chaque
nouveau-né un numéro correspondant au numéro de sa mère,
au moyen d'une petite lanière de cuir qui supporte une plaque
de zinc. De cette manière, dès qu'il voit un agneau égaré, il se
met en c|uète de la brebis à laquelle il appartient et le lui ra-
mène; malgré cela, M. W... me dit que, l'an dernier, il a perdu
10 % de ses jeunes agneaux.
La récolte moyenne de laine est de huit pounds par tète
348
LA SCIENCE SOCIALE.
(3 kilog-. 600 gr.). On a tondu, au printemps de 1880, quatre
mille moutons ou brebis et les 32.000 pouiids qu'ils ont fournis
sont encore dans les bâtiments du ramiic (avril 1890); M. W...
n'a trouvé que 8 ou 10 cents le pound (environ 0 fr. 80 à 1 fr.
le kilog".) et espère que la laine mérinos qu'il récolte reviendra
bientôt à son prix normal de 20 cents le pound. Il compte sur-
tout pour cela sur des tarifs protecteurs; mais les fabricants de
IlHiK-hi' de moutons.
l'Est, qui désirent faire taxer très haut leurs produits manufac-
turés, tiennent beaucoup moins à voir hausser le prix de la
matière première qu'ils emploient et, comme les influences pro-
tectionnistes sont précisément des influences manufacturières,
les éleveurs de moutons ne trouvent d'écho à leurs réclamations
ni auprès des partisans de la protection ni, bien entendu, auprès
des partisans du libre-échange. Cette situation bizarre tient, au
fond, à ce que les éleveurs de moutons sont les seuls agricul-
teurs des Etats-Unis qui souffrent de la concurrence étrangère.
Tous les autres, qu'ils soient cultivateurs ou éleveurs de bes-
LA VIE AMERICAINE.
34ii
tiaiix, font plus de l)lé, de maïs, de viande, que le pays ne peut
en consommer; au contraire, les fabriques de la Nouvelle-An-
i^•leterre ne trouvent pas aux États-Unis toute la laine, ou du
moins toutes les qualités de laines dont elles ont besoin.
En revanche, M. W... vend ses moutons g-ras de 3 dollars 75
à 5 dollars les 100 pounds au poids vif, plus cher par conséquent
que les qualités correspondantes de viande de bœuf. Au mo-
ment où je visite son ranchc, il en a huit centstout prêts pour
le marché de Kansas City.
Cette course à travers les ranches nous a déjà mis en présence
d'éléments très divers, qui jouent chacun dans la formation de
la société américaine un rôle particulier. Avec les grands ranches
d'engraissement, nous avons vu le type éminent du colon amé-
ricain ; les ranches d'élevag-e nous ont montré la première uti-
lisation du sol par les pionniers les plus- aventureux; les petits
ranches nous ont déjà fait entrevoir la constitution d'une classe
moyenne de propriétaires; il est à noter que nulle part nous
n'avons trouvé encore l'émigrant pauvre arrivant aiLX États-
Unis sans autre richesse que la force de ses bras; nous le ren-
contrerons dans la suite de cet ouvrage, mais ce n'est pas sur
les rancîtes, qu'il faut le chercher.
Paul de RousiERs.
.^3?'>
Ranchman à cheval.
24
LES BIENS MOBILIERS,
LE SALMRE ET L'ÉPARGNE.
{Cours de Méthode de la Science sociale.)
I. LES BIENS MOBILIERS.
Lorsque nous avons étudié la Propriété , c'est-à-dire cette
disposition exclusive du Lieu que réclame et qu'impose le Tra-
vail, nous avons été tout naturellement amenés à déterminer les
grandes Espèces de la Propriété suivant le degré d'exclusion,
suivant l'intensité de la libre disposition; c'est ainsi que nous
avons déterminé et classé : la Communauté, la Propriété Fami-
liale et la Propriété Patronale.
Mais, tout en procédant de cette manière, nous avons eu
garde de négliger l'influence considérable qu'en cliaque endroit
la nature même de l'objet approprié, son immobilité, ou sa mo-
bilité, avait sur son mode de possession. A la suite des légistes,
nous avons constaté la très grande différence qui existe et qui
apparaît à première vue entre la Propriété immobilière et la
Propriété mobilière.
Cependant, à la différence des jurisconsultes et des économistes,
nous n'avons pas voulu séparer, d'une façon radicale, l'étude de
ces deux espèces de Propriétés. En fait, la Propriété du sol
n'existe pas, la Propriété immobilière ne se rencontre pas sé-
parée de la Propriété mobilière. Aussi en abordant le phénomène
de la Propriété, nous avons commencé par observer la Propriété
du sol avec tout ce qu'il porte de productions naturelles ou arti-
(1) Voir la série de nos précédentes études sur la Méthode, le Lieu, le Travail et
la Propriété, la Science sociale, t. XII, p. 210.
LES BIENS MOBILIERS, LE SALAIRE ET l'ÉPARGNE. 351
ficicUes (immeubles ou meubles), c'est-à-dire la Propriété du
Lieu complet.
Que serait-ce, en efTet, que la Propriété du sol, à quoi servirait
son appropriation, s'il n'était pas permis à riiorame de dispo-
ser, en même temps que de son atelier et de son loyer, des animaux
domestiques et des instruments de travail nécessaires à l'exploi-
tation de colui-là, du mobilier indispensable pour la jouis-
sance de celui-ci? La Propriété immobilière, telle que l'huma-
nité Fa toujours pratiquée, ne fonctionne, et par conséquent ne
peut se concevoir, qu'avec l'existence de la Propriété mobilière.
Il ne faut donc pas les séparer; cela ne serait ni vrai ni scien-
tifique.
Cette union de la Propriété mobilière et de la Propriété immo-
bilière est tellement dans la nature des choses, qu'elle se présente
dans la loi d'appropriation des objets mobiliers : on y trouve en
effet deux éléments d'influence très caractérisés. Le premier est
fourni par la substance particulière de l'objet mobiher; substance
qui fait qu'un cheval ne sera pas possédé comme une barque de
pêche, une tente comme un vêtement. Le second élément est
précisément fourni par le mode particulier d'appropriation du
Bien immobilier auquel sert l'objet mobilier en question; il est
évident qu'un animal de labour ne sera pas possédé de la même
façon s'il sert à cultiver les terres d'une Communauté de paysans
sud-slaves, par exemple, ou celles d'un petit paysan du Berri. Il
est donc vrai de dire , ainsi que nous l'avons fait dans nos consi-
dérations générales sur la Propriété, que : la loi d'appropria-
tion d'un objet mobilier est la résultante de la loi d'appropria-
tion de l'objet immobilier auquel il sert et des conditions que
sa substance impose au fait d' appropriation dont il est l'objet.
Jusqu'à présent nous avons étudié la Propriété immobilière
sans faire abstraction de la Propriété mobilière qui la complète ;
nous avons tenu à bien indiquer le lien qui les unit, afin
que les observateurs qui veulent se rendre compte de la méthode,
soient bien convaincus que ce qu'il faut étudier, dans les mono-
graphies qu'ils entreprennent, c'est la Propriété du Lieu com-
plet, la Propriété du sol et de tous les objets qui s'y ajoutent,
352 LA SCIENCE SOCIALE.
directement ou indirectement, pour en permettre la jouissance.
Mais comme l'esprit humain n'est ni assez vaste ni assez puis-
sant pour retenir longtemps et pousser jusqu'au détail de telles
vues d'ensemble, il nous faut revenir aujourd'hui sur ces Biens
mobiliers, étudier les conditions que leur substance propre impose
au fait de leur appropriation, laissant après cela à chacun le soin
de déterminer, jusqu'au trait le plus iufmie, l'influence qu'a sur
leur mode de possession le mode cle possession particulier du
Bien immobilier auquel ils se trouvent servir.
Point n'est besoin de grande démonstration pour justifier le
classement des Biens mobiliers après la Propriété. Nous avons
d'abord étudié la Propriété totale, la Propriété du sol et de tout
ce qui le complète, et si nous séparons maintenant ce complément,
ces Biens mobiliers qui permettent l'exploitation et la jouissance
de ce sol, nous ne pouvons le faire que parce que nous avons la
connaissance des lois d'appropriation des Biens immobiliers dont
ils dépendent. 11 est d'ailleurs tout naturel de classer le complé-
ment d'une chose après cette chose.
Quels sont les Biens mol)ihers?
La Propriété du sol ne pouvant se concevoir, ne pouvant
exister sans relation avec la Propriété des objets qui le complètent,
qui en permettent l'exploitation et l'usage, il est évident que c'est
en déterminant les objets qu'il est nécessaire de posséder, à un
titre quelconque, pour mettre en valeur la Propriété d'un Atelier
de travail ou pour jouir d'un Foyer, que nous déterminerons
d'une façon exacte les Biens mobiliers. L'Atelier donne ainsi les
Animaux domestiques et les Instruments de travail ; le Foyer, le
Mobilier meublant et le Mobilier personnel.
N'existe-t-il que ces Biens mobiliers? Les Jurisconsultes recon-
naissent au Salaire, à l'Argent, aux Oljjets de consommation, aux
Matières premières, le caractère de Biens mobiliers. Il n'en va
pas de même en Science sociale, ou plutôt nous sortons ces dif-
férents objets des Biens mobiliers pour les placer dans des classes
distinctes à cause des caractères tout à fait différents qu'ils pré-
sentent par rapport aux quatre Espèces précédentes de Biens mo-
biliers.
LES BIENS MOBILIERS, LE SALAIRE ET L'ÉPARGNE. '.io'.i
Les quatre Espèces de Biens mobiliers : les Animaux domes-
tiques, les Instruments de travail, le Mobilier meublant et le Mo-
bilier personnel, ont ce caractère commun de subsistera travers
Tusaiie qu'on en fait, de ne pas se consommer par le premier
usage : c'est un point de rapprochement avec les Biens immobi-
liers, durables par excellence.
Le Salaire tranche tout à fait là-dessus. Ce n'est même pas un
objet matériel, c'est un genre de Propriété à part. Il ne peut donc
suivre les mômes lois que les Biens mobiliers dont nous venons
de parler ; il faut l'étudier à part, le classer à part.
L'Argent, les Objets de consommation, les Matières premières
forment, eux aussi, une classe à part; ce sont des objets mobiliers
qui se transforment par le premier usage que l'on en fait ; jus-
qu'au moment de leur consommation, ils ne constituent qu'une
réserve, et à ce titre ils se classent au tableau de l'Épargne.
Ainsi les Biens mobiliers peuvent se définir : des objets mo-
biles, d'un usage durable, servant à l'exploitation ou à la jouis-
sance des Biens immobiliers. Leur tableau s'établit de la manière
suivante :
LES BIENS MOBILIERS.
I. — Les Animaux domestiques.
II. — Les Instruments de travail.
III. — Le Mobilier meublant.
IV. — Le Mobilier personnel.
Ces différentes espèces de Biens mobiliers sont classées entre
elles dans l'ordre où elles s'éloignent le plus par leur caractère
de celui de la Propriété immobilière, dont elles sont le complément.
Nous connaissons le caractère de la Propriété immobilière, nous
l'avons vu s'accentuant à travers toutes ses espèces; nous savons
que pour posséder utilement une portion du sol il faut avoir une
aptitude marquée à la prévoyance, à telles enseignes que plus
la disposition du Lieu devient exclusive , plus la Propriété s'af-
firme, plus aussi la prévoyance devient nécessaire. Aussi clas-
serons-nous en tète des Biens mobiliers les xVnimaux domestiques,
puisque pour être possédés utilement ils exigent plus d'aptitudes,
354 LA SCIENCE SOCIALE.
plus de capacités que les Instruments de travail, qui à leur tour
en réclament une somme plus considérable que le Mobilier meu-
blant et le Mobilier personnel.
be classement des espèces de la Propriété par types croissants
et des espèces des Biens mobiliers par types décroissants, montre
l)ien le procédé général delà classification. Elle veut (|ue les types
simples aillent toujours avant les types complexes, mais elle
les distingue des types, diminués, des types défectueux qui mar-
chent toujours après les types complexes. On suit d'aljord l'évo-
lution naturelle du type, puis on étudie les types anormaux en
commençant par le moins anormal.
Les Animaux domestiques se classent en tête de Biens mobi-
liers pour plusieurs raisons : 1° Ils composent l'espèce des Biens
mobiliers qui exige le plus de prévoyance. En effet, la possession
d'un animal impose des soins assidus ou tout au moins une
surveillance telle qu'elle garantisse ses conditions vitales, su-
jettes à beaucoup d'accidents souvent difficiles ou délicats à
prévoir. En fait, l'animal dépérit dès qu'on le néglige. 2° L'animal
ne réclame pas seulement une grande prévoyance à cause des soins
continus qu'il suppose, mais encore et surtout en raison de la
nécessité qu'il y a pour son maitrc de se procurer la propriété
d'un autre bien sans cesse à renouveler : sa nourriture. 3" Il y
a plus : le seul fait de posséder un animal pousse l'homme à se
procurer la nourriture nécessaire à ce serviteur, non plus seule-
ment par des provisions renouvelées, mais par la possession à
un titre quelconque du sol qui la produit. Et cette possession
à un titre précaire ou incomplet, au titre de locataire par exem-
ple, amène peu à peu, elle aussi, à acquérir la possession assu-
rée et complète du sol. En fin de compte, la propriété des ani-
maux domestiques conduit à la propriété du sol (1).
Ce fait s'observe même avec le système des Biens communs;
car on a besoin, du moins dans l'Europe occidentale, de prairies
possédées à titre particulier pour assurer la nourriture des ani-
maux pendant l'hiver.
(1) V. la monographie du «Paysan des Gènevcz», la Science sociale, 111, p. 594.
LES BIENS MOIJILIEUS, LR SALAIHE ET l'ÉI'AKGNE. 355
l.e mode de possession des animaux domestiques est le meilleur
critérium pour juger de l'aptitude à la propriété foncière. On
sait immédiatement si une famille paysanne, pour peu qu'elle ait
(Ml le temps de faire quelques économies, est capable ou non de
la propriété terrienne, en s'informant si elle a l'habitude de faire
hiverner son bétail dans ses étables ou si elle le vend d'une façon
régulière aux foires d'automne. Dans le premier cas, cette fa-
mille est apte à la propriété du domaine ; dans le second, elle en
est incapable. Il faut donc conclure que la propriété d'ani-
maux domestiques est un des premiers symptômes du dévelop-
pement de la prévoyance et de l'aptitude à la propriété foncière,
parce que l'animal domestique pousse à la possession d'une éten-
due de terrain désirable pour sa nourriture.
Les Instruments de traçait doivent se classer au second rang
après les animaux domestiques, car ils exigent moins de pré-
voyance et moins de capacités pour être utilement possédés, ils
peuvent demeurer inactifs sans se déprécier.
On pourrait objecter que la propriété d'une machine à battre
le blé exige plus de capacité et plus de prévoyance que la pro-
priété de quelques lapins. Cela est vrai. Mais il faut observer
que, dans tout classement, on se fonde sur les caractères d'un
type choisi dans l'espèce comme sa représentation la plus pro-
pre à faire saisir et comprendre facilement tous les types de l'es-
pèce; et c'est d'après ce type que l'espèce est classée. Cela n'empê-
che pas que certains types rares, supérieurs et surélevés, d'une
espèce inférieure, ne se trouvent très supérieurs aux derniers
types de l'espèce précédente; c'est là un fait qui se rencontre
dans toutes les classitications.
Il est évident que dans le cas présent l'homme qui possède et
exploite une batteuse mécanique ambulante est, à beaucoup
d'égards, et surtout au point de vue de la propriété, bien supé-
rieur en aptitudes et en capacités au possesseur d'un àne ou de
quelques lapins. Mais la batteuse mécanique ambulante n'est
pas le type des instruments de travail, Bimis mobiliers^ elle n'est
pour cela ni assez simple ni assez générale. Le type est évi-
demment fourni par l'instrument de travail à main : la bêche,
350 LA SCIENCE SOCIALE.
la pioche, le marteau, la hache, le rabot, la lime, la faux, le
tonneau du porteur d'eau, la voiture à bras du commission-
naire., etc., sont d'excellents spécimens.
Quekjuefois ces instruments de travail sont à moteurs animés,
comme la charrue, la herse, la charrette, etc., mais c'est là un
type moins normal, presque un type exceptionnel, comme l'instru-
ment de travail à vapeur; car si l'ouvrier ne possède pas le mo-
teur animé, son instrument est incomplet; et s'il le possède, la
propriété de son instrument de travail se complique de la pro-
priété d'animaux domesticjues.
Ce qui caractérise ces instruments de travail Biens mobiliers,
c'est qu'ils ne demandent aucune installation sur le sol d'une fa-
çon fixe et définitive. Le jardinier, le maçon, le charpentier, pro-
priétaires de leurs instruments de travail, peuvent passer, et pas-
sent leur vie à aller travailler tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre;
ils ne trouvent pas dans la Propriété de leurs Instruments de tra-
vail cet énergicjue stimulant à la Propriété immobilière qui est la
caractéristique de la Propriété des Animaux domesticjues. D'ail-
leurs, ces instruments de travail sont pour la plupart d'un prix
modique, d'un emploi facile et rapidement productif. Ce sont, en
résumé, des Biens mobiliers que la masse des imprévoyants sait
aisément acquérir et conserver; grâce à eux, le cas échéant, les
familles ouvrières, formées par d'autres causes à la prévoyance,
peuvent arriver à la Propriété foncière, mais ils n'y conduisent
pas normalement; ils sont donc justement classés après les Ani-
maux domesticjues.
En dehors de ces Instruments de travail Biens mobiliers, il y a
les Instruments de travail Biens immobiliers; je n'ai pas à en
parler ici : ils se classent et s'étudient à la Propriété du sol, à la Pro-
priété du Lieu complet, dont ils sont partie intégrante. Je ferai
simplement remarquer que par le seul fait qu'ils demandent une
installation fixe sur le sol, qu^ils ont besoin d'y être incorporés,
ils tendent à devenir d'une propriété prescjue inaccessible au com-
mun. A toutes les difficultés que présente la Propriété foncière
dont ils font partie, ils ajoutent d'autres difficultés inhérentes
au coût élevé de leur prix d'acquisition, aux capitaux dont ils ont
LKS BIENS MOIULIKRS, LE SALAIRE ET L'ÉPARGNE. 35"
besoin pour être approvisionnés de matières premières et de main-
d'œuvre, aux capacités nécessaires à leur direction, au placement
de leurs produits. Analysez les grandes aptitudes que demande la
Propriété de ces instruments de travail Riens immobiliers, qui
vont se développant, depuis la scierie hydraulique juscpiau mar-
teau-pilon du Creusot, et vous verrez que, dans la Propriété to-
tale dont le sol et eux sont les principaux éléments, ce n'est pas
le sol, qui, la plupart du temps, nécessite pour être utilement
possédé les plus éminentes capacités.
Le Mobilier meublant et le Mobilier personnel . — Avec le Mobi-
lier meublant et avec le Mobilier personnel nous entrons dans la
série des Biens mobiliers, qui complètent les Biens immobiliers
dans l'usage qu'on fait de ceux-ci, non plus pour les Moyens
d'existence, mais pour le Mode d'existence : les Animaux domesti-
ques et les Instruments de travail nous font connaître les Biens
mobiliers qui servent à l'Atelier pour la conquête des Moyens
d'existence ; les Mobiliers meublant et personnel vont nous faire
connaître les Biens mobiliers qui servent au Foyer pour le Mode
d'existence.
Le terme « Mobilier meublant » s'entend sans plus d'explication.
Le terme « Molùlier personnel » signifie : objet mobilier que l'on
porte sur soi ; il est plus étendu que le vêtement dans son sens
strict ; une arme fait partie du mobilier personnel et non pas du
vêtement.
D'ailleurs il faut remarquer qu'il est nécessaire de donner des
termes différents et particuliers aux mêmes choses quand elles fi-
gurent à divers titres, sous divers aspects, dans plusieurs tableaux
de classement. Le terme « vêtement » est réservé à l'étude directe
des éléments du Mode d'existence, et là il exprime le mode d'em-
ploi d'un objet que l'on n'étudie ici qu'au seul point de vue de
la propriété, de sa qualité de Bien mobilier.
Je viens de dire que le Mobilier personnel, tout comme le Mo-
bilier meublant, servait à compléter les Biens immobiUers, à
compléter l'usage du Foyer. Gela est de toute évidence pour le
Mobilier meublant, mais pour le iMobilier personnel, comment
justifier cette proposition? Il faut tout simplement remarquer que
.'io8 LA SCIENCE SOCIALE.
le Mobilier personnel répond à la mèine nécessité que le Foyer,
dont il est un prolongement : comme lui, mais par d'autres
moyens, il assure un abri dm corps humain.
Le caractère commun à ces deux espèces de Biens mobiliers, ca-
ractère c|ui les fait rejeter en dernière ligne, c'est qu'ils sont très
facilement d'une possession utile entre les mains de la famille
ouvrière. Comme le foyer, dont ils complètent l'usage, ils ne
sont pas productifs, et, comme lui encore, ils sont d'une nécessité
courante : leur possession est donc aussi facile que nécessaire.
Mais si le Mobilier meublant et le Mo])ilier personnel ont ces
caractères communs que nous venons de signaler, ils présentent
cependant entre eux des ditférences considérables.
Etre dans ses meubles est une chose rolatÏDPmpnt rare, tandis
qu'il est très rare en sens inverse qu'on n'ait pas la propriété de
son vêtement. Toute la population ouvrière c|ui vit en (( garni »
ne possède pas ses meubles; les jeunes gens, les jeunes tilles
avant de se marier ont rarement des meubles cjui leur appar-
tiennent, cependant tous possèdent déjà leurs vêtements.
La propriété d'un Mobilier est un acheminement à la propriété
d'un foyer : c'est le foyer-mobilier pour ainsi dire; c'est la
marque d'une aptitude tout autre que la possession d'un vête-
ment, cjui ne conduit nullement à la propriété du foyer. Le
Mobilier meublant est en somme une chose dont on peut se
passer plus facilement que d'un vêtement; ceux qui l'ont acquis
ont ainsi témoigné d'une aptitude à posséder des biens cjui
ne sont pas d'une nécessité urgente. Ceci est tellement vrai
cpi'on éprouve même quekjue difficulté à faire bien comprendre
pourquoi la propriété du Mobilier meublant ne passe pas avant
celle des Instruments de travail. Beaucoup d'ouvriers, les céli-
jjataires par exemple, possèdent leurs instruments de travail, et
il n'est pas dit que beaucoup d'entre eux aient jamais l'apti-
tude de se meubler. La raison qui fait passer l'Instrument de
travail avant le Mobilier meublant est que beaucoup d'ouvriers
ne possèdent leurs instruments de travail cju'à cause d'une exi-
gence des patrons, d'une contrainte exercée sur eux. Naturel-
lement, tout ouvrier qui ne travaille pas à son compte, qui
LES BIENS MOBILIERS, LE SALAIRE ET l'ÉI'ARG.XE. 350
n'est pas \mv c<)iisé(jueut chef do métier et son maître à lui-
même, tend à ne pas posséder ses instruments de travail; il
veut travailler avec les instruments fournis par le patron,
i/instrument de travail possédé spontanément par l'onvrierest
donc la caractéristique de l'ouvrier chef de métier, de l'ouvrier
(pii n'a pas besoin de patron. Voilà déjà une raison qui met
à son rang- la propriété de l'instrument de travail. On voit en
passant l'importance qu'il y a à reconnaître dans l'observa-
tion si l'ouvrier possède Flnstrument de travail par son propre
mouvement ou si c'est par une exigence du patron : cela diffère
du tout au tout. L'Instrument de travail a encore une autre
supériorité, au point de vue de la propriété, sur le mobilier meu-
blant, supériorité que nous avons déjà signalée : il est productif,
il achemine les gens à une propriété plus étendue que celle du
Mobilier, il aide, en un mot, à s'enrichir; le mobilier, n'a pas
cette puissance, il pousse bien à avoir un foyer, mais il n'y
aide pas directement.
Nous venons de déterminer et de classer les Biens mobiliers,
nous avons indiqué quelles conditions leur substance apportait
dans le fait de leur appropriation. — Pour connaître complè-
tement cette appropriation, pour savoir entièrement comment est
possédé un bien mobilier déterminé, il faut faire plus; il faut
étudier l'influence cjue va avoir sur lui le Bien immobilier au-
quel il sert. C'est là une étude indispensable: on la mènera
à bonne fin en appliquant à ce Bien mobilier la méthode
d'analyse que nous avons indiquée pour la Propriété, c'est-à-
dire en se demandant quels sont : sa Composition, son Mode de
possession, ses Subventions, sa Transmission. Comme on con-
naît, par le tableau de la Propriété, les diflerentes classes de
Biens immobiliers et les conditions de leur possession, il est aisé
de saisir par le rapprochement ce que tel Bien mobilier tient
de ses rapports, de sa compromission, dirai-je, avec tel Bien
immobilier.
360 LA SCIENCE SOCIALE.
II. — LE SALAIRE.
A première vue, le Salaire paraît devoir se classer parmi les
Biens mobiliers ; les légistes et les économistes lui reconnais-
sent ce caractère.
Pour nous, le Salaire n'étant pas <( un objet matériel de ser-
vice durable, qui complète l'exploitation ou l'usage du sol »,
nous ne pouvons le classer parmi les « Biens mobiliers » pro-
prement dits. Nous ne pouvons pas même le confondre avec l'Ar-
gent, qui se range à côté des Objets de consommation et des
Matières premières, c'est-à-dire des choses qui se transforment par
le premier usage et qui, en attendant, constituent l'épargne; le
Salaire n'est pas cela.
Qu'est-ce donc que le Salaire ? Pourquoi en avoir fait une classe
à part ?
Si vous voulez bien observer les choses telles qu'elles sont,
vous remarquerez que l'ouvrier possède un bien d'une nature
tout à fait spéciale : son aptitude au travail, c'est-à-dire sa
force physique, sa dextérité de main, sa capacité professionnelle.
Voilà la propriété, le bien de l'ouvrier, eu, tant qu'ouvrier, sim-
plement et sans plus.
Mais remarquez, et c'est là un fait qui n'est pas de médiocre
importance, remarquez que cette propriété que jDossède l'ou-
vrier, ia propriété de son aptitude au travail, ne devient tm
bien réel et palpable (pé autant que eette aptitude est mise en
œuvre; or sa mise en œuvre ne procède pas de l'ouvrier lui-
même, dans l'immense majorité des cas.
Si l'ouvrier exploite par lui-même son aptitude, s'il emploie
son travail à son domaine ou à son industrie, ce travail ainsi
appliqué n'est alors qu'une partie constitutive de la propriété
domaniale ou industrielle ouvrière ; c'est pour l'ouvrier le mode
de possession, le mode de jouissance de son domaine ou de
son industrie; c'est le faire-valoir j)ai' le travail personnel;
c'est l'exploitation personnelle du domaine ou de l'industrie :
ce n'est pas le Salaire.
LES BIKNS M0I!ILII;RS, LH SALAIHK ET l'ÉI'ARGNE. 301
Mais si, au contraire, l'ouvrier n'exploite pas par lui-môni(;
son a|)titudc au travail, s'il ne possède ni domaine ni indus-
trie, alors il est ohlig-é pour l'exploiter, pour en tirer parti, pour
s'en faire un moyen d'existence, de l'employer au service d'au-
tres jilus capaldes, qui ont entre les mains la disposition et la
direction du travail; et, en échange du travail qu'il donne, de
cette propriété qu'il aliène, il reçoit ou de l'argent, ou des objets
de subsistance, il reçoit un Salaire.
Le Salaire est donc la productivité de son travail assurée
à l'ouvrier par le moyen des engagements; c'est la productivité
du travail engagé. Ce n'est donc pas seulement, comme on se
plaît à le dire, la chose que l'ouvrier reçoit en échange de son
travail engagé ; cette chose n'est qu'un des éléments du Salaire
et non pas tout le Salaire : nous le prouverons tout à l'heure.
Cette définition du Salaire justifie sa place dans la classifi-
cation : il doit se placer en dehors des Biens mobiliers et après
eux. 11 doit se classer en dehors des Biens mobiliers, nous en
avons déjà donné la raison ; il doit se classer après eux, parce
qu'il est fondé sur une aptitude des plus communes et absolu-
ment inférieure, l'aptitude pure et simple à mettre ses deux
bras au service d'un autre.
Le Salaire déterminé et classé, étudions ses éléments consti-
tutifs. Voici le tableau du Salaire tel que le donne la Nomen-
clature :
LE SALAIRE.
I. Entente sur le Salaire.
II. Objet du Salaire.
1° Salaire en nature.
2" Salaire en argent.
III. Mesure du Salaire.
1" Salaire à la journée.
2° Salaire à la tâclie.
3° Salaire avec prime.
Le tableau ne procède pas, comme les précédents, par la dé-
362 LA SCIENCE SOCIALE.
termination et le classement des espèces, mais il procède par la
détermination et le classement des éléments constitutifs com-
muns à toutes les espèces. On sait (ju'on a employé pour
l'étude des grandes classes de faits sociaux l'un ou l'autre de
ces deux procédés, suivant les facilités (pi'il donnait pour
arriver à la connaissance de la classe observée.
VEîitente sur le Salaire indique quel est le degré de faci-
lité que l'ouvrier rencontre pour trouver un Salaire, et quelles
sont les conditions qui font cette facilité.
La capacité de travail dont l'ouvrier dispose ne lui constitue
une ressource, une propriété, que lorsqu'il trouve à l'employer;
tant qu'il n'est pas engagé, il n'a qu'une propriété latente. Cette
propriété ne devient réelle, n'est solide et durable, que lorsque
l'ouvrier trouve facilement à l'employer, que lorsqu'il s'entend
d'une façon durable avec les patrons qui disposent du travail.
Comparez la différence qu'il y a entre un ouvrier engagé à
l'année et un ouvrier embauché pour la journée sur la grève;
tous deux ont engagé leur travail, et par cela même leur pro-
priété de latente est devenue réelle ; mais, tandis que cette pro-
priété assure à l'un des ressources durables, elle n'offre à l'autre
qu'un moyen d'existence plus que précaire, à cause des condi-
tions différentes de facilité que chacun d'eux a rencontrées pour
s'entendre avec un patron. Ainsi il est bien établi que, dans le
Salaire, la propriété effective c'est, pour l'ouvrier, la facilité à
engager son travail, à trouver un salaire ; cette facilité se mani-
feste par l'Entente sur le Salaire.
Il est évident, d'après cela, que l'Entente est le premier et le
principal des éléments du Salaire. — Toutes les autres questions
que l'on peut se poser sur le Salaire sont primées par celle-ci :
l'ouvrier a-t-il trouvé à employer sa force et sa capacité de
travail? Y a-t-il Salaire? (3n ne peut véritablement s'enquérir de
l'Objet du Salaire et de sa Mesure que (juand il y a Salaire, c'est-
à-dire (juand il y a Entente.
V Objet du Salaire est la chose que l'ouvrier reçoit comme
Salaire; cet Objet peut être en nature ou en argent, de là 1° le
Salaire en nature, et 2° le Salaire en argent.
LES HIENS MOBILIERS, LE SALAIRE ET l'ÉI'ARGNE. 'MV.i
Le Salaire en nature passe le premier coinme le plus simple.
Pour déterminer ce que représente d'avoir réel un Salaire en
argent, il faut faire une opération très complexe, il faut con-
naître le marché, il faut se rendre compte des ressources posi-
tives que l'ouvrier peut tirer de son Salaire par les achats ([u'il
doit faire. Le type du Salaire on nature est la nourriture donnée
à l'ouvrier; dans la plupart des anciennes coutumes, on voit des
taxes établies à ce sujet; en Normandie, par exemple, au siècle
dernier, la journée de l'ouvrier était de deux livres dix sous ou
de une livre dix sous, suivant que l'ouvrier était nourri ou non.
Le Salaire en nature présente non seulement plus de simpli-
cité quant à l'appréciation des ressources de l'ouvrier, mais il
offre à l'ouvrier lui-même plus de sécurité quant à la régularité
de ces ressources; il est toujours nourri, le premier et le plus
essentiel de ses besoins est assuré, peu lui importe alors les
fluctuations du marché.
On voit ainsi que le Salaire en arg-ent est plus complexe pour
l'ouvrier, puisqu'il le met chaque jour en face de la question si
délicate et si variable du marché. Le salaire en argent ne parait
plus simple que pour le patron, et encore pas toujours; beaucoup
de patrons ruraux préfèrent payer leurs ouvriers en nature, cela
leur est plus facile et leur coûte moins. Par là même que le sa-
laire en argent est plus complexe, il suppose, pour donner de
bons résultats, une capacité supérieure chez l'ouvrier; car non
seulement cet ouvrier doit opérer sur le marché avec ce Salaire ,
mais il est à même d'opérer ailleurs, d'aller s'enivrer au lieu de
se nourrir; il y a donc là pour lui une double nécessité de savoir
se gouverner.
Je ne veux pas dire par là qu'il faille substituer le Salaire en
nature au Salaire en argent; je les mets simplement chacun à
leur place, et ne vante pas l'un aux dépens de l'autre comme le
font les économistes de l'école classique, qui prétendent que le
Salaire en arg-ent est bien préférable, absolument parlant, à la
classe ouvrière.
La vérité, telle que l'observation la donne, est que le Salaire
en argent est bien préférable au Salaire en nature pour les ou-
364 LA SCIENCE SOCIALE.
vriers capables; il leur permet de s'élever en donnant un objet et
un stimulant à l'emploi de leurs qualités d'intelligence et d'é-
pargne. Le Salaire en nature est au contraire meilleur pour les
individus foncièrement incapables et inaptes à acquérir, de la
nécessité même, les qualités qu'ils n'ont pas; il leur assure au
moins leur subsistance essentielle, qui, sans lui, serait singulière-
ment compromise.
La Mesure du Salaire ne peut se déterminer et se classer que
lorsque l'on sait quel est l'objet de ce Salaire. Tel Objet étant
donné comme Salaire, il s'agit de savoir de quel travail il est la
Mesure.
Le travail peut être effectué à la journée, à la tâche, avec
prime : de là trois mesures du salaire. Ces trois mesures déter-
minent trois variétés de Salaires qui sont classées, comme d'ha-
bitude, dans l'ordre de la complexité croissante.
Avec ces trois variétés de Salaires, on voit se développer
l'aptitude de l'ouvrier à disposer lui-même de son travail, et par
conséquent à s'élever au-dessus de la simple condition de salarié.
En effet, en passant d'abord du Salaire à la journée, qui est fixé
sur la mesure du temps, au Salaire à la tâche, qui est évalué
d'après la quantité de travail produite, et en passant ensuite du
Salaire à la tâche au Salaire avec prime, où c'est la qualité du
travail fait qui entre en compte, l'ouvrier est de plus en plus
maître d' accroître le résultat de son travail.
Cette rapide analyse des éléments constitutifs du Salaire nous
permet de constater que, si les plus grandes complications sociales
se produisent lorsque les familles ouvrières n'ont plus d'autre
Propriété que celle de leur Salaire , lorsqu'elles en sont réduites
à tirer leur unique moyen d'existence d'une puissance de travail
qu'il ne dépend pas d'elles de rendre productive, elles peuvent
cependant s'élever par ce Salaire lui-même.
Donc, en même temps que le Salaire offre le caractère de l'ins-
tabilité, on remarque, dans l'étude de ses différentes espèces, des
types qui facilitent aux familles ouvrières, pour peu qu'elles
soient prévoyantes, l'accession vers des biens plus difficiles à pos-
LES BIENS MUlilLIEliS, LE SALAIHE i:'!' l'eI'AHGNE. 365
séder. (^ompiii'oz, en cU'et, le Salaire à la journée en nature,
— ([ui assure à l'ouvrier la satisiaction de ses besoins essentiels
malgré lui et sans chercher à le dresser à la prévoyance, — au
Salaire on argent à la tâche et avec prime, — qui assure à l'ou-
vrier, pour qu'il en dispose à sa guise, une rétribution propor-
tionnelle à la quantité et à la qualité du travail accompli , qui lui
permet de s'élever au rang d'entrepreneur en se chargeant à
prix fait d'une partie du travail de l'atelier, et vous vous rendrez
compte que, même dans la dernière des Propriétés, on peut ar-
river à la possession des Biens qui exigent le plus de capacité.
III. — l'épargne.
Il ne suffit pas de classer les Biens c|ue l'on peut posséder en
trois grandes classes; de déterminer le caractère de chacune de
ces classes et de les disposer entre elles dans l'orclre des capacités
décroissantes; il faut encore indiquer le moyen à l'aide duquel
on peut s'élever dans la Propriété, passer de la propriété du Sa-
laire, à celle des Biens mobiliers pour arrivera la Propriété totale.
C'est par l'Épargne, c'est-à-dire par la soustraction des pro-
duits de la Propriété à la consommation et par l'emmagasine-
ment dé ces produits que s'accroit la Propriété.
L'Épargne vient se ranger après les trois classes de la Propriété,
après la Propriété, les Biens mobihers, et le Salaire, comme le
mode à l'aide duquel ces Propriétés s'accroissent, comme le
moyen par lequel on s'élève de la plus basse à la plus haute, de la
condition de simple salarié à celle de grand propriétaire foncier.
L'Épargne déterminée et classée, étudions ses éléments consti-
tutifs, les voici tels que les donne la nomenclature :
L'ÉPARGNE.
I. — Objet de l'Épargne.
I" Epargne en nature.
2° tlpargne en argent.
II. — Aides de l'Épargne.
III. — Emploi de l'Épargne.
T. XII. 25
.'i(>(i LA SCIENCE SOCIALE.
V Objet de rEpar(j)ie ne peut être qu'un objet de consomma-
tion : im objet en nature, comme le blé, ou que de l'argent.
L'Épargne qui porte sur les autres objets, sur ceux qui ne se
consomment pas, se rattache et se classe à la propriété de ces
biens. 11 est évident que si j'épargne ma voiture et mes chevaux,
je ne constitue pas une épargne proprement dite, j'agis simple-
ment avec prévoyance dans mon mode de possession de ces biens.
L'Epargne en nature passe avant l'Épargne en argent, comme
étant beaucoup plus simple. Elle est plus simple à faire, car
pour se constituer une épargne de blé, par exemple, il n'y a qu'à
le mettre dans des greniers; et elle n'exige pas, comme l'épar-
gne en argent, la connaissance des marchés : marché des
marchandises, pour convertir avantageusement l'objet épargné
en argent, et marché des valeurs, pour convertir cet argent en
titres productifs. — Cette dernière opération est même si difficile
et si aventureuse que beaucoup de paysans préfèrent conserver
l'argent dans de vieux bas plutôt que de le placer.
Les Aides de V Épargne^ c'est-à-dire : étant donné, que l'on a
épargné un objet déterminé, comment l'a-t-on épargné? — C'est ici
qu'il faut étudier les différents procédés par lesquels les gens épar-
gnent, les institutions destinées à stimuler leur Épargne.
On vepra, par exemple, que les Bourgeoisies de la Suisse sont une
Aide puissante à l'Épargne ; en assurant à chaque paysan pendant
la belle saison la nourriture d'une vache sur le pâturage de la com-
munauté, elles les poussent à amasser de quoi acheter une prai-
rie capable de fournir la nourriture de cet animal pendant l'hiver.
Après ces stimulants naturels qui proviennent de la profession
et du métier même de la famille ouvrière, il faut observer les ins-
titutions qui sont fondées en dehors d'elle pour l'encourager, soit
par des patrons, soit par des tiers, comme les caisses d'Épargne, les
caisses d'assurance. On appréciera ainsi le degré de facilité ou de
difficulté que la situation de chaque ouvrier apporte à l'Épargne.
V Emploi de PÉparf/ne : l'objet épargné, grâce à une Aide
donnée, il faut l'employer.
C(^t Emploi peut être fait en vêtements, en mobilier, en valeurs,
en biens-fonds, etc. Il est intéressant de savoir quelle est la cause
LES HMvNS MOlilUnUS, LH SALAIIiK i;r I.Kl'AlUiNl-:. 367
qui a poussé la famille ouvrièi'o à faire tel Emploi plutôt que tel
autre. On voit alors les effets de l'Épargne, et on peut prévoir
son résultat définitif, f/est par l'Emploi de rÉ})ar,e:ne que l'on
juge si les gens sont susre])til>les de séNner dans la i*ro})riété,
partant dans la hiérarchie socialei
Notre étude sur la Propriété est terminée.
En constatant la nécessité où se trouve le travailleur, pour me-
ner à bien son travail, de disposer d'une façon exclusive du lieu
où il porte ses efforts, nous avons vu naître la Propriété.
Mais cette attrilnition distributive du Lieu, qui fut tout d'abord
pour la race humaine le fait général, n'a pu le demeurer que dans
les cas exceptionnels que nous avons spécifiés : partout où de puis-
santes agglomérations ont amené une production intense, la dis-
position du lieu est devenue de plus en plus exclusive , pour
n'être plus, en fin de compte, que le fait des plus capables'.
Or, en même temps que la Propriété du sol et de tout ce qui le
complète tendait à se condenser en quelcpies mains, ceux-là même
qui la laissaient aller tendaient, à, cause de leur incapacité même,
à ne plus retenir que les espèces inférieures de la Propriété.
C'est ainsi que, pendant que les capables sortaient de la Commu-
nauté, se fortifiaient singulièrement dans la Propriété familiale
pour atteindre enfin à la Propriété patronale ; les incapables, au
contraire, sortis, eux aussi, de la Communauté qui suppléait à leur
incapacité, ne savaient retenir la pleine Propriété familiale, tom-
baient bien vite dans le domaine fragmentaire, qu'ils quittaient
bientôt, de gré ou de force, pour ne plus conserver de la Pro-
priété que les espèces inférieurs, les espèces improductives des
Biens mobiliers, quelques meubles et quelques bardes, et cette
Propriété latente, la Propriété de leur travail, qui ne peut devenir
réelle et fournir un moyen d'existence que dans des conditions
indépendantes de la volonté de ces misérables.
D'un côté, quelques capables détiennent la Propriété, disposent
du travail, ont en mains les moyens d'existence de toute la société ;
de l'autre côté, la masse des incapables, ayant laissé aller cette
Propriété, n'a plus d'autres moyens d'existence que sa puissance de
3(»8 LA SCIENCE SOCIALE.
travail ; telle est la conséquence inévitable de l'inégalité native des
ajîtitudes humaines et de l'intensité du travail.
Et cependant il faut que tous ces incapables vivent, il faut qu'ils
aient à leur disposition un atelier où ils puissent gagner leur vie,
un foyer où ils puissent prendre leur repos ; il faut qu'à un titre
quelconque ces déshérités delà Propriété jouissent de la Propriété.
Cela n'est pas suffisant : il faut encore que les organismes so-
ciaux , qui font ces incapables participa nts à la Propriété qu'ils n'ont
pas, aient un fonctionnement assez bien combiné pour faciliter l'ac-
cès de cette Propriété aux incapables devenus capables et pour
rejeter de cette même Propriété les capables devenus incapables.
Les Engagements dans le travail et l'Epargne, tels ont toujours
été les procédés employés pour atteindre ce double but; mais ces
procédés reçoivent en chaque endroit des applications différentes
qui tiennent compte de mille facteurs particuliers que nous ne pou-
vons indiquer ici et dont l'étude se fait avec le régime des Engage-
ments. Après avoir tracé les grandes lignes du problème, nous
laissons à chacun le soin de l'étude du cas spécial c[ui l'intéresse.
Nous connaissons les Moyens d'Existence de la Famille ouvrière,
nous avons indiqué comment on peut évaluer au plus juste les
ressources qu'elle tire du Lieu, du Travail de la Propriété, des
Biens mobiliers, du Salaire et de l'Épargne.
Il nous faut observer maintenant comment cette famille ouvrière
emploie ces Ressources, quel est son Mode d'existence. L'Étude des
Moyens d'existence appelle forcément celle du Mode d'Existence.
Mais la classification sociale ne suit pas cet ordre, elle place
l'observation de la Famille ouvrière entre celle des Moyens
d'existence et celle du Mode d'Existence !
Pourquoi la Famille ouvrière est-elle classée en cet endroit?
(Tcist ce que nous verrons dans notre prochain article.
(Asuicn'.) Robert Pinot.
Le Direct eiir-Géranl : Edmond Dkmolins.
LA DIFFUSION DE LA SCIENCE SOCIALE.
UN ÉMIGRANT
DE LA SCIENCE SOCIALE EN CHINE
Ayant eu l'occasion de faire une série de conférences sur la
Science sociale au Séminaire des Missions étrangères , j'ai eu le
plaisir de rencontrer parmi ces jeunes gens de vives sympathies
pour nos études. Ils ont paru frappés du secours précieux que
cette science pouvait leur offrir pour arriver à mieux connaître
les populations qu'ils devaient évangéliser. Plusieurs d'entre eux
sont devenus des lecteurs de cette Revue et ils nous tiendront, je
l'espère, au courant de leurs études sociales.
L'un d'eux, M. Héraud, actuellement missionnaire dans la Chine
méridionale, veut bien me faire part de ses premières impres-
sions sur le pays. Voici sa lettre et la réponse que je lui adresse.
J'ai tenu à reproduire cette lettre dans la Revue, d'abord à
cause de l'intérêt qu'elle présente en elle-même; mais j'ai obéi
à une autre considération encore : j'ai pensé que cette publica-
tion inspirerait à un certain nombre de nos lecteurs la pensée
de recueillir des observations sociales autour d'eux et de nous
en faire part. Et je ne m'adresse pas seulement à nos lecteurs de
l'étranger, mais à ceux de la France. Chaque partie de notre
territoire présente des variétés sociales qui sont peu connues ou
même totalement ignorées et qu'il importe d'analyser et de clas-
ser. Nous ne possédons que depuis peu d'années la carte géolo-
T. XII. 26
370 LA SCIENCE SOCIALE.
gique de la France, mais la carte sociale de notre pays est encore
à faire. Pour mener à bien cette grande entreprise, le concours
de tous est nécessaire, et je suis sur qu'il ne nous fera pas dé-
faut. E. D.
A Monsieur Edmond Dnuo/ins.
Sam-Li, province de Kouang-Si, Chine, le 48 juillet 1891.
Bien ciier 3Ionsieur,
Je tiens tout d'abord à vous remercier très sincèrement pour
les leçons que vous m'avez données pendant vos conférences au
Séminaire des Missions étrangères. Et afin de vous prouver que
j'en ai retiré quelque profit, je viens vous faire part de mes
premières impressions sur la société chinoise.
J'ai beaucoup et en même temps bien peu à vous dire sur ce
sujet; j'ai beaucoup interrogé, mais je n'ai pu faire une analyse
exacte, minutieuse, comme le réclamerait la Méthode. La chose
m'est impossible et ce n'est que petit à petit, par mille détours,
que je pourrai me rendre complètement compte de l'existence
d'une famille : les Chinois sont trop concentrés pour laisser pé-
nétrer un étranger dans l'intimité de leurs affaires; et, tout au
moins, je paraîtrais un indiscret, à qui l'on ferait des réponses
« chinoises ». Je vous dirai donc ce que j'ai vu et ce que j'ai
demandé, je classe bien tout cela dans les différentes parties de
la Méthode; mais ces choses sont trop éparses, il y a trop de
connaissances intermédiaires qui manquent, pour former une
suite lumineuse et pour qu'on puisse voir l'ordre et l'enchaîne-
ment de ces différentes parties. Peu à peu cependant la lumière
se fera, les connaissances intermédiaires viendront, et j'espère
me faire une idée juste du peuple chinois. D'ailleurs je com-
mence à communiquer avec le dehors ; je ne suis pas bien fort
encore, car, arrivé ici il y ajuste quatre mois, il m'a fallu étu-
dier la langue; mais, du moins, je commence à comprendre quel-
que peu. Je me suis mis avec ardeur à l'étude des caractères et
mes confrères me disent que, dans deux ans, je serai à même de
lire avec quelque aisance les auteurs chinois.
UN ÉMIGRA.NT hK LA SCIENCI-: SOCIALE EN CHINE. 371
. Parlons d'abord du LIru.
Le gros marché que j'habite est situé au coude d'une petite
rivière qui arrive sur Sam-Li venant du nord, bordée des deux
côtés par des élévations qui, sans mériter le nom de montagnes,
ne sont pourtant pas de simples collines; à Sam-Li, la rivière
s'incline vers l'ouest et va se jeter dans un grand fleuve, qui des-
cend du Kouy-Tcheou et qui se joint, vingt lieues plus bas, à
un autre grand fleuve descendant du Yun-Nam : de leur réu-
nion se forme le grand fleuve de Canton (1). La petite rivière en
question, arrivée à Sam-Li, cesse d'être accompagnée par les deux
élévations qui l'ont suivie jusqu'alors; l'une meurt en petits ma-
melons au bord du grand fleuve; l'autre va s'y arrêter brusque-
ment. Sam-Li est donc au coin d'une grande plaine fluviale tra-
versée dans son côté occidental par un petit ruisseau impropre
à toute navigation, mais aux eaux toujours courantes.
J'ignore ce que renferme le sous-sol. Tout ce que j'ai pu cons-
tater, c'est la fabrication de briques faites au feu et d'autres sim-
plement séchées au soleil.
Deux grandes saisons divisent l'année; du mois de septembre
au mois d'avril souffle le vent du nord ; septembre est encore un
peu chaud, octobre a aussi des journées chaudes; mais novembre
et décembre sont deux mois on ne peut plus agréables. On jouit
alors d'un ciel toujours pur, car dès que le vent du nord est établi,
la pluie cesse; le soleil est peut-être un peu chaud, mais l'air se
trouve sans cesse rafraicbi par le vent. En janvier, le ciel devient
terne ; il fait réellement froid ; et, en février, les pluies commen-
cent : on est quelquefois des mois entiers sans voir le soleil. D'a-
vril à mai, arrive la chaleur avec le vent du sud; juin, juillet,
août sont d'une chaleur torride; alors, les orages sont très fré-
quents et les pluies très fortes.
Je ne suis pas très expert en sciences et je ne pourrais dire à
priori ce qu'un tel climat peut produire; mais à poster io)'i ^e puis
affirmer qu'il ne produit aucunement les essences forestières.
J'ai déjà vu bien du pays, c'est presque toujours un pays de mon-
(1) Voir sur une carte la province de Kouang-Si, une des trois provinces les plus
méridionales de la Chine.
372 LA SCIENCE SOCIALE.
tagnes; partout ce sont des montagnes absolument nues; derrière
chaque village on rencontre un tout petit bois de sapins qui n'a
pas Tair d'être enchanté des avantages du sol et de l'atmosphère.
Sur ces hauteurs dénudées les animaux sauvages sont très rares
et n'offrent aucunement la tentation de la chasse.
Toutes ces montagnes, qui remplissent les neuf dixièmes du
pays, sont autant de pâturages pour les animaux domestiques,
dont le nombre est petit ; aucune fauchaison comme en France ,
toute l'année le bétail broute l'herbe, d'ailleurs peu fournie.
Novembre, décembre et janvier sont bien pénibles à passer; le
ciel étant sans pluie, les montagnes sont toutes rousses; comme
je l'ai dit, elles ne produisent pas le bois spontanément; la cueil-
lette du bois est donc impossible; les planches coûtent même
cher dans ce pays. Mais les montagnes offrent une autre res-
source : l'herbe peu fournie, dont je viens de parler, est dure et
longue, et elle donne un combustible analogue comme valeur à la
paille. Dans l'été, où les travaux sont moins actifs, de nombreuses
femmes vont couper cette herbe, soit pour leur maison, soit pour
la vendre à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se donner cette
peine.
Voici maintenant les renseignements que j'ai pu obtenir au
sujet du Travail.
La Pêche et la Chasse n'offrent aucun profit; la chasse, à cause
du manque de gibier; la pêche, parce que chaque village ayant
deux ou trois étangs, le prix du poisson n'est pas assez élevé pour
donner à quelques individus la vocation de pêcheur. Je ne parle,
bien entendu, que de Sam-Li et de ses environs.
Je vais vous surprendre en vous disant que toute la Culture
est de la culture fragmentaire : chaque famille, composée du
père , de la mère et des enfants , cultive quelques rizières dissé-
minées çà et là. Sur tout le parcours delà rivière dans une éten-
due plus ou moins large selon la pente des vallées, des rizières
ont été créées ; des travaux très anciens, très simples, mais qui
ont dû demander beaucoup d'efforts, distribuent l'eau à des en-
droits encore assez élevés. Toute la partie de la grande plaine qui
s'étend depuis Sam-Li jusqu'au grand fleuve et qui est traversée
UN ÉMIGRANT DE LA SCIENCE SOCIALE EN CHINE. 373
par la petite rivière, se trouve donc sur une assez grand largeur,
transformée en rizières; mais tout le reste est en friche ou à
peu près. Un dixième environ est cultivé : un peu de froment ,
un peu de chaume, des espèces de plantes qui fournissent l'huile
ou la teinture. Je n'y ai point vu de cannes à sucre, ni de pa-
tates douces qui, il est vrai, aiment l'eau, dont ces terres sont
privées.
Cette vaste plaine est absolument déserte, dépeuplée.
La Fabrication est encore à l'état primitif. L'ouvrier, en géné-
ral, travaille peu chez lui. Le forgeron, au contraire, est installé
à domicile, cela se comprend; et pour avoir une pratique sûre,
il s'établit dans les marchés; mais les loyers y étant fort chers,
le terrain de jardinage montant à un prix très élevé, il est obligé
de vivre exclusivement de son métier. Cependant l'ouvrier for-
geron ambulant existe encore ; on le rencontre portant dans deux
paniers tout son attirail. En dehors de ces ouvriers, qui rési-
dent pour la plupart dans les marchés, il y a, de-ci de-là, quel-
ques petites communautés ouvrières. Aux environs de Sam-Li,
il y a une fabrique de poteries et une fabrique d'objets en
fer.
La communauté de poterie extrait elle-même sa matière pre-
mière, la travaille et la vend aux négociants chinois. La com-
munauté qui travaille le fer fait de même; je ne sais cependant
d'où elle tire sa matière première. Partout, m'a-t-on dit, c'est
la même chose.
Les Transports se font par barques ou à dos d'hommes. Quel-
ques misérables chariots existent bien, mais ils ne peuvent aller
loin à cause du mauvais état des chemins. Les transports à dos
d'hommes sont très usités, même sur le bord des rivières; les
mandarins ont su si bien arranger leurs douanes, qu'il est sou-
vent plus économique de faire porter les objets par voie de
terre que de leur faire suivre le cours du fleuve. Bateliers et
porteurs sont pour la plupart gens de profession; ceux-ci for-
ment certainement la dernière classe de la société en Chine.
Je vous ai dit comment d'immenses terrains étaient en friche :
pourtant ces terrains ne sont pas disponibles, il est même fort
374 LA SCIENCE SOCIALE.
difficile, m'a-t-on dit, de les acheter; ils appartiennent aux vil-
lages et non aux individus.
J'arrive maintenant à une grosse question : l'organisation de
la Propriété et de la Famille.
J'affirme que la propriété n'est aucunement collective, mais
bien individuelle. Qu'autrefois elle ait été collective_, il n'y a
pas le moindre doute : le peuple chinois doit toute son organisa-
tion, toute sa force de résistance à la famille patriarcale; mais
aujourd'hui des intérêts trop ardents, une lutte pour la vie trop
acharnée ont amené le partage égalitaire. J'ai beaucoup inter-
rogé sur ce point : j'ai demandé si tout le monde partageait son
bien : quelques-uns, m'a-t-on dit, ne divisent pas, mais il yen
a bien peu. Depuis combien de temps fait-on ainsi? La plupart
ne savent que répondre. Un Chinois m'a dit qu'il y avait bien
cinq à six cents ans que cette pratique était suivie. Est-ce dans
toute la Chine comme cela? Oui, m'a-t-on répondu. Un de mes
confrères, qui a habité les deux provinces de Kouag-Toung et de
Kouy-Tcheou et qui a visité les provinces du Yun-Nan et du Si-
Tchouan, m'assure la môme chose. La raison de ce partage, c'est
que les laborieux ne veulent pas travailler pour les paresseux ;
tout le monde m'a donné cette raison sans aucune hésitation.
Le partage se fait de la manière suivante : quand les enfants
sont mariés, quelquefois môme quand un seul est marié, on di-
vise les biens; le père, comme ses enfants, a sa part, qui, à sa
mort, sera divisée, elle aussi. Les enfants trop jeunes restent avec
le père, qui fait valoir leur part; puis, peu à peu, le père reste
tout seul; enfin, quand il est devenu vieux, il donne sa part à
exploiter à l'un de ses enfants, qui a charge de le nourrir. Si sa
portion est insuffisante, tous les enfants doivent contribuer à y
suppléer. C'est ainsi que les infirmes vivent dans leur famille,
pesant d'une lourde charge quand leur patrimoine est peu con-
sidérable, ce qui est tout à fait l'ordinaire. Car il est incroyable
à quel point ce sytème de diviser a rendu misérables ces pauvres
Chinois ; les marchands accaparent tout , ne laissant au labou-
reur que sa maison. Rares sont les paysans qui possèdent les
2.000 francs de rizières nécessaires à peu près à la nourriture
UN KMIGRANT DE LA SCIENCE SOCIALE EN CHINE. o75
(l'une famille; et très nomjjreux au contraire sont ceux qui ne
possèdent que leur maison, un buffle, rarement deux; deux ou
trois petits bœufs.
Le Patronage est uniquement exercé par la famille; aucun
patronage de la part du commerçant; possesseur des rizières,
il touche la moitié de la récolte, il ne s'occupe pas du reste.
C'est la famille qui se défend contre les autres familles; c'est la
famille qui porte les causes devant le mandarin : jamais celui-
ci n'interviendra de lui-même. Je ne connais pas les détails de
ce patronage; mais une chose me parait évidente : c'est bien
dans la famille que le Chinois trouve sa protection.
Une chose remarquable, c'est qu'en Chine tous ceux qui por-
tent le môme nom se doivent aide et protection; ce n'est pas
un acte de charité; c'est pour eux de la justice, c'est un pacte;
nous portons le même nom, nous devons nous défendre, ce qui
montre bien l'esprit de famille de ces Chinois. Il fallait aux
Chinois un appui en dehors du village, un appui puissant
pour les très graves affaires ; au commencement , ceux qui por-
taient le même nom se connaissaient, ils étaient de la même
famille; peu à peu. la famille se dispersa, mais la nécessité
du secours existant toujours, l'idée de se soutenir persista :
et voilà l'origine de ce fameux patronage. Il y aurait fort à
dire sur ce point-là, mais je n'ai fait qu'apercevoir l'existence
de ce rouage et ne saurais en montrer les opérations intimes.
V Instruction se distribue de la manière la plus simple. S'é-
tablit maître d'école qui veut, à ses risques et périls. Si
beaucoup d'enfants suivent l'école, tant mieux pour le maître.
Si les parents ne veulent pas lui confier leurs enfants, tant pis
pour lui : il cherchera une autre profession.
La Religion est absolument un culte domestique, et le mé-
pris dans lequel vivent les bonzes montre bien que ces gens-
là sont des parasites et n'ont aucune racine dans le pays.
Au sujet de la Vie publique^ je constate que tout le pays
que j'ai visité est groupé par villages. A cela il y a plusieurs
raisons^ mais aujourd'hui la plus tangible est le peu de sécurité
qu'offre une maison solitaire. Ces villages sont bien fermés; les
376 LA SCIENCE SOCIALE.
maisons y sont entassées les unes sur les autres. Je n'ai pu sai-
sir quelles pouvaient être là les autorités sociales. Pour tout
village, quand il est un peu considérable, ou pour tout grou-
pement de petits villages, il y a un maire qui achète sa charge
du mandarin.
Chaque vi]lage, ou groupement de villages, vit, je crois, tout
à fait indépendant du gros marché où il va faire ses provisions.
Ce gros marché a également son chef, qui, lui aussi, a acheté
sa charge ; il n'a de juridiction que sur le marché et sur quel-
ques villages des environs qui lui sont confiés. Tous ces petits
fonctionnaires sortent du pays et par conséquent remplissent
assez l)ien leur charge. Ils sont responsables de tout désordre
qui échappe à la sollicitude de la famille ; car tout ce qui peut
être fait par la famille n'est point de leur compétence. Si même
un meurtre est commis, ce n'est point à eux, mais aux parents
du défunt à avertir le mandarin.
Le mandarin, voilà bien la classe la plus indigne de la
Chine. Ce sont tous des gens qui ont acheté leur place; qui
sont en dehors de leur pays, et qui n'ont qu'un désir, faire for-
tune. La justice n'est plus qu'un vain mot pour eux.
Je termine ces quelques notes jetées à la hâte en vous racon-
tant deux beaux faits d'armes à la louange du mandarin actuel
de la petite ville de Vou-Sen, d'où dépend le gros marché de
Sam-Li. Deux meurtres ont été commis dans l'espace d'une an-
née, dans ce marché, où j'habite. La première fois, le manda-
rin saisit le meurtrier et après avoir extorqué les piastres dési-
rées, il le relâcha. Il y a un mois, un chef-ouvrier tua l'un de
ses subordonnés, parce qu'il n'avait pas envie de lui payer une
somme considérable qu'il lui devait. Le mandarin vint de nou-
veau avec tout son cortège épouvantalîle. Cette fois-ci, il fit
mieux : il ne saisit point le coupable et exigea pour son déran-
gement trente piastres du chef du marché. Les Chinois ne pa-
rurent nullement surpris de cette conduite, ce qui prouve que
ce mandarin n'est pas plus mauvais qu'un autre.
Je m'arrête ici. Comme vous voyez, mes connaissances sont
encore bien limitées et très confuses. Mais avec le temps, la lu-
UN ÉMJGRANT DK LA SCIENCK SOCIALE EX CHINE. 377
inière se fera clans mou esprit. Ne croyez pas que je vais me
ralentir dans l'étude de la (^hine; cette étude importe trop à
mon ministère pour que je la néglige.
Veuillez croire, bien cher Monsieur, à mes sentiments re-
connaissants et respectueux,
C. HERALD.
A Monsieur C. Héraud, missionnaire en Chine.
La Guichardière, le 20 octobre 1891.
Mon cher ami,
Je désire répondre à votre lettre avec quelques détails et
point par point. Mais, auparavant, laissez-moi vous féliciter de
ce premier essai d'observation sociale. Vous ne devez pas vous
étonner de ne pas saisir, à première vue, un type aussi com-
plexe que celui que vous avez sous les yeux. Mais soyez con-
vaincu qu'à mesure que vous pousserez plus avant votre ob-
servation, la lumière se fera dans votre esprit; vous verrez
apparaître l'enchaînement des faits, vous saisirez les relations
de causes à effets, ce qui est toute la science.
Je vois, d'après votre lettre, que vous tenez déjà quelques an-
neaux de cette chaîne. Et il m'est d'autant plus facile de vous
suivre que vous avez eu soin de classer les faits dans l'ordre
même de la Nomenclature sociale.
Vous indiquez tout d'abord certaines conditions du Lieu;
puis, un peu plus loin et à plusieurs reprises, vous signalez
la culture du riz comme étant le Travail dominant auquel se
livre la population. Voilà deux ordres de faits, les conditions
du Lieu et la nature du Travail, qui ont entre eux une rela-
tion étroite. Il faudrait donc arriver à savoir, par le détail,
comment et pourquoi ce milieu particulier produit nécessaire-
ment la culture du riz, si nécessairement qu'on ne rencontre
dans la région à peu près aucune autre culture : tout est en
friche autour des rizières, dites-vous. Les causes qui produisent
la culture du riz étant connues , il faudra déterminer les consé-
quences diverses produites par ce genre de travail, conséquences
378 LA SCIENCE SOCIALE.
qui peuvent se manifester sur un grand nombre de points de
Torganisme social. Pour cela, aidez-vous de la Nomenclature,
en passant successivement en revue les diverses divisions et en
recherchant si ce genre de culture exerce une influence parti-
culière sur tel point, puis sur tel autre. Il est d'autant plus im-
portant de bien établir ces rapports, que la culture du riz
constitue essentiellement le travail dominant des Chinois, celui
par conséquent qui exerce l'action la plus caractéristique sur
leur organisation sociale. Reportez-vous, pour vous guider, à
l'article dans lequel M. Pinot a signalé certains effets de la cul-
ture du riz (1).
Yous me dites un peu plus loin : « Toute la culture est de
la culture fragmentaire. » Et par « fragmentaire » vous voulez
dire : disséminée; « on cultive, dites-vous, quelques rizières dis-
séminées çà et là. )) Dans le langage de la science sociale, le mot
fragmentaire a un autre sens ; il désigne un travail qui ne four-
nit qu'une partie, un fragment des ressources dont la famille a
besoin pour vivre. Or ce n'est pas là le cas de vos gens : ils pa-
raissent vivre exclusivement du travail de leur petit domaine.
Ils ne se livrent donc pas à la culture fragmentaire.
Pourquoi cette culture est-elle ainsi disséminée? Il faudrait
en chercher la cause. Voyez si elle ne tient pas en partie à la
culture du riz, à ce que chacun désire posséder des champs
dans les endroits les mieux irrigués, le long de la rivière, puis-
qu'on ne 2)eut obtenir le riz que dans les endroits soumis à
cette irrigation artificielle.
Cette irrigation très ancienne a demandé, dites-vous, beau-
coup d'efforts, car elle distribue l'eau jusqu'à des endroits
assez élevés. Qui a entrepris ces travaux de canalisation, qui
les entretient et comment? Ces petits gens ont-ils pu ent